Remerciements
Ce texte doit beaucoup aux étudiants de lUV « Cinéma et jeux vidéo » à lUTBM (université de technologie de Belfort-Montbéliard), eux qui ont vu naître la plupart des idées de ce livre et qui se sont empressés de les passer à la moulinette de la critique et du débat. Je dois au petit groupe autour du laboratoire junior « Jeux vidéo » de lENS-LSH, Vincent Berry, Manouk Borzakian, Manuel Boutet, Samuel Coavoux, Samuel Rufat et Hovig Ter Minassian, quantité de discussions stimulantes sur le statut des game studies et la mise en théorie des jeux. Raphaël `Arhimane Lagier et Rafael `Liquid Villa, amis dans la vie et dans le jeu, ont relu lintégralité du texte, qui profite de leurs conseils et de leurs suggestions expertes. Guillaume a « débuggé » le prologue et le chapitre 1. Rien de cela naurait suffi à faire un livre sans limpulsion décisive de Grégoire Chamayou, ses encouragements et ses relectures. Enfin, merci à Anne, toujours là quand il faut, IRL.
PROLOGUE
1. PLAY STUDIES
2. LES THÉORIES DU FUN
3. CE FILM DONT VOUS NÊTES PAS LE HÉROS
4. LA MACHINE INTIME OU LÉCOSYSTÈME HACKER
5. DE LA FÊTE FORAINE À LARCADE, UNE HISTOIRE DES VERTIGES
6. LE SALON, LA TÉLÉ, LA PRINCESSE ET MAMAN
7. LA POLITIQUE DE LALGORITHME
8. LENGAGEMENT TOTAL
ÉPILOGUE
BIBLIOGRAPHIE
PROLOGUE
– Socrate : Nest-il donc pas indispensable que nous commencions par savoir ce quest un jeu vidéo ?
– Mario : Socrate, ce nest pas difficile à formuler. Cest un jeu avec de la vidéo, sur un écran. Soit on joue à la balle en vrai, soit on joue sur un écran (et cest Pong) ; ou bien on explore des cavernes en vrai, ou bien sur un écran (et cest Super Mario Bros.).
– S : Bien parlé, Mario. Mais que dirais-tu alors des jeux télévisés ? Par exemple, Qui veut gagner des millions ? Il y a bien un écran, et cest bien un jeu. Mais pourquoi pas un jeu vidéo ?
– M : Cest facile, Socrate ! On ninteragit pas, cest juste un jeu qui se déroule à lécran. Et, en plus, il faut une machine, un ordinateur, pour produire un jeu vidéo.
– S : Il y a pourtant des jeux où on interagit avec un ordinateur et qui ne sont pas des jeux vidéo.
– M : Que veux-tu dire, Socrate ?
– S : Il y a eu des jeux avec les ordinateurs bien avant les jeux vidéo. Pense aux premiers programmes dintelligence artificielle (IA), ce sont des jeux de dames, à la fin des années 1940. Le premier livre qui a dans son titre lexpression « jeux dordinateur » est publié en 1968, quatre ans avant Pong note. Ce sont des jeux avec lordinateur, mais personne ne considère ça comme des jeux vidéo. Ça parle de petits jeux mathématiques.
– M : Daccord, Socrate, mais ce qui leur manque, cest une interface graphique.
– S : Il existe cependant de vrais jeux vidéo qui en sont dépourvus. Regarde, par exemple, Adventure ou Zork, les ancêtres de tous les jeux daventure, dans les années 1970. Ce sont des jeux importants historiquement, qui inventent tout un genre. Mais ils sont en « mode texte ». On rentre des commandes en anglais : go north, take sword, et on obtient la réponse du programme. Il ny a pas de graphisme. Et puis il y a aussi les Multi-User Dungeons (MUD), parmi les premiers jeux à univers persistants. Ce nest pas rien, et ce sont encore des jeux en mode texte. Un écran, un ordinateur, une interface graphique, cela ne suffit pas à définir le jeu vidéo.
– M : Doucement, Socrate. Tu nous embrouilles inutilement. Je ne suis pas daccord. Tout cela, cest de lhistoire ancienne. Aujourdhui, un jeu vidéo, cest un programme qui génère des graphismes avec lesquels on interagit en temps réel. On a une action sur ce qui se passe à lécran. Cela fait que jouer à un jeu, ce nest pas la même chose que dassister à un film.
– S : Un programme qui génère des graphismes avec lesquels on interagit en temps réel. Alors Windows est un jeu ? Toutes ces fenêtres que lon ouvre et que lon ferme…
– M : Bon, alors, disons : un programme qui génère des graphismes avec lesquels on interagit en temps réel pour samuser et pas pour travailler. Pour se distraire.
– S : Mais, Mario, comment reconnais-tu que cest un jeu ? Ta définition est parfaitement circulaire : un jeu vidéo est un jeu dans lequel on joue avec de la vidéo, me dis-tu. Mais quelle vidéo ? Et comment savoir à coup sûr que nous avons affaire à un jeu ? Par quels critères objectifs et infaillibles ? Cest là justement la question à laquelle nous narrivons pas à répondre, sans tourner en rond.
– M : Je ne sais plus, Socrate. Jenrage dêtre à ce point incapable dexprimer ce que je pense. Jai bien une conception de ce quest un jeu vidéo, mais elle ma fait faux bond, si bien que je narrive pas à la saisir en une formule et à lexprimer.
– S : Mon ami, un bon chasseur doit suivre à la trace et ne pas abandonner. Partons de ta définition. Un jeu vidéo est un programme avec lequel on interagit via une interface, aujourdhui graphique, et cela pour samuser, pour le plaisir et non pour produire quelque chose. Cest bien cela ?
– M : Tout à fait, Socrate.
– S : Eh bien, prends le Solitaire de Windows. Tu y as déjà forcément joué ?
– M : Comme tout le monde.
– S : Tu seras daccord pour dire que le Solitaire répond à ta définition : on interagit avec une interface graphique pour se distraire. Et, pourtant, cest juste ladaptation dun jeu traditionnel. Ça na rien de spécifique. Si quelquun voulait savoir ce quest le jeu vidéo, tu ne lui montrerais pas le Solitaire, mais certainement dautres jeux.
– M : Oui, sans aucun doute.
– S : Et pourquoi cela ? Quest-ce qui nous manque si nous ne connaissons du jeu vidéo que le Solitaire ?
– M : Je ne sais pas, Socrate.
– S : Compare à un genre majeur et indiscutable. Prends le jeu de tir en première personne. Ce qui manque ici, cest ladresse, la tension qui va avec. Il ny a pas cette exigence dhabileté dans la manipulation qui nous tient attachés à lécran.
– M : Est-ce que cest un critère ?
– S : Cela fonctionne. Si tu prends aussi bien un jeu de tir quun jeu de stratégie en temps réel ou encore un simulateur, il y a toujours cette part dhabileté qui est présente. Ce nest pas étonnant : depuis le début, avec Pong, Space Invaders, Pac Man, ou même encore avant avec Spacewar, jouer cest manipuler un objet à lécran et cest autour de cette action immédiate que tout se passe. Tu prends toute larcade, ça repose là-dessus. Le jeu accélère et tu dois te débrouiller avec. Tetris, cest le jeu vidéo par excellence. On dit que cest un jeu de réflexion, parce que ça ressemble à un puzzle, mais on sait bien que cest dabord de ladresse pour faire face à la vitesse qui augmente.
– M : Daccord, cest lhabileté qui manque. Eh bien, voilà notre problème résolu.
– S : Oui, mais attends. Il ne marche pas, notre critère.
– M : Tu es à la hauteur de la réputation des philosophes, Socrate, tu compliques à loisir un problème qui devrait rester simple.
– S : Prends Civilization, par exemple, le grand modèle dun jeu de stratégie au tour par tour, à travers lequel on revit toute lhistoire de lhumanité. Cest un jeu vidéo. Pourtant, il ny est pas question de réflexes. On manipule certes des objets à lécran, mais on a quand même tout son temps. Et, pourtant, Civilization nest pas le Solitaire. On peut dire la même chose dautres jeux en tour par tour. Je ne sais pas, Heroes of Might and Magic ou UFO…
– M : Où veux-tu en venir, Socrate ?
– S : Ce qui est intéressant dans Civilization, ou dans les jeux de ce genre, cest quil y a un univers cohérent, un monde avec ses règles. Ce nest pas le graphisme qui fait la différence. Quil y ait un monde, cest cela qui fait que Adventure était un jeu vidéo, en dépit du mode texte. Ce sont des jeux vidéo parce quils proposent un monde.
– M : Alors, le jeu vidéo, ce serait une forme de jeu qui propose un monde avec lequel interagir ? Un monde virtuel avec ses règles ?
– S : Oui, voilà. Au fond, le jeu vidéo, ce serait essentiellement une simulation, une simulation pour le plaisir, avec un monde imaginaire cohérent et bien réglé. Une pâte à modeler numérique.
– M : Oui, mais les jeux traditionnels le font aussi.
– S : Que veux-tu dire ?
