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jeudi 31 janvier 2013
Sur les modèles proie-prédateur en écologie
Brève histoire et expérimentation numérique interactive
Auteurs : Jean-René Chazottes , Marc Monticelli

Le douanier Rousseau - Le lion ayant faim se jette sur l'antilope - 1905

- La dernière version de cet article est disponible sous forme d’iBook sur l’iBookStore (iOS & OSX)

En écologie, un écosystème est constitué de différentes populations qui interagissent entre elles.
Une population est un ensemble d’individus d’une même espèce qui occupent simultanément un même milieu.
Ordinairement, les individus d’une population se disputent les mêmes ressources, tout comme les individus appartenant à des populations différentes (compétition). Certaines populations vivent au dépens d’autres (parasitisme). Certaines populations s’aident mutuellement (mutualisme, voire symbiose).
Tout cela s’inscrit dans le phénomène général de la lutte pour la vie, pour reprendre l’expression de Darwin.
Le caractère quantitatif de ce phénomène se manifeste dans les variations des nombres d’individus d’un écosystème.

Une branche de l’écologie mathématique, appelée dynamique des populations, se propose d’étudier théoriquement ces variations à partir de modèles simplifiés. Le but est de forger un cadre de pensée permettant de sonder et d’explorer la luxuriance du réel.
Les premiers modèles datent des années 1920 et sont basés sur des équations différentielles.
A chaque population correspond une équation ; la façon dont les équations des différentes populations sont couplées dépend de leurs interactions. De tels modèles sont encore étudiés malgré leurs nombreuses faiblesses. En particulier, ils ne permettent de modéliser l’interaction de populations qu’« en moyenne » sur l’espace occupé et ne sont pertinents que pour de grandes populations. L’étude de petites populations, et en particulier des phénomènes d’extinction, requiert des modèles probabilistes dont nous ne parlerons pas ici.

Notre but ici est une petite initiation à ces modèles différentiels en se concentrant sur l’interaction de type « proie-prédateur » (ou « ressource-consommateur »). Le point de départ est le modèle historique de Lotka et Volterra.

Nous introduirons ensuite un modèle dû à Rosenzweig et MacArthur où la prédation est modélisée de façon plus réaliste. Dans ce modèle,
il est possible d’avoir un « cycle limite », c-à-d des oscillations périodiques des populations au cours du temps qui sont robustes.

Nous plaçons succintement ces modèles dans leur contexte historique et offrons au lecteur de les expérimenter numériquement à l’aide de simulations embarquées.

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Les fondateurs : A. Lotka & V. Volterra

L’écologie mathématique est née avec les travaux d’Alfred Lotka (1880-1949) et de Vito Volterra (1860-1940), dans les années 1920.
Ils ont proposé indépendamment et à peu près simultanément le premier modèle mathématique pour tenter de décrire l’interaction entre une population de proies et une population de prédateurs ou, plus généralement, une interaction de type « ressource-consommateur ».

Ce modèle est défini par un système de deux équations différentielles.

Lotka et la biologie physique

Alfred James Lotka
(2 mars 1880 - 5 décembre 1949)

Alfred Lotka fut un penseur solitaire et éclectique et sa carrière scientifique fut assez
malheureuse.

En 1925, paraît son livre intitulé Elements of Physical Biology.
Il propose de représenter les cinétiques de populations vivant en communauté par des systèmes d’équations différentielles.
Dans un des chapitres de son livre, Lotka considère l’exemple d’une population d’animaux herbivores qui se nourrissent de plantes. Par analogie avec les équations utilisées pour la cinétique chimique, en représentant par x(t) la masse totale des
plantes et par y(t) la masse totale des herbivores à l’instant $t$, Lotka propose le modèle suivant :


\begin{cases}
\frac{d x}{d t} = x(a-by)\\
\frac{d y}{d t} = y(-c+dx)
\end{cases}

a, b, c et d sont des paramètres positifs.

Volterra et la « théorie mathématique de la lutte pour la vie »

Vito Volterra
3 mai 1860 - 11 octobre 1940

Vito Volterra est déjà un mathématicien de grand renom lorsqu’il s’intéresse
à l’écologie.

L’intérêt de Volterra pour les problèmes de l’équilibre entre espèces animales dans les écosystèmes fut suscitée par le zoologiste Umberto D’Ancona (1896-1964). D’Ancona s’occupait depuis quelques années de statistiques portant sur la pêche dans le nord de la mer Adriatique. Ces données concernaient le pourcentage des poissons prédateurs (sélaciens) pêchés dans trois ports italiens. D’Ancona a constaté que la part de ces poissons était plus importante pendant la première guerre mondiale où la pêche est moins intense. Les poissons sélaciens (tels les requins ou les raies) se nourrissant d’autres poissons qui à leur tour se nourrissent de plancton, il semble donc qu’une diminution de l’effort de pêche favorise les espèces prédatrices.

