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Turing, l’ordinateur et la morphogenèse


samedi 16 juillet 2011

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Chimistes et adeptes des « computer sciences » utilisent aujourd’hui couramment les structures de Turing. Ces modèles morphogénétiques ont été proposés par le mathématicien Alan Turing, celui-là même qui a défini le concept d’ordinateur. La genèse de l’intérêt de Turing pour la modélisation du vivant est en soi un sujet d’étude.

« Hydra ressemble à une anémone de mer mais vit en eau douce et possède cinq à dix tentacules. Si l’on coupe une partie de Hydra , cette partie se réorganise pour former un nouvel organisme complet. Lors de ce processus, l’organisme prend la forme d’un tube, ouvert et légèrement évasé du côté de la tête, et fermé de l’autre côté. Le tout possède encore une symétrie circulaire. Ultérieurement, la symétrie disparaît au point qu’une coloration ( stain ) spécifique se révèle, qui a la capacité de faire ressortir un certain nombre de plaques ( patches ) du côté de la tête. Ces plaques se manifestent aux endroits où apparaîtront les tentacules. »

Qui pourrait deviner que ce texte a été écrit par le mathématicien et logicien anglais Alan Turing ? Celui-ci est surtout connu pour ses travaux fondamentaux, dans les années 1930, sur la théorie des fonctions calculables, et pour le décodage, pendant la guerre, des messages secrets allemands. Sans parler de la construction des premiers ordinateurs, à laquelle il a puissamment contribué.

Or, Turing a bel et bien conçu le projet d’une théorie générale de la morphogenèse. Dans l’article dont est extrait le passage cité ci-dessus, The C hemical ß/I Ißasis of M orphogenesis , il a constitué un modèle chimique de croissance qui, peut-être pour la première fois, entrevoyait la possibilité d’une simulation informatique(1). Il s’est également interrogé sur la façon de rendre mathématiquement compte de problèmes de phyllotaxie. Cet autre travail devait faire l’objet d’un second article qui ne fut jamais publié, du fait du suicide de Turing en juin 1954.

Dans son article sur la morphogenèse, Turing se propose de modéliser mathématiquement les processus chimiques à l’oeuvre dans la croissance des formes de l’hydre d’eau douce, Hydra . Ce petit polype en forme de tube transparent, doté de tentacules, a la propriété de se scinder spontanément en deux ou trois morceaux à partir desquels peuvent se régénérer des animaux entiers. Il est probable que ce fait intriguait Turing depuis son enfance. On le trouve en effet décrit dans Natural Wonders Every Child Should Know ( Merveilles de la nature que tout enfant se doit de connaître ), livre dont il disait qu’il avait décidé de sa vocation scientifique.

Lors de la régénération d’un clone de Hydra ,on voit d’abord apparaître des taches, à partir desquelles croîtront plus tard les tentacules. Pour modéliser l’apparition de ces taches, Turing suppose qu’elle résulte de l’interaction de deux produits chimiques imaginaires, qu’il baptise morphogènes. L’un d’eux joue le rôle d’activateur, l’autre celui d’inhibiteur, et de leur interaction découle l’apparition d’un motif (voir l’article de De Kepper et collaborateurs dans ce numéro). La description complète des processus à l’oeuvre étant d’une grande complexité, Turing la réduit à un système d’équations différentielles linéaires dont les solutions donnent six cas possibles d’apparition des taches. Il précise que le calcul nécessaire pour visualiser celles-ci a été fait à la main. Mais le dernier paragraphe de l’article décrit l’usage futur de la simulation informatique, dont il attend des résultats « des plus éclairants ». L’usage de l’ordinateur n’introduit pas seulement, selon lui, un accroissement quantitatif de la puissance de calcul, il modifie aussi le type de phénomènes susceptible de recevoir un traitement mathématique : les morphogènes sont des idéalisations, mais ils mènent à un résultat bien concret.

A la même époque, Turing avait appliqué le même cadre méthodique à un problème de théorie des nombres (le calcul de la fonction zêta de Riemann), sujet a priori plus proche de ses préoccupations de mathématicien. Son intérêt pour Hydra n’était donc pas seulement lié au développement de l’informatique qu’il anticipait. Il est clair que Turing y voyait aussi un moyen d’aborder le problème des liens entre physique et biologie. Les lois de la physique utilisées pour la modélisation ne suffisant pas à décrire un système biologique, il était intéressant de supposer, pour donner un sens au modèle, l’existence préalable d’un milieu auto-organisé.