– M : Dans les wargames, il y a un monde : la carte. Il y a bien des règles. Et les jeux de rôle ? Et puis, quil y ait des règles, cest le propre de tout jeu, non ? Les échecs, le Monopoly… Tu ny es pas, Socrate, ton critère est trop large pour attraper les jeux vidéo.
– S : En effet, Mario.
– M : Comment faire ?
– S : Nous sommes dans lembarras, mais nous ne pouvons pas abandonner.
– M : Comme tu voudras, Socrate.
– S : Reprenons. Un jeu vidéo, ça se joue avec un programme, on interagit, ça propose un monde et souvent il faut de lhabileté dans nos actions. Avec ça, nous navons pas une définition, mais une limite floue.
– M : Une limite floue ? Tu veux dire que certaines choses seront « plus ou moins » des jeux vidéo ?
– S : Le Solitaire est « moins un jeu vidéo » que Civilization.
– M : Ce nest pas très satisfaisant.
– S : Certes, mais nous avons au moins appris quelque chose.
– M : Que veux-tu dire ?
– S : Nous avons dabord appris que lon ne parvient pas à une définition stricte du jeu vidéo, qui reposerait seulement sur des éléments identifiables comme lécran, la machine, lordinateur, le programme, linterface graphique. En tout cela, il nous a toujours manqué quelque chose.
– M : Et quoi donc ?
– S : Je ne pense pas quon puisse définir le jeu vidéo simplement par les objets que lon utilise. On doit faire entrer en ligne de compte quelque chose dirréductiblement subjectif.
– M : Quas-tu en vue en disant cela, Socrate ?
– S : Le jeu vidéo, il me semble que nous le reconnaissons dabord comme une certaine forme dexpérience, une « expérience instrumentée », bien sûr, qui a besoin de lécran et de la machine de calcul pour se produire. Et, avec cela, nous nous mettons dans un certain état, un « état ludique » qui ne ressemble à aucun autre. Au fond, ce nest pas très différent de ce que produisent la lecture ou le cinéma. Ce sont aussi des technologies culturelles.
– M : Comment cela ?
– S : Elles exploitent un dispositif technique particulier, le livre, le film, la salle de projection, lécran, pour produire une certaine forme dexpérience. Disons un état livresque ou un état filmique. Et ces états instrumentés sont des états de retrait vis-à-vis du cours ordinaire de la vie sociale ; ce qui na pas été moins reproché à la lecture et au cinéma quaux jeux vidéo.
– M : Bien sûr !
– S : Et, pourtant, ces états ne sont pas les mêmes. Ils ne se ressemblent pas. Donc, du côté du jeu vidéo, je ne sais pas comment on pourrait le définir sans prendre en compte ces formes dexpérience, qui sont ressenties par le joueur. On doit se dire que le jeu vidéo propose une expérience spécifique, un jeu avec des univers simulés, engendrés par le calcul, où il y a de lhabileté souvent, et puis une certaine profondeur dans la simulation. Sinon, ce sont juste des jeux sur ordinateur.
– M : Et, entre des jeux sur ordinateur comme le Solitaire et de vrais jeux vidéo, il y a une limite floue.
– S : Tu vois, je crois quon sest trop préoccupés de savoir ce qui différenciait les jeux vidéo du cinéma, avec une réponse facile ou trop facile : linteractivité. Et on sest trop peu demandé ce qui distinguait les jeux vidéo des jeux au sens ordinaire. Sur quelles zones dexpérience sont-ils fondés qui nappartiennent quà eux ?
– M : Cest tout à fait mon avis.
– S : Donc, nous pouvons dire cela : il y a dans les jeux vidéo de grands types dexpériences qui ont un air de famille. Pas une seule, dailleurs : jeux de tir, de stratégie, simulations, jeux de gestion, plates-formes, jeux de rôle, etc. On ne joue pas de la même manière. Tout cela sest bricolé au fur et à mesure de lhistoire des jeux.
– M : Des expériences avec un air de famille ? Voilà bien un critère extrêmement flou pour définir les jeux vidéo.
– S : Parce que tu as mieux, peut-être ?
1. PLAY STUDIES
« Même dans ses formes les plus abstraites, la théorie ne nous permet jamais de nous échapper complètement de notre propre subjectivité, du jeu de nos émotions, de nos expériences vécues. Si nous cherchons à nier ces forces vitales, nous avons de bonnes chances dobtenir de mauvaises réponses ou de poser les mauvaises questions », Henry Jenkins, Tara McPherson et Jane Shattuc, « The culture that sticks to your skin : a manifesto for a new cultural studies », Hop on Pop, 2002.
Quest-ce que les jeux vidéo ? Il y a plus de réponses quil nen faut à cette simple question. On pourra dire que les jeux vidéo sont un loisir de masse, lun de ceux dont « la diffusion a été la plus spectaculaire au cours de la dernière décennienote ». On pourra également dire que les jeux vidéo sont lun des derniers entrants dans le monde des industries culturelles ou de la culture populaire, un sérieux concurrent du cinémanote. On pourra aussi dire que les jeux vidéo désignent tout simplement lensemble des jeux produits à ce jour sur les différentes plates-formes du PDP-1 de 1961 jusquaux consoles next-gen de la fin des années 2000. On pourra encore dire que tout cela nest quaccessoire et que, ce qui compte en définitive, ce sont les systèmes de règles, les gameplays spécifiques sur lesquels sont construits les jeux. Chacune de ces réponses nous conduirait à un regard différent sur le jeu vidéo : une sociologie des pratiques culturelles, une histoire industrielle du secteur dans lunivers des conglomérats de médias, une histoire formelle des jeux, des genres, des codes graphiques, ou encore une réflexion sur les paramètres de base du game design. Et ainsi de suite.
Ce nest pas de cela quil sagit dans ce livre. Vous êtes face à un jeu vidéo. Vous pressez les bonnes touches, vous déplacez la souris, vous appuyez en cadence sur les boutons du pad. Les images défilent. Vous y répondez. Quest-ce qui se produit alors ? Quel est leffet ? Le jeu engendre une forme dexpérience, non pas une « expérience nue », mais une « expérience instrumentée » qui se déploie dans la relation à lécran. Le jeu existe comme un état intermédiaire, à mi-chemin entre le joueur et la machine, un état plutôt quun objet, un état altéré, un état second. Quest-ce que cela fait de jouer à un jeu vidéo ? Quelle est cette forme dexpérience, licite et pourtant si peu conforme aux conditions ordinaires de léveil, à la limite du vertige et de lhallucination, face à la machine et à lécran ? Telle est la question centrale de ce livre.
Les jeux relèvent dune certaine forme dexpérience instrumentée, qui se nourrit de lordinateur, de lécran et de toute une gamme de périphériques pour se mettre en marche. Debout face à la borne darcade, assis face à la machine de bureau ou encore affalé sur le canapé manette en main, jouer nest jamais autre chose que profiter de ces dispositifs pour engendrer de lexpérience, pour se mettre dans un certain état.
Bien entendu, le jeu nest pas seulement expérience. Nul ne peut ignorer que les jeux vidéo existent dabord majoritairement comme des produits industriels, des millions quil faut investir, rentabiliser, récupérer après profits. Mais toute cette vaste machinerie ne fonctionne que parce que les joueurs en ont aussi, par un autre côté – et cest là une évidence –, envie. En avoir envie, cest un autre investissement dans le jeu, non plus en monnaie sonnante et trébuchante seulement, mais en désir. Après tout, personne, ni police ni dispositif réglementaire de contrôle (carte à tamponner, pointage) ne force les gens à jouernote.
Le jeu vidéo existe parce que nous avons appris à bricoler, puis à cultiver de bons rapports avec la machine, de bons agencements de soi avec lécran. Sans ces petites formules de désirs, de machines, de marchandises, sans ces petits états vidéoludiques que nous entretenons avec la borne darcade, lordinateur ou la console, il ny a pas de jeu. Sans eux, lindustrie naurait même pas lieu dêtre. Elle exploite un effet de jeu vidéo qui existe déjà.
Ces états vidéoludiques ne sont pas tombés du ciel entre les mains de programmeurs trop heureux. Ils sont le produit de processus à tâtons, dune histoire longue, qui remonte à bientôt cinquante ans, à la recherche de ces points déquilibre qui assurent, bon an mal an, le retour sur investissement du désir dans le rapport à lécran. Nul doute que les réglages daujourdhui seront un autre jour défaits, quon en trouvera dautres. Reste que le jeu vidéo est encore construit sur un éventail relativement stable détats ludiques que lon peut à chaque fois référer à des situations privilégiées : luniversité américaine des années 1960 et sa culture hacker, larcade des années 1970, le retour triomphal et inattendu de la console au salon grâce à Nintendo au milieu des années 1980, etc. À chaque fois, ce qui sinvente, ce sont de nouvelles liaisons à la machine, de nouveaux régimes dexpérience, de nouvelles manières de jouir de lécran.
LEXPÉRIENCE ET LINSTRUMENT
Au fond, la situation des jeux vidéo na rien dexceptionnel. Elle nous révèle plutôt ce qui a toujours été la norme. Des expériences instrumentées, le livre et la lecture, le film et la salle de cinéma, ou toutes les autres formes culturelles en produisent déjà. La culture a toujours été une affaire de technologie. Nous utilisons des dispositifs techniques ou des artefacts plus ou moins élaborés, le livre, le film, la salle de cinéma ou de théâtre, le concert, la toile du tableau, etc., pour produire ou plutôt favoriser la production de certaines formes dexpérience. De lautre côté du dispositif, de ses agencements, de ses possibilités techniques, de ses architectures, il y a ces petits états, livresques, filmiques ou encore ludiques, quil sagit de produire, que nous entretenons avec soin et amour, avec leurs plaisirs propres, avec leur régime dexpérience bien à eux, avec leur sensibilité particulière.
Bien entendu, la plupart du temps, les dispositifs employés préexistent à leur usage « expérientiel ». Avant de devenir les instruments dune expérience, ils fonctionnent déjà comme instruments dans le monde social. En règle générale, nous détournons plutôt que nous inventons de manière ad hoc. Les ordinateurs nont pas été conçus pour faire des jeux, mais plutôt pour calculer les équations de diffusion de la bombe atomique. Et nous jouons avec. Mais les livres nont pas non plus été conçus pour produire de létat romanesque. Le cinématographe, l« invention sans avenir » des frères Lumière, ignorait tout au point de départ de ce que nous appelons aujourdhui le film. Et la scène du théâtre tragique provient encore dun détournement de lespace de la cérémonie et du culte.
Cette dimension technique des actes de culture nous est sans doute dissimulée dans la pratique ordinaire par la familiarité et lhabitude. Que la technicité du jeu vidéo ou du cinéma nous frappe aujourdhui plus que celle du livre, cela nest possible que parce que nous avons oublié toutes les contraintes de lobjet livre, toutes les rigueurs de lécriture ou encore le dressage quimplique pour la pensée la « raison graphiquenote ». Il faut tout un effort du regard pour faire réémerger la technicité de lécriture et du livre, celle dont on joue précisément dans la lecture.
De même, si létat dans lequel nous plonge le jeu vidéo nous effraie aujourdhui plus que celui quengendrent le cinéma ou la lecture, si la forme dexpérience que le jeu provoque est observée avec plus de méfiance, cest que nous avons oublié combien on a dabord pu reprocher aux images dentretenir la confusion entre le réel et sa représentation, aux faiseurs de fables de nous entraîner comme des joueurs de flûte dans les abîmes de limaginaire, ou encore au cinéma de nous étourdir par des stratagèmes de fête foraine, par un afflux incessant de lumières et de sons. La lecture ou le cinéma fonctionnent en produisant des états de retrait vis-à-vis du cours ordinaire de la vie sociale. Cest là ce qui leur a déjà été reproché, comme on le reproche aujourdhui aux jeux vidéo. Pour autant, la fabrique de cet état de retrait est une des conditions du plaisir, une des conditions pour que se déploie le régime dexpérience propre à la lecture, au film, au jeu. Toute la question est de savoir comment fonctionne ce régime dexpérience dans sa spécificité, selon quelles inflexions sy assemblent machines, images, calculs, marchandises, désirs.
LE LIEU DU JEU
Les jeux vidéo sont des expériences instrumentées. Cette notion même constitue une prise de parti considérable sur une question difficile et polémique : celle du lieu du jeu. Elle distingue radicalement le type danalyse qui est proposé ici dautres types détudes sur les jeux vidéo, dautres formes de discours savants. Adopter ce regard sur les jeux comme « expérience instrumentée », cest affirmer pour ce qui est du jeu la centralité des expériences. Or nombre de discours sur les jeux vidéo délaissent totalement cette question. Instrumentée ou non, lexpérience ne fait pas partie de leur objet.
Une économie des jeux vidéo, par exemple, na rien à nous dire de spécial sur les expériences du jeu. Ce nest pas son problème. Les jeux y apparaissent comme une marchandise culturelle comme une autre. Ils relèvent des outils standard de lanalyse économique et du régime commun de la discipline. Ce genre de « prise théorique » sur lobjet jeu vidéo peut à bon droit être appelé « externe ». Nul ne peut douter que celle-ci soit parfaitement nécessaire. Mais la question des expériences ne fait tout simplement pas partie de son objet.
Il en va autrement dune discipline comme les game studies. Sous ce nom de game studies, on désigne un ensemble de recherches, essentiellement dorigine anglo-saxonne, consacrées spécifiquement aux jeux vidéo. Ces game studies ont pris leur essor à partir du début des années 2000 et engendrent aujourdhui une masse considérable de publications. Elles sont cependant loin de présenter un visage unifié et plusieurs approches du jeu vidéo y cohabitent. Les game studies ont connu en particulier une division entre les approches dites « narratologiques » centrées sur les formes du récit et les approches « ludologiques » centrées sur les formes du jeu. Par différence avec les prises disciplinaires externes, les game studies se donnent donc, quelles que soient les approches, les jeux en objets premiers, exclusifs détude.
Or il me semble que lune des caractéristiques des game studies, y compris sur le versant ludologique, consiste précisément à évacuer la question des expériences du jeu vidéo. Les game studies inventent une forme de prise que lon pourrait appeler « interne/externe », au sens où elle prend le jeu vidéo comme objet premier, par différence avec lanalyse économique par exemple, tout en essayant de le maintenir à distance, de le définir comme un objet indépendamment des actes du joueur.
Le point me paraît particulièrement sensible dans le travail de Jesper Juul, lun des principaux animateurs du courant ludologique. Dans Half-Real, Juul a introduit ce quil appelle un modèle général du jeu, censé sappliquer non seulement aux jeux vidéo mais aussi aux jeux traditionnels. Sa définition est fondée sur six critères : « Le jeu est 1) un système formel fondé sur des règles, 2) dont les résultats sont variables mais quantifiables, 3) pour lequel des valeurs différentes sont attachées à chacun des résultats possibles, 4) dans lequel le joueur fait effort en vue dinfluencer le résultat, 5) où il se sent émotionnellement attaché au résultat 6) et, enfin, où les conséquences de lactivité sont optionnelles et négociablesnote. »
Il est tout à fait frappant dans cette approche que les expériences du jeu vidéo soient renvoyées à la marge. Le jeu nest pas une affaire dexpérience instrumentée. Le jeu est un « système formel fondé sur des règles ». Tout comme les mathématiques, dira-t-on. Simplement, ce qui distingue les jeux des mathématiques parmi lensemble des systèmes formels, ce sont précisément les types de règles quils emploient. Et, au sein de la famille des systèmes formels qui sont des jeux plutôt que des mathématiques, on pourra encore distinguer de manière parfaitement objective plusieurs classes, plusieurs sous-ensembles en fonction de leurs règles.
Juul fait ici dune pierre deux coups : non seulement il constitue le jeu vidéo en objet de théorie, mais il invente encore un objet qui est aussi noble, aussi légitime, aussi objectif quun système formel. Juul métamorphose un objet de la culture populaire, toujours suspect dillégitimité culturelle (pour se contenter dun euphémisme), en un bon objet que lon peut regarder à la bonne distance sans se compromettre dans les plaisirs louches de la consommation. Songez donc : le jeu est un « système formel ».
Certes, on pourra toujours objecter que les plaisirs du jeu sont mentionnés avec le critère numéro 5 : lattachement émotionnel du joueur au résultat. Mais le moins que lon puisse dire est que la description ne brille pas ici par sa précision. Quelle activité nengage pas émotionnellement celui qui la pratique ? La politique, le travail, la religion, lart, la science ? Toute la question est là : peut-on reléguer la question des expériences du jeu à une question seconde, subordonnée à une approche des jeux comme systèmes de règles. Peut-on définir ainsi le jeu indépendamment de lactivité du joueur ?
F5/F9
Essayons de situer le lieu du jeu. Où sommes-nous lorsque nous jouons à un jeu vidéo ? Sans doute ni tout à fait en nous-mêmes ni tout à fait à lécran, mais dans une zone intermédiaire, un entre-deux. Décrire ce qui se passe sur lécran, sans jouer, objectiver le système des règles, sans jouer, cela ne suffit jamais à caractériser lexpérience du jeu. Cest que celle-ci nest pas déposée une fois pour toutes dans lobjet, la machine, le discours à lécran, le récit, le système des règles ou le gameplay, mais produite par le joueur à laide du jeu. Le jeu vidéo est un drôle dobjet : un objet pour lequel on ne peut pas se contenter, précisément, dune description dobjet. Il présente ainsi une propriété que lon pourrait appeler lirréductibilité des expériences à la seule description du dispositif du jeu. Pour savoir ce que cest que jouer, il ne suffit pas de connaître la machine ou le programme, ou même, au plus près, de suivre simplement le déroulement pas à pas des actions à lécran.
Quest-ce que lon manque si on se contente de regarder le jeu sans le joueur, le jeu sans le jouer ? Pourquoi ne peut-on se satisfaire dune description à distance ? Examinons une partie de jeu de tir en première personne (first person shooter ou fps). Le fps constitue lun des genres les plus controversés du jeu vidéo, lun de ceux qui ont engendré le plus de discours et de commentaires critiques. Sur le plan de lhistoire des jeux, lémergence du genre marque une véritable révolution formelle, à laube des années 1990, avec la généralisation des univers en trois dimensions et linvention dune nouvelle forme dexpérience de lespace au sein du jeu.
Pour qui se contente de regarder ce qui se passe à lécran, les jeux de tir se caractérisent par la représentation toujours plus réaliste, toujours plus choquante, dune suite de massacres opérés souvent à un rythme frénétique. De fait, le genre emporte avec lui une réputation sulfureuse. Il est mis en accusation, en particulier après la tuerie de Columbine en 1999 aux États-Unis, les deux adolescents meurtriers étant désignés comme des adeptes du jeu Doom (Id Software, 1993). Le fps concentre ainsi une bonne part des controverses sur la violence des jeux vidéo, le risque de « confusion entre le virtuel et le réel », de « désensibilisation vis-à-vis de lacte du meurtrenote ».
Vu de lextérieur, nous avons donc accès à un premier genre de plaisir, primaire, associé à ce type de jeu : celui du shoot, du « frag » dans le jargon des joueurs, celui de la décharge de lagressivité. Ce plaisir est soutenu par lensemble du discours visuel des jeux, jamais avares en gerbes de sang, effets dimpact et démembrements en tous genres. Ce plaisir se voit. Mais il y a sans doute aussi dans le « frag » quelque chose dun peu plus complexe. Ce qui apparaît sous la forme du tir dans le genre shooter ressemble beaucoup à ce que les jeux darcade à lancienne pouvaient exiger du joueur en matière de réflexes. Au fond, il sagit toujours daligner en une fraction de seconde un pixel sur un autre, le tout dans un flux de mouvements continus, quil sagisse de tir ou de tout autre chose. Lhabillage change, lexpérience demeure. Il y a dans le « frag » une jouissance formidable qui puise aux sources de larcade, à un rapport à lhabileté, à la vitesse, au débordement de soi, quand la moindre erreur conduit à la défaite.
Le plaisir dun jeu de tir ne se réduit donc pas à la violence de ce que lon peut observer à lécran. Le cas est particulièrement net pour le jeu « solo », par différence avec les modes multijoueurs. Tous les joueurs connaissent les possibilités de chargement et de sauvegarde rapides. Celles-ci sont traditionnellement matérialisées par les touches de fonction du PC, F5/F9 (parfois F5/F6, une proximité sur le clavier qui pouvait conduire à de fâcheuses méprises, comme enregistrer par erreur une sauvegarde dans une situation difficile là où lon voulait plutôt revenir en arrière). F5 définit un point de sauvegarde tout en continuant à jouer, sans ouvrir le menu ; F9 permet de revenir à la volée au point de sauvegarde antérieur. Pour quel effet ici ? La possibilité de recommencer la séquence jusquà ce quelle soit satisfaisante pour le joueur.
Une dimension nouvelle de lexpérience du jeu souvre : il ne sagit plus seulement de laspect le plus visible du plaisir du shoot, mais de jouer avec un univers qui offre la possibilité extraordinaire dune répétition à linfini. « Et si javais fait ceci plutôt que cela, ce geste plutôt quun autre ? » Si je ne suis pas satisfait, je peux toujours recommencer. La situation déborde le jeu de tir : le joueur qui reprend inlassablement ses sauvegardes dans les premières phases dun jeu de stratégie ou dun jeu de gestion, celui qui recommence encore et encore un jeu de course pour décrocher le chrono. Il y a ici, manifestement, un plaisir spécifique et gigantesque, celui de pouvoir reprendre et répéter sans entraves une séquence jusquà ce quelle donne satisfaction. Pour toucher du doigt la nature de ce plaisir, il suffit de se demander ce que serait le grand monde, celui qui nous entoure, sil était pourvu des touches F5/F9, de la possibilité de recommencer. « Ah, si javais pu recommencer, dans telle ou telle situation. Et si, à ce moment-là, je lui avais pris la main ? Et si je lavais embrassé(e) ? »
Quelle autre forme culturelle, autre que le jeu vidéo, peut permettre cela ? Qui peut rembobiner un film ou tourner en arrière les pages dun livre et espérer que la suite en sera modifiée conformément à ses attentes ? Le jeu de tir réalise dans son genre cette forme de livre impossible dont rêvait Lamartine : « Le livre de la vie est le livre suprême, quon ne peut ni fermer, ni rouvrir à son choix ; le passage attachant ne sy lit pas deux fois. Mais le feuillet fatal se tourne de lui-même ; on voudrait revenir à la page où lon aime, et la page où lon meurt est déjà sous vos doigtsnote. »
Le jeu vidéo autorise un plaisir inédit, qui est intimement lié à la machine informatique, à la confrontation à un univers engendré par le calcul. Et dans ce plaisir spécifique entre une bonne dose de séduction perfectionniste (recommencer jusquà ce que cela soit parfait), de mesure objective de soi face à une machine qui ne triche pas. Voilà un noyau de lexpérience du jeu de tir que lon ne connaît pas demblée de lextérieur, ni par le discours visuel ni par le système des règles.
Les modestes touches F5/F9 comportent ainsi deux leçons essentielles. Il y a dabord dans le jeu de tir un noyau dexpérience spécifique, lié à la machine informatique, une expérience à nulle autre pareille, et que lon manquera si lon se concentre sur le versant visible du dispositif, celui que lon peut observer de lextérieur, si lon oublie ce qui se passe dans lentre-deux, entre le joueur et lécran. Mais il y a plus que cela encore, puisquil est aussi possible de jouer en évitant délibérément davoir recours aux quickload/quicksave. Ainsi, certains joueurs peuvent privilégier une déambulation « à laventure » dans les espaces du jeu, en prenant le risque de ne pas sauvegarder, pour investir le nouveau rapport à lespace ouvert par la 3Dnote. Et il est tout à fait possible pour un même joueur de passer dun mode de jeu à un autre, de la névrose de répétition perfectionniste à la déambulation hallucinée, pour le même dispositif de jeu. Les joueurs font les jeux, autant que les jeux font les joueursnote.
LES CAILLOUX DHENRIOT
Nous retrouvons avec le jeu de tir un problème qui déborde en réalité la sphère du jeu vidéo et concerne le jeu en généralnote. « Des enfants surgissent : “Attention, Monsieur, vous marchez dans notre jeu !” Des cailloux alignés par terre, quest-ce que cest ? Le passant lignore. Le jeu nest rien dautre que ce que fait le joueur quand il joue. Une fois quil a cessé de jouer, que reste-t-il de son jeu ? Les joueurs envolés, les cailloux retournent à létat de caillouxnote. »
Peut-on définir le jeu comme un objet doté de propriétés stables, indépendamment des expériences subjectives quil engendre, ou bien le jeu nest-il « rien dautre que ce que fait le joueur quand il joue » ? Dans son petit livre de 1969 consacré au jeu, le philosophe Jacques Henriot défend la seconde alternative.
À lépoque, lobjet dHenriot nest pas le jeu vidéo, mais le jeu au sens traditionnel, sa cible nest pas Jesper Juul ou le courant ludologiste, mais bien plutôt le structuralisme historique et triomphant, quHenriot entend renverser sur son propre terrain : le jeu que lon serait tenté de ramener par excellence à une structure, à un système ordonné par des règles, excède toujours cette seule définition. Lappréhension structuraliste, « tout jeu se définit par lensemble de ses règles », selon la définition de Claude Lévi-Strauss qui est encore celle de Juul, achoppe devant les actes vécus du joueur, explique Henriotnote. Même sur lobjet le plus structuraliste qui soit, le jeu, le structuralisme échoue car il manque le sujet.
Les cailloux dHenriot mettent en lumière le fait que nimporte quoi puisse devenir jeu dès lors quil est pris dans la synthèse ludique. Ce sont les enfants qui font le jeu, non les cailloux. Mais le symétrique est aussi vrai : on peut aussi faire tout autre chose avec des jeux que dy jouer, à linstar du joueur de poker et du footballeur professionnels qui exercent leur métier plutôt quils ne jouent. Lintérêt principal de largument dHenriot est donc dasseoir le primat de lactivité sur lobjet. Lactivité « jouer » définit lobjet « jeu ».
Bien entendu, on pourra toujours objecter que les jeux restent des jeux, que lon y joue ou non, que le football reste un jeu, défini par ses règles, alors même quil est le support dune activité professionnelle. Lobjection se trouve dailleurs explicitement chez Juul : « Toutes les copies dun jeu donné ne cessent pas de devenir des jeux parce que quelquun gagnerait de largent en y jouantnote. »
On pourra encore sindigner des confusions quemporte le terme « jeu », chargé comme chacun sait dune masse dambiguïtés : on joue à un jeu, comme on joue de la guitare, comme on joue une pièce de théâtre, comme une pièce mécanique peut avoir du jeu ! Comment pourrait-on prétendre sattacher à un objet aussi flou ? On dira alors quil faut distinguer ce que le français confond alors que langlais lautorise : les games qui sont les dispositifs dobjets, les jeux avec leurs règles, et le play qui désigne lactivité protéiforme du jeu. Que lon peut faire une théorie des jeux (games), en mettant de côté la description plus difficile, plus fuyante, de lactivité (play), comme le font justement les game studies lorsquelles remettent au goût du jour la définition de Lévi-Strauss.
Mais cest là précisément ce que conteste, et à mon avis avec raison, Henriot : il ny a pas de définition des jeux possible sans faire intervenir en amont lactivité play note ; et, bien plus encore, la dimension de lexpérience du jeu ne se réduit pas à lanalyse des règles. Bien entendu, il existe des games, il existe des jeux avec leurs règles, des dispositifs dobjets qui ne sévanouissent pas subitement lorsquon les délaisse. Mais ces jeux (games) sont linstrument dune activité (play) dont ils népuisent pas la description. Dun côté, il existe du jeu sans règles, comme les cailloux dHenriot, du play sans games, de lautre la connaissance des règles, des games, ne nous livre jamais à elle seule lexpérience du jeu, le play.
À côté des game studies qui soccupent des paramètres formels des systèmes de jeu, dans une sorte de double en miroir de lactivité professionnelle de game design, il nous faut inventer des play studies, tournées vers la fabrique des expériences, les positions de sujets avec lesquelles jouent les jeux.
LESPACE INTERMÉDIAIRE
Où situer donc le lieu du jeu ? Ni tout à fait du côté du joueur ni tout à fait du côté de lécran, mais dans un entre-deux. Il se trouve que la psychanalyse nous offre, avec le travail de Winnicott, une description absolument remarquable de ce lieu du jeu, comme lieu intermédiaire. Une description qui nous en apprend plus sur les jeux vidéo que toutes les considérations sur les systèmes de règles. Il faut dire que la psychanalyse est une des rares traditions intellectuelles dans lesquelles existe un intérêt pour les jeux en tant que tels, en relation avec létude de la petite enfance. Lanalyse consiste ici à prendre un phénomène considéré comme insignifiant, le jeu, et à montrer quil possède une logique propre que lon peut déchiffrer, à linstar du rêve ou du lapsus. Lexemple le plus célèbre est sans doute, chez Freud, lanalyse du jeu de lenfant qui jette inlassablement un petit objet, une bobine, que ladulte doit ramassernote.
Mais, dans cette tradition et sur la question du jeu, les études de Winnicott occupent une place exceptionnelle. Chez le praticien anglais, il ne sagit plus de produire la psychanalyse dun jeu en particulier, ou même dun ensemble de jeux, mais de proposer une analyse du phénomène du jeu en lui-même. « Ce qui mimporte avant tout, cest de montrer que jouer cest une expérience, une forme fondamentale de la vie », écrit Winnicottnote. Nous avons affaire ici à une psychanalyse du play plutôt que des games, où « ce qui compte nest pas tant le contenu, mais létat, proche du retrait, quon retrouve dans la concentration ».
Le point de départ de lanalyse consiste à situer le jeu dans un espace intermédiaire, dans la zone des phénomènes dits « transitionnels ». « Si le jeu nest ni dedans ni dehors, où est-il ? » Le jeu nest ni un phénomène du moi, du psychisme à létat pur, ni un phénomène qui relèverait simplement de lextériorité, du dehors, du non-moi. Lespace du jeu sinstaure dans une forme de relation magique entre le sujet et lextériorité, avec des objets extérieurs qui sont en quelque sorte habités, envahis par la subjectivité. Le réel du jeu nest plus le réel de la perception ordinaire, celui de la complaisance soumise à une réalité extérieure à laquelle il faut sajuster et sadapter. Ce nest pas encore le réel irréel de lhallucination ou du délire, dans lequel la réalité extérieure disparaît pour devenir phénomène subjectif. Létat du jeu appartient à un espace potentiel dans lequel une fraction de la réalité se trouve soumise à une forme de contrôle magique, qui maintient lobjet dans un état suspendu, ni complètement ma création ni événement simplement extérieur. Le jeu instaure des objets étranges, des « objets subjectifs » pour reprendre lexpression de Winnicott, qui ne sont ni tout à fait du moi ni tout à fait du non-moi, mais relèvent dun mélange entre lintériorité et lextériorité.
Tout le travail de Winnicott consiste à proposer une genèse de cette troisième aire « intermédiaire », quil situe dans les expériences de la toute petite enfance. Winnicott décrit ainsi la formation du premier « objet subjectif » dans la relation que le bébé entretient avec le sein de sa mère. Selon la théorie, les expériences de la toute petite enfance sont marquées par une forme didentité entre le bébé et sa mère, une identité qui se distend progressivement jusquà lacquisition dune position de sujet autonome. Dans la relation au sein, le bébé fait lexpérience dune forme de contrôle magique sur un premier « objet subjectif », un objet qui nest pas lui, mais sans lui être tout à fait extérieur, puisquil se présente à son appel, quand il en a besoin. Lespace potentiel entre la mère et le bébé, qui les sépare et les unit, formerait ainsi le premier terrain de jeux.
« Le bébé commence à goûter des expériences reposant sur le mariage de lomnipotence des processus intrapsychiques et le contrôle du réel. La confiance dans la mère suscite un terrain de jeux intermédiaire où lidée de magie prend sa source dans la mesure où le bébé fait bien là lexpérience de lomnipotence. Ce dont il sagit, cest toujours de la précarité du jeu réciproque entre la réalité psychique personnelle et lexpérience de contrôle des objets réels. Cest de la précarité de la magie elle-même quil est question, de la magie qui naît de lintimité au sein dune relation dont on doit sassurer quelle est fiablenote. »
Comment faire retour de la formation de ce terrain de jeux primaire, telle que la décrit Winnicott, à des formes aussi élaborées, secondes, que les jeux vidéo ? Les propositions de Winnicott me paraissent absolument remarquables sur deux points. Dabord parce quelles décrivent sans détour la dimension intermédiaire de lespace du jeu. Ici, il ne sagit plus de la relation entre le bébé et le sein de la mère, « objet subjectif » qui comporte la propriété formidable de se présenter lorsque le bébé le désire pour réactualiser une expérience primaire de fusion. Il sagit de la relation de contrôle magique entre le joueur et lécran, qui a pris la place du sein dans le rôle d« objet subjectif ». Le jeu nest ni du dehors ni du dedans, mais du milieu. Une description qui convient parfaitement, me semble-t-il, au jeu vidéo aussi.
Mais la description de Winnicott ne se contente pas de sappliquer au jeu vidéo comme à dautres jeux en général dont elle décrit avec beaucoup dhabileté la rétribution psychique, elle pointe vers quelque chose que le jeu vidéo est à peu près seul à réaliser aussi efficacement. Lune des séductions massives du jeu vidéo, en tant que dispositif global, tient manifestement à cette capacité de contrôle immédiat des objets perçus à lécran. Peut-être la-t-on oublié aujourdhui, mais il faut se souvenir de la fascination éprouvée par les premiers joueurs pour cette forme de contrôle en temps réel. « Jai appuyé à fond sur le contrôleur dans le sens des aiguilles dune montre et lordinateur a répondu sans un moment dhésitation. Maintenant, jétais vraiment “dans” le jeu ! », écrit le journaliste du magazine Saga qui découvre Spacewar en 1972note. À rebours, imaginerait-on des jeux vidéo dans lesquels laction serait décalée : Mario qui saute à condition que la machine ait fini ses calculs ? Ceci nexiste que comme un défaut technique, un bug, un lag, qui fissure lespace du jeu.
Cette spécificité du jeu vidéo, aucune autre forme de jeu ne réagit ainsi au doigt et à lœil, il la doit à la machine informatique. Et, ce que linformatique nous permet, cest manifestement une action de type magique : sous la forme dabord dune parole efficace dans la programmation, le bon agencement de symboles produisant leffet attendu, ensuite dune gestuelle efficace dans le jeu, les bons mouvements entraînant leffet souhaité, la résolution dune tension dans le réel. Linformatique, cest lefficacité enfin acquise du symbole, les fonctions initiales de la magie retrouvées par la sciencenote. La formule de Marx selon laquelle lhistoire se répète comme une farce vaut aussi bien pour les phénomènes de culture. De ce point de vue, nos déhanchements devant la Wii ne sont plus que lécho burlesque de lantique transe du chaman.
Si lon isole le lieu du jeu comme ce terrain intermédiaire, la question principale de nos play studies devient celle des ajustements entre le joueur et le dispositif du jeu. Comment produire cet espace intermédiaire, comment le maintenir actif ? La fabrication de cette zone dajustement, son maintien amoureux dans lexercice du jeu, est un phénomène tout à fait évident. Il se produit toujours, au moins au début des jeux, un phénomène dagencement du joueur au jeu, qui vise à fabriquer le terrain, lespace dans lequel des interactions positives et gratifiantes pourront avoir lieu. Plus un jeu est riche, plus il propose un monde complet et vaste, plus le phénomène dajustement prend de lampleur. Aussi est-il particulièrement net dans le cas des jeux à monde ouvert ou des jeux de rôle. Pendant quelques heures, au début de la partie, le joueur pourra encore hésiter sur les possibles du jeu : est-ce que telle porte souvre ou bien est-ce que les bâtiments ne se réduisent quà leur façade ? Est-ce que je peux parler à tel ou tel personnage ou bien nai-je affaire quà des pantins qui me renverront toujours la même ligne de dialogue stéréotypée ? Il y a ainsi tout un moment initial du jeu qui est dédié à la découverte et à la cartographie des limites du terrain, celui de linteraction satisfaisante.
Franchir les limites du jeu, cest sexposer à une succession dinteractions catastrophiques : se cogner à des portes qui ne souvrent jamais sur aucun intérieur, engager la conversation avec des personnages non joueurs qui « bouclent » sur le même texte. Toutes choses que lon évitera naturellement une fois que lon aura soigneusement délimité le terrain et que lon saura sy tenir.
Le joueur de jeu vidéo, dans son travail pour produire du jeu au sein du jeu, ressemble ici furieusement à lopérateur dune machine automatique tel que la philosophie des techniques le décritnote. Son effort doit être tendu vers le fait de maintenir la machine dans ses limites de fonctionnement, déviter quun événement impromptu ne lentraîne de catastrophe en catastrophe. En bref, il lui faut ménager une zone de fonctionnement robuste. Plus les capacités de la machine sont larges, plus celle-ci est fragile et soumise à laléa. Il ny a pas de jeu vidéo qui ne requière à son tour laide dun joueur-opérateur pour maintenir en vie le lieu fragile dajustement au jeu.
LE MAUVAIS OBJET
« Comprendre les jeux vidéo », quest-ce que cela peut vouloir dire ? Au point où nous en sommes, on ne peut quêtre frappé par la très grande diversité des options possibles. Si on laisse de côté les approches simplement « externes », qui soccupent du jeu vidéo, comme elles pourraient soccuper de nimporte quoi dautre, économie, sociologie, psychologie, etc., une alternative fondamentale apparaît au point où il sagit de situer le lieu du jeu. Soit on considère que le jeu est tout entier contenu dans un dispositif dobjet, que le jeu nest pas autre chose que le système des règles du jeu, soit on considère que le jeu est « ce que fait le joueur quand il joue », que le lieu du jeu nest pas dans lobjet, mais plutôt dans une forme despace intermédiaire. Cet espace, nous lobservons en fonctionnement dans lusage des quickload/quicksave, et le rapport inédit quils supposent vis-à-vis dun monde engendré par le calcul ; nous lobservons avec les cailloux dHenriot qui se défont en tant que jeu dès que les joueurs les ont quittés ; nous lobservons encore avec le travail de Winnicott qui décrit linvention dun régime dexpérience autour des « objets subjectifs » de la petite enfance ; nous lobservons enfin dans lactivité du joueur qui circonscrit avec patience le terrain de ses interactions possibles.
Pour autant, il ne faut pas être naïf : considérer le jeu comme une forme dexpérience, ce qui semble au plus haut point nécessaire si on ne veut pas manquer lessentiel, est infiniment plus difficile que de sattacher simplement à la description objective de propriétés déposées une fois pour toutes dans le médium. Nombre de textes consacrés aux jeux vidéo le disent : pour les comprendre, il ny a pas dautre choix que dy jouer, que deffectuer le jeu et de pénétrer le genre dexpérience quil propose. Mais comment objectiver cela ? Autant il est facile de décrire des propriétés du médium, quil sagisse des spécifications du matériel, des formes graphiques qui saffichent à lécran ou des systèmes de règles, autant il est difficile de produire une description objective de « ce que cela fait que de jouer », dune « forme dexpérience ». Nous sommes ici dans une situation qui a tout dune antinomie : dun côté, lessentiel de ce quil y a à comprendre se trouve sans aucun doute dans les expériences mêmes du jeu ; de lautre, ces expériences sont infiniment plus difficiles à décrire que les éléments externes du dispositif. Ou, pour le dire encore autrement, le regard à distance qui fait la théorie est impossible autant quil est nécessaire.
À vrai dire, cette antinomie est renforcée par le statut dillégitimité culturelle des jeux vidéo eux-mêmes. On ne peut pas dire que les jeux vidéo soient considérés en général comme un objet légitime, un bon objet. Mais, que se passe-t-il alors si, de surcroît, on sinterdit de les traiter en objets, avec la bonne distance qui sied à la théorie ? Il est toujours possible de se focaliser à propos des jeux sur ce qui est « plus que du jeu », sur les dimensions de lapprentissage, de la transmission de messages, de refabriquer du bon objet à partir des jeux ; une tactique que lélévation des « jeux sérieux » ou serious games au rang dobjet académique pousse à son terme logique. Les jeux sérieux, à vocation pédagogique ou de communication, sont de ce point de vue des objets parfaits : des jeux où la dimension du plaisir peut être suffisamment marginalisée, où le jeu est ramené à linstrument dune finalité plus noble.
Sur le versant des play studies, nous navons pas dautre choix que de boire le calice jusquà la lie. Une théorie des jeux vidéo na de sens que si elle sattache en priorité à ce que le jeu nous fait, si elle peut décrire la manière dont nous produisons de létat ludique, ce que nous investissons dans cet état, les styles de subjectivité quil implique. Limpossibilité dignorer les plaisirs de la consommation est sans doute une caractéristique des objets de la culture populaire : on les aborde alors quil nexiste aucune position de surplomb épistémologique toute faite, précisément parce que ce sont des objets illégitimes. La théorie ne dispose pas dune position qui serait déjà à distance de lobjet, quelle pourrait investir et prolonger dans son registre propre. Ces objets ne sont pas ce quils sont, ils sont ce quils nous font.
La difficulté est réelle : on ne peut esquiver la dimension du plaisir, la dimension des expériences, la dimension de la consommation, la production méticuleuse de lespace du jeu par le joueur à travers le jeu. Il est toujours possible de se consoler dune difficulté en constatant que celle-ci se rencontre ailleurs, où elle ne peut pas plus être passée sous silence. Dans la discussion quil consacre au statut de la théorie du cinéma, Christian Metz parvient, dans Le Signifiant imaginaire, à des formulations que nous pouvons transposer telles quelles du côté des jeux vidéo.
Les discours sur le cinéma, nous explique Metz, font partie de la grande machinerie économique du cinéma lui-même, ils cherchent à prolonger, du côté de la critique comme du côté de la théorie, le rapport de bon objet que lon a pu entretenir avec le film. En la matière, la théorie procède toujours dune certaine forme damour de son objet. Cet amour, elle doit le tenir à distance, mais elle ne peut léliminer, car il est lobjet même de la théorie. Ou selon la formule de Metz : « Il faudrait idéalement ne plus aimer le cinéma, et cependant laimer encore. Lavoir aimé et ne sen être dépris que pour le prendre pour cible par lautre bout. Ne pas avoir oublié les inflexions affectives du cinéphile que lon a été, mais ne plus être envahi par lui. […] Lêtre et ne pas lêtre, puisque ce sont, somme toute, les deux conditions pour pouvoir en parlernote. » La situation nest pas différente du côté des jeux. Si on élimine les inflexions affectives du joueur, si on oublie ce que le jeu nous fait quand il sopère, il ne reste plus rien. On a peut-être gagné un bon objet, quand on discute des règles ou de la narration, mais on a aussi perdu son objet, le jeu, au nom de lobjectivité.
Que peut-on apprendre du côté des expériences ? Le projet dune philosophie des jeux vidéo, attachée à la dimension du play plutôt que des games comme on laura compris, décrit un programme à trois entrées. Si lobjet se situe du côté des processus de subjectivation, dans le rapport intime avec le dispositif du jeu, lécran, la machine de calcul, il nous faut dabord commencer par délimiter lexpérience du jeu vidéo. Quel genre dexpérience est lexpérience du jeu vidéo par différence avec dautres formes dexpériences instrumentées ? Le moyen le plus sûr de répondre à cette question consiste ici à procéder par comparaison à partir dobjets proches. Par où lexpérience des jeux peut-elle se distinguer des formes dexpérience ou des formes dengagement des jeux traditionnels ? Les jeux vidéo sont des jeux étranges dans la mesure où ils se jouent avec une machine, lordinateur sous toutes ses formes, plutôt quavec un outil ou un instrument qui prolonge le corps organique : la raquette de tennis, les skis, le cerf-volant… Quest-ce que cela change ? Par où le terrain mental des jeux vidéo se distingue-t-il de celui des jeux traditionnels ? Une question analogue peut être reconduite du côté du discours en images des jeux. Les jeux vidéo sont une certaine forme de jeux, mais aussi une certaine forme de vidéo. Quest-ce qui distingue lengagement dans limage que proposent les jeux de celui que construit par exemple le cinéma ? Pourquoi être devant un film nest jamais la même chose quêtre devant un jeu, alors même que dans les deux cas se produisent des formes dimmersion dans limage ? Par où le réalisme ou limmersion des jeux et du cinéma se produisent-ils ? Ce travail pour circonscrire par différences le régime dexpérience propre des jeux vidéo fait lobjet des chapitres 2 (jeux vidéo et jeux) et 3 (jeux vidéo et cinéma).
Ces chapitres nous offrent une position de survol. Ils consistent à examiner den haut le territoire, à en délimiter les frontières par comparaison avec dautres continents proches. Reste ensuite à explorer le terrain au niveau du sol. Il nexiste pas une seule manière de jouer aux jeux vidéo et les régimes dexpérience qui les caractérisent se sont stabilisés de manières différentes au cours de lhistoire. Comment ces grands régimes de transaction entre le joueur de jeu vidéo et le dispositif global du jeu se sont-ils mis en place ? Sur quels ressorts fonctionnent-ils ?
Le pari théorique qui est fait ici est que lon peut suivre à la trace la manière dont quelques grands types dexpériences fondamentales se sont progressivement cristallisés dans lhistoire du jeu vidéo et pèsent encore aujourdhui sur le médium. Il sagit détudier des terrains de jeux, un certain agencement entre des lieux, des machines, des postures, des publics, des genres, des désirs, où certaines expériences prolifèrent un temps.
Les premiers jeux programmés par les étudiants hackers au début des années 1960 retiennent quelque chose des nouveaux rapports à la machine informatique, une expérience de limmédiateté et du contrôle dans lexécution du code, un élitisme high-tech centré sur la simulation numérique (chapitre 4), en contraste total avec les jeux de la grande décennie de larcade, dans les années 1970, fondés sur laccélération et la perte de contrôle jusquau game over. La violence affichée des jeux darcade, leurs univers oppressants forment un tout avec le dispositif de la salle obscure, son public dadolescents masculins. Voici des jeux où on ne peut que perdre face à laccélération progressive, des jeux de la perte de contrôle de soi-même, dans une expérience du vertige qui senracine dans la fête foraine et le pinball (chapitre 5). Cest encore un autre terrain de jeux qui se découvre avec les machines de salon dans le milieu des années 1980 (chapitre 6) : autre économie, autre public, autre lieu, autre esthétique. Ces chapitres proposent une forme de « microgéographie » des expériences, attachée à saisir lémergence, toujours précaire, toujours fragile, des milieux où se déploient les états ludiques. Ils nous parlent du passé, mais aussi du présent, dans la mesure où ces formes dexpérience constituent encore aujourdhui les ressorts de base du médium.
Mais, à regarder sous cet angle les expériences du jeu vidéo, on ne peut quêtre frappé par les analogies quelles présentent avec les autres formes de vie à lécran aujourdhui. Dans son livre de 1997, Joystick Nation, J. C. Herz avait proposé une formule marquante : « Les jeux vidéo sont lentraînement parfait pour la vie en cette fin de siècle, où lexistence quotidienne exige une capacité à traiter des informations de plusieurs types simultanément […]. Le poste de travail a un pied dans le cyberespace. […] Ceux qui sont nés avec un joystick possèdent un avantage en nature. […] Les joueurs sont adaptés à un monde qui ressemble de plus en plus à une expérience darcadenote. »
De fait, la frontière entre le jeu vidéo et la situation de travail dans une économie de linformation se réduit souvent à peau de chagrin. Maximiser des paramètres, traquer des optimums, stocker, accumuler sans fin des actifs, acquérir des compétences multiples, interagir avec un monde réduit à des données opérables, sans oublier une foule de microtâches à accomplir, sans intérêt par elles-mêmes, en vue dune satisfaction différée : je viens de jouer à World of Warcraft, le jeu de rôle en ligne le plus joué de la planète. Pourtant, rien ne semble plus éloigné du pur divertissement ou de lidée que lon sen fait.
Ces analogies ne sont pas le fruit du hasard ni même simplement le reflet de lesprit de lépoque, elles tiennent manifestement à linfrastructure des jeux vidéo. Ces derniers se jouent face à un ordinateur, machine symbolique, machine logique, qui est une des composantes de base du monde actuel. Essayez de supprimer en pensée les ordinateurs et notre monde sécroule aussi sûrement que si on lui retirait le pétrole. Et cest avec cela que lon joue.
Le jeu vidéo nest pas simplement une forme dexpérience originale à consommer, cest aussi un laboratoire pour les formes de la subjectivité, une petite technologie de soi par laquelle se produire comme sujet conforme à lordre du monde digital. À condition de commencer par observer le jeu que lon joue avec soi dans un jeu vidéo. Souvre ici un dernier volet dans le programme dune philosophie des jeux, qui interroge la politique des plaisirs du jeu, la qualité des expériences vécues dans la confrontation au médium informatique. Les chapitres 7 et 8 sont consacrés à létude des investissements politiques du sujet ludique, sous la forme dun examen des strates de discours politique au sein des jeux (chapitre 7) du plus apparent à lécran au plus caché dans les replis de lalgorithme. Le chapitre 8 fait le lien entre le jeu vidéo et les autres formes de la vie à lécran, il examine les passerelles entre situations de travail et situations de jeu pour réfléchir sur les lignes de fuite quoffrent en définitive les expériences du jeu vidéo.
2. LES THÉORIES DU FUN
« Parmi les combinaisons infinies des choses possibles et des séries possibles, la seule à exister est celle par laquelle la plus grande quantité dessence ou de possibilité est amenée à exister. Il va sans dire que, dans les choses, il y a un principe de détermination, tiré nécessairement dun maximum et dun minimum, de telle sorte que leffet maximal soit fourni au prix pour ainsi dire du moindre effort. […] Il en va de même que dans certains jeux, où il sagit de combler toutes les cases dune table selon des règles », Leibniz, Sur lorigine radicale des choses, 1697.
Je bats les cartes, puis je forme sept piles : la première avec une carte à découvert, la deuxième avec une carte cachée, une carte à découvert, la troisième avec deux cartes cachées, une carte à découvert et ainsi de suite. Je pose les cartes restantes en un seul tas, puis je tire une carte. Le jeu peut commencer. Je fais une partie de Solitaire, un jeu dont les origines remontent au XVIIIe siècle.
Que se passe-t-il maintenant si je joue à la même variante du jeu de patience, mais sur mon ordinateur ? Peut-être quune partie de Solitaire, cela na lair de rien, mais il sagit tout de même du jeu vidéo le plus joué au monde : 7,8 millions de joueurs uniques (sur la tranche 25-54 ans aux États-Unis), si lon prend les estimations de lenquête Nielsen 2009, à des années-lumière devant la première production à gros budget, World of Warcraft (Blizzard, 2004), qui, sur les mêmes critères, peine à dépasser la barre du million et demi de joueursnote. La suspicion de voir ce simple jeu tailler en pièces la productivité des employés de bureau a été telle que, au début des années 1990, des firmes comme Coca-Cola, Sears ou Boeing en ont exigé la suppression dans leur version de Windowsnote.
Doit-on faire du Solitaire le jeu vidéo par excellence ? Il sagit bien entendu dun cas limite, puisque nous navons ici quune simple implémentation dun jeu traditionnel sur ordinateur, sans que rien ne change, ou presque. Mais tout est dans le « presque ». Quadvient-il lorsquun jeu devient « vidéo », toutes choses égales par ailleurs ? En quoi les jeux vidéo diffèrent-ils des jeux ordinaires ?
LE PLUS PETIT JEU VIDÉO
Le Solitaire est un objet fascinant. Cest à la fois le plus grand jeu vidéo de tous les temps, en termes de pratique et de pouvoir indéfiniment renouvelé dattraction, et le plus petit jeu vidéo possible, au sens où le rôle de lordinateur y est réduit à son strict minimum. Contrairement à dautres jeux de plateau ou de société qui ont pu être portés sur écran (Monopoly, Risk, Cluedo…), ou aux multiples versions des échecs, la machine na même pas à se faire intelligence artificielle pour incarner le partenaire du joueur. Le Solitaire nous renseigne sur la limite véritablement minimale du jeu vidéo.
Devenir jeu vidéo, pour le Solitaire, cest ainsi passer par quelques modifications ténues. Lunivers du jeu est tout dabord absorbé à lécran. Cen est fini de la manipulation concrète des cartes, du choix des jeux, de la qualité des matières ou de la finesse des illustrations, paramètres importants pour lindustrie des cartes traditionnelles. À la place, laction se déroule par clics de souris ; le jeu ayant précisément été intégré à Windows en vue de familiariser les utilisateurs avec la logique nouvelle du glisser-déposer.
De plus, cest désormais lordinateur qui prend en charge la situation initiale du jeu, le tirage des cartes, et qui assure ensuite le respect des règles. Le jeu de Solitaire traditionnel souffre en effet dun défaut : une fois la partie effectuée, les cartes se retrouvent dans lordre. Pour que la partie suivante ait lieu, il faut que le joueur batte les cartes pour les ramener au désordre. Cest dabord pour suppléer le joueur dans cette opération fastidieuse que les premières versions informatiques du jeu de patience ont été créées à la fin des années 1970 sur les machines universitaires. Nous sommes ici dans la logique première de linformatique : suppléer lêtre humain dans des tâches routinières comme le calcul numérique. La gestion mécanique du jeu possède, en outre, un autre avantage : il devient impossible de commettre une erreur ou de tricher dans le placement des cartes.
Enfin, ajoutons à cela quelques fonctionnalités supplémentaires, qui nappartenaient pas au jeu papier, comme lapparition dun score et dun chronomètre, ou encore dune récompense visuelle avec le feu dartifice de cartes dansantes qui suit la victoire.
Le devenir jeu vidéo du Solitaire semble ainsi reposer essentiellement sur deux transformations : le déplacement du lieu du jeu de lespace physique de la table à lespace virtuel de lécran ; ce déplacement suppose lui-même la prise en charge par lordinateur des conditions du jeu. La machine soccupe du respect des règles, des calculs nécessaires, et assure ainsi une forme dobjectivité ou de neutralité du terrain de jeux. Cest là, semble-t-il, la composante minimale de tout jeu vidéo, que lon retrouvera partout ailleurs. Lunivers du jeu prend corps à travers la logique de la machine.
Mais cette proximité entre le jeu de patience traditionnel et ce minimum du jeu vidéo quest le Solitaire tient aussi aux propriétés du jeu originel. Si le Solitaire est le minimum absolu du jeu vidéo, cest aussi parce que le Solitaire papier est une forme de jeu qui est déjà quasiment un jeu vidéo. Tout se passe comme sil y avait là une sorte daffinité par avance entre lordinateur et certaines formes du jeu traditionnel. Le Solitaire appartient à cette classe de jeux dont on peut dire, en un sens, quils attendaient la machine informatique pour saccomplir.
Lunivers du Solitaire se réduit en effet à un ensemble de décisions calculables. Il est engendré de manière séquentielle, pas de calcul après pas de calcul. Jouer au Solitaire, cest appliquer un algorithme. Cet algorithme saccomplit comme un destin, avec le joueur dans le rôle de lordinateur, de celui qui littéralement met en ordre. Le petit monde déterministe du jeu apparaît comme déjà taillé pour la machine.
Et le Solitaire est loin dêtre le seul dans ce cas, dêtre un jeu vidéo en attente des jeux vidéo.
Au-delà des exemples les plus évidents, échecs, jeux de dames, jeux mathématiques, qui forment la classe des jeux auxquels lintelligence artificielle ou linformatique sest dabord affrontée comme discipline, il a aussi existé, par exemple dès les années 1930 aux États-Unis, des jeux de base-ball sous forme de cartes, dans lesquels il sagissait de jouer les matchs en sappuyant sur les statistiques des joueurs. Ces jeux étaient remis à jour à chaque saison pour tenir compte des données nouvelles, exactement comme les jeux de sport aujourdhui. Cest comme si Football Manager (Sports Interactive, 1992) existait bien avant linformatique. Son créateur sest dailleurs inspiré directement dun jeu de plateau existant, Soccerama note. Nous y retrouvons la même affinité entre lordinateur et le dispositif du jeu : un univers réduit à des paramètres discrets et pour lequel lordinateur nous épargne la tâche du calcul. À la limite, on pourrait donc dire quil a existé des jeux vidéo avant les jeux vidéo, avant linformatique, des jeux qui ménageaient, au cœur de leur dispositif, une place en creux pour une machine universelle de calcul qui nexistait pas encore.
Néanmoins, si les jeux vidéo entretiennent une affinité manifeste avec un certain genre de jeux traditionnels, comme lillustre la situation du Solitaire ou des jeux de gestion déquipe, la distance vis-à-vis dautres formes du jeu éclate dès lors que lon séloigne des univers calculables. Je regarde mes enfants jouer et je les vois passer dun rôle à un autre : tantôt lun fait le tigre, lautre lours, un instant plus tard il sagit de pirates ou de pêcheurs sur le même terrain de jeux improvisé, un lit, une cabane ou une terrasse. Les règles sont désormais négociées à la volée, faites pour être déliées linstant daprès dès lors que la fantaisie est passée à autre chose. Quest-ce qui, de cette expérience du masque et de la chamaille, du déguisement et du chahut, pourrait passer du côté de lordinateur ? Nous touchons ici manifestement à une polarité opposée des expériences du jeu.
Les jeux vidéo ne sont pas tout à fait des jeux comme les autres. La comparaison avec les jeux traditionnels est un moyen indispensable pour saisir ce que le dispositif des jeux vidéo possède en propre. Cest une façon daborder les lignes de force du médium, mais aussi den préciser les limites. Sur quelles zones dexpériences privilégiées sinstallent les jeux vidéo ? Quinventent-ils, au juste, en matière de jeu ? Jusquoù peuvent-ils aller au-delà de leur zone naturelle daffinité avec le calculatoire ?
En la matière, et pour mener la comparaison, il nous faut encore disposer dune théorie solide des jeux traditionnels. Mieux, cette théorie ne doit pas simplement être une théorie des jeux en général, mais aussi une « théorie du fun » : une théorie qui se préoccupe des formes dexpérience dans le jeu, de lactivité, de lengagement du joueur. Toutes les théories des jeux ne sont pas, loin de là, des théories du fun. Il existe ainsi une anthropologie des jeux, qui recense les jeux des autres, une sémiologie des jeux, qui sinterroge sur nos dispositifs de classement ou de descriptionnote. Ni lune ni lautre nont vocation à nous dire quoi que ce soit des engagements subjectifs des joueurs dans le jeu. Elles ne peuvent servir à isoler des zones dexpérience qui seraient propres aux jeux vidéo.
Dans ce chapitre, je me propose de mettre à profit lun des textes classiques, parmi les plus cités mais aussi les plus attaqués, de la théorie des jeux. Il sagit du livre de lanthropologue Roger Caillois, Les Jeux et les hommes, publié en 1958, quelques années à peine avant léclosion des jeux vidéo. Le livre de Caillois nous offre un outil de comparaison inestimable avec les jeux classiques. Le principal apport du livre consiste en effet en une classification, à la fois fine et robuste, des jeux traditionnels. Cette classification peut nous permettre de repérer, par différence, les zones dexpérience investies par les jeux vidéo. Il sagit de se demander ce qui, dans les jeux vidéo, peut échapper à la classification de Caillois. Par où les jeux vidéo ouvrent-ils de nouveaux espaces ludiques ?
LA PESÉE DU FUN
Il est facile de vérifier que le livre de Caillois répond aux exigences dune théorie du fun. Jemprunte lexpression de « théorie du fun » à louvrage de Raph Koster, qui a été le lead designer dUltima Online (Origin, 1997) et a travaillé pour Sony sur Everquest (Sony Online, 1999), deux des licences les plus importantes dans lhistoire des jeux en ligne. En matière de théorie du fun, Koster utilise une méthode qui remonte à lAntiquité : celle de la pesée de lâme. Imaginons le fun comme une matière très subtile et que lon ne pourrait saisir, à linstar de lâme, que lorsque celle-ci séchappe. La theory of fun sattache ainsi à saisir lesprit du jeu au moment où celui-ci se dissipe, au moment où le jeu bascule vers lennui.
Les cartes et les pions sont toujours là, comme la raquette qui pèse lourd dans la main, pas une ligne de code na été ôtée au programme. Et, pourtant, le fun ny est plus. Quest-ce qui était là un instant auparavant et quest-ce qui désormais fait défaut alors même que lobjet demeure inchangé ? La théorie du fun sattache ainsi aux propriétés de lactivité jeu, aux propriétés du play, plutôt quaux propriétés des objets du jeu. Les jeux ne changent pas. Et, pourtant, le fun disparaît.
Caillois partage avec Koster la même démarche, y compris dans son aspect le plus original, celui de la pesée du fun. Pourquoi dès lors choisir Caillois plutôt que Koster ? La théorie de Caillois possède lavantage de proposer une description beaucoup plus étendue des états ludiques. Koster est en effet conduit à ramener en définitive le fun à une seule et unique composante, liée à une propriété de notre cerveau biologique. Selon Koster, le fun pourrait se ramener tout entier à notre propension à lapprentissage. Les jeux apparaissent chez Koster comme des formes que nous donnons à analyser à notre cerveau. « Les jeux sont une nourriture concentrée que nous donnons à mâcher à notre cerveau. Abstraits et iconiques, ils sont aisément absorbés. […] Dordinaire, nos cerveaux ont un dur travail à accomplir pour transformer une réalité confuse en quelque chose daussi clair quun jeu. Les jeux servent dinstrument fondamental et très puissant dapprentissagenote. »
On comprend dès lors, avec Koster, pourquoi le fun est destiné à disparaître inéluctablement de lactivité. Une fois la forme saisie, analysée, maîtrisée, une fois une stratégie satisfaisante arrêtée, alors le plaisir du jeu se dissipe, le jeu na plus rien à offrir. Cest là sa limite naturelle et inévitable. Aucun jeu nest destiné à durer indéfiniment, nous apprend, fataliste, Koster. Le travail du game designer consiste alors à proposer des schèmes intéressants et riches que notre cerveau pourra assimiler, délié de tout risque, dans lexpérience du jeu.
La théorie du fun à la manière de Koster décrit à la perfection lun des plus grands plaisirs du jeu. En matière de jeux vidéo, lactivité du joueur est en effet bien souvent tendue vers le décryptage des règles implicites contenues dans le