Volterra, qui ignore le travail de Lotka, propose d’expliquer ce fait avec le même modèle. Il remarque, comme Lotka, que ce système oscille de manière périodique avec une période qui dépend de la condition initiale.

La démarche que suit Volterra illustre ses conceptions mécanistes. Il aborde le problème en faisant dans un premier temps abstraction du phénomène de pêche.

Volterra schématise les deux populations par deux systèmes de particules se déplaçant au hasard dans un récipient fermé qui représente l’écosystème, ici la mer. C’est le modèle physique bien connu du gaz parfait où des particules se déplacent et se heurtent au hasard dans un récipient fermé.
Dans le modèle de Volterra, chaque collision correspond à une « rencontre » entre une « particule-proie » et une « particule-prédateur », donnant ainsi au prédateur l’occasion de dévorer une proie.
Volterra publie ses travaux dans un article en italien en 1926, puis il publie en 1931 un livre intitulé Leçons sur la théorie mathématique de la lutte pour la vie, dans lequel il étudie d’autres modèles.

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Le modèle de Lotka-Volterra

Le modèle que nous avons écrit plus haut peut se réécrire, après un
changement approprié d’unités, sous la forme suivant :


\begin{cases}
\dot{x} =\frac{d x}{dt}= x(1-y)\\
\dot{y} =\frac{d y}{dt}= y(-\lambda+x)
\end{cases}

où il ne reste donc plus qu’un seul paramètre positif.

Le lecteur peut expérimenter numériquement le modèle en manipulant l’expérience numérique interactive ci-dessous.

Une fois le widget ouvert, il sélectionnera, en cliquant (ou avec un doigt sur tablette tactile), une population initiale (x_0,y_0)
de proies et de prédateurs et produira la solution (x(t),y(t))</math qui correspond à cette condition initiale.

Il constatera que chaque solution parcourt une trajectoire fermée et que toutes les trajectoires sont concentriques.

Une petite réflexion montre qu’une trajectoire fermée correspond au fait que les fonctions x(t) et y(t) sont périodiques.

Elles tournent autour d’un point particulier qui correspond à l’équilibre des populations : lorsque la population
de proies a pour taille \lambda et celle des prédateurs a pour taille 1, rien ne change au cours du temps (\dot{x}=0,\ \dot{y}=0).

Un pas de plus (pour les curieux)

Le mérite du modèle de Lotka-Volterra est qu’il est le plus simple qu’on puisse imaginer. Il présente forcément un certain nombre de défaut. Le plus évident est le suivant : en l’absence de prédateurs (y=0), les équations
se réduisent à une seule équation : \dot{x}=x, qui se résout facilement : x(t)=x(0)\, e^t, c-à-d que la population des proies « explose » exponentiellement vite avec le temps.

Un tel comportement est sans doute correct durant un très court laps de temps. Mais la limitation des ressources fait que la population ne peut pas dépasser un certain seuil, appelé « capacité de charge » par les écologues.

La façon la plus simple pour modéliser cet effet est de poser :

\dot{x}=x(1-x)

Il n’est pas difficile de se convaincre que les solutions sont de la forme montrée sur la figure. Si la population initiale est plus petite que la capacité de charge (qui vaut ici 1), elle commence par croître exponentiellement avant de subir un infléchissement et de tendre vers 1.
Si la population initiale est au dessus de la capacité de charge, elle tend exponentiellement vite vers 1.

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Si nous revenons au modèle de Lotka-Volterra et si nous le modifions pour tenir compte de cette compétition entre proies, on obtient, après un changement d’unités approprié, le modèle suivant :


\begin{cases}
\dot{x} &=& x(1-x-y)\\
\dot{y} &=& \beta y(x-\alpha)
\end{cases}

\alpha et \beta sont des paramètres positifs.

Le lecteur peut expérimenter numériquement le modèle en manipulant l’expérience numérique interactive ci-dessous.

Il pourra constater que les solutions ont un comportement
totalement différent de celles du modèle initial. En effet,
l’équilibre (\alpha,1-\alpha) « attire » toutes les solutions issues de
populations initiales de proies et de prédateurs d’effectif
positif.