L’étude de Hydra se rattachait à son projet théorique fondamental : tenter une modélisation de nos procédures de pensée. Comme il disait par boutade : « C onstruire un cerveau ». C’est à ce projet qu’on donnera en 1956, deux ans après sa mort, le nom d’« intelligence artificielle ». L’étude de la morphogenèse serait ainsi comme le pendant matériel de l’intelligence artificielle : les rapports des lois physiques et du milieu biologique auto-organisé seraient envisagés par la première au sein du monde physique, et par la seconde d’un point de vue purement mental. C’est d’ailleurs en 1950, au moment même où il se plongeait dans ses recherches morphogénétiques, que Turing rédigea son seul article philosophique, « Computing Machinery and Intelligence »Ñ texte que l’on présente comme la charte de l’intelligence artificielle(2). La morphogenèse n’implique pas seulement une auto-organisation biologique mais aussi, de façon plus prosaïque, un engendrement. Or, le cas étudié par Turing, Hydra , était précisément celui d’une espèce d’auto-engendrement, en fait la naissance d’un nouvel organisme sans engendrement sexué. Ce qui introduit une dimension supplémentaire. La fortune extraordinaire de Computing Machinery and Intelligence comporte à cet égard un détournement de sens. L’argument de l’article a été reproduit à l’envi en tête de multiples anthologies, sous l’appellation de « test de Turing ». Mais personne ne semble s’être reporté au texte original, dans lequel l’idée de test est absente. Quel est le but réel de l’article ? C’est de prouver que, du point de vue de l’intelligence, c’est-à-dire en opérant une séparation radicale entre le corps et l’esprit, il sera de plus en plus difficile, à mesure que le temps passera, de faire la différence entre un être humain et un ordinateur.

La simulation informatique servira à la dissimulation des différences entre humain et machine, dissimulation dont Turing parie qu’elle sera effective vers l’an 2000. Mais à y regarder de plus près, le moteur mis en place par Turing est encore plus complexe. Dans l’article d’origine, deux jeux se succèdent et s’emboîtent l’un dans l’autre. Le premier se joue entre un homme, une femme et un interrogateur. Ce dernier pose des questions à l’homme et à la femme, et chacun doit essayer de dissimuler son sexe, en imitant les réponses que serait censé donner l’adversaire. Mais c’est seulement dans le deuxième jeu que l’on aboutit à la dissimulation totale, à l’impossibilité définitive pour l’interrogateur de parvenir à deviner le sexe des joueurs. Dans ce deuxième jeu l’homme a été remplacé par un ordinateur, lequel doit dissimuler sa nature à l’interrogateur en imitant les réponses de l’homme (qui imite les réponses de la femme). La différence des sexes doit donc être dépassée pour que l’on puisse parvenir à identifier les intelligences de l’être humain et de l’ordinateur. Ce qui implique d’identifier la machine à un homme. C’est donc bien la différence des sexes qui est abolie, mais pas le registre de la sexualité. Celle-ci réapparaît d’ailleurs dans le texte par l’intermédiaire d’une peau sexualisée commune à l’homme et à la machine, et qui serait à l’origine de leur création et de leur croissance. Loin d’être une apologie rationnelle de l’intelligence artificielle, Computing Machinery and Intelligence peut donc être analysé comme l’élaboration d’un fantasme propre à Turing, visant à penser l’origine première des êtres organisés sans faire intervenir la reproduction sexuée.

L’excellente biographie de Turing établie par le mathématicien Andrew Hodges mentionne d’autres éléments qui permettent d’approcher de plus près la logique très particulière de Turing(3). Son homosexualité et la répression dont elle fit l’objet est certainement en cause. Rappelons qu’à l’époque de son travail sur la morphogenèse, il fut condamné à une castration chimique sous la forme d’injection d’hormones, qui le rendit temporairement impuissant. Il faut aussi et sans doute surtout invoquer son amitié de jeunesse avec Christopher Morcom, esprit scientifique brillant avec qui il tenta de traiter mathématiquement certaines réactions chimiques au moyen d’équations différentielles.

Ces éléments biographiques expliquent non seulement pourquoi Turing s’est intéressé à la morphogenèse, mais aussi pourquoi il s’est intéressé en même temps à la morphogenèse et à l’intelligence artificielle. Pour lui, ces deux domaines étaient indissolublement liés.


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