Pour déplacer l’équilibre, faire glisser la souris (ou le doigt sur tablette tactile) sous l’axe
des x vers la gauche.

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Le modèle de Rosenzweig-MacArthur

Crawford Stanley (Buzz) Holling

Rapidement après l’apparition du modèle de Lotka-Volterra, diverses modifications ont été proposées pour le terme de prédation. En effet, le nombre de proies tuées par les prédateurs est dans ce modèle proportionnel au produit du nombre d’individus de chaque population, c-à-d proportionnel à x(t)y(t).

Autrement dit, le nombre de proies tuées par prédateur croît proportionnellement au nombre de proies lui-même et il n’y a donc aucun effet de « saturation » ou de « satiété ». C’est qualitativement ce qu’on observe pour certaines populations de bactéries.

Pour des mamifères se nourrissant d’insectes ou bien d’autres mamifères, on s’attend à un comportement vraiment différent. En effet, le temps du prédateur va se diviser en un temps de recherche de sa proie suivi d’un temps pour la « traiter ».

L’écologue américain Buzz Holling (né en 1930) a proposé en 1959
trois grands types de modélisation du nombre de proies tuées par
prédateur : la première est celle du modèle de Lotka-Volterra (type I)
et les deux autres introduisent un effet de saturation lorsque le
nombre de proies dépasse un certain seuil (types II et III).

Les types II et III diffèrent quand le nombre de proies est très petit et
permettent de distinguer les prédateurs « généralistes » des prédateurs
« spécialistes ».

Robert Helmer MacArthur
7 avril 1930 - 1er novembre 1972
Michael L. Rosenzweig
Né en 1941

C’est en 1963 que les écologues américains Robert MacArthur (1930-1972) et Michael L. Rosenzweig (né en 1941) étudièrent le modèle proie-prédateur suivant :


\begin{cases}
\dot{x} = x\big(1-\frac{x}{\gamma}\big)-\frac{xy}{1+x}\\
\dot{y} = \beta\big(\frac{x}{1+x}-\alpha\big)y
\end{cases}

\alpha, \beta et \gamma sont des paramètres positifs. Le terme
de prédation est de type II.

Le lecteur peut expérimenter numériquement le modèle en manipulant l’expérience numérique interactive ci-dessous.

La droite verticale rouge est le lieu des points où \dot{y}=0 et la courbe parabolique en rouge celui où \dot{x}=0. À leur intersection se trouve donc l’équilibre correspondant à des effectifs de proies et de prédateurs positifs et constants au cours du temps.

En faisant glisser la souris (ou le doigt sur tablette tactile) sous l’axe des x, on déplace la droite verticale
et donc l’équilibre.

Le lecteur se rendra compte de deux régimes qualitativement différents :
dans l’un, l’équilibre attire toutes les solutions pour lesquelles les effectifs
initiaux de proies et de prédateurs sont positifs ; dans l’autre, il apparaît
une trajectoire fermée autour de laquelle s’« enroulent » les trajectoires
des solutions : il s’agit d’un « cycle limite ». Il correspond à une solution
périodique robuste dans le sens que quelque soit les effectifs (positifs) initiaux de proies et de prédateurs, les solutions correspondantes vont tendre
vers cette solution périodique.

Le passage d’un régime à l’autre s’appelle une bifurcation de Hopf.

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Références (pour aller plus loin)

Références « historiques » :

- V. Volterra (1931) ’Leçons sur la théorie mathématique de la lutte pour la vie’, Gauthier-Villars, 1931 (réimpr. Jacques Gabay en 1990).
- A.J. Lotka (1925) ’Elements of Physical Biology’ (réimpr. Dover en 1956 sous le titre `Elements of Mathematical Biology’).
- G. F. Gause (1934) ’The struggle for existence’, Williams and Wilkins, Baltimore.
- C. S. Holling (1959) ’The components of predation as revealed by a study of small mammal predation of the European Pine Sawfly’, Canadian Entomologist. Vol 91 : 293-320.
- M. L. Rosenzweig, R. H. McArthur (1963) ’Graphical representation and stability conditions of predator-prey interactions’, Amer. Natur. 91 : 209-223.

Livres spécialisés :

- J.-C. Poggiale, C. Lett, P. Auger (2010) ’Modélisation mathématique en écologie’, Dunod.
- J. D. Murray (2002) ’Mathematical Biology’, Interdisciplinary Applied Mathematics, Vol. 17, Springer.
- F. Brauer and C. Castillo-Chavez (2000) ’Mathematical Models in Population Biology and Epidemiology’, Springer.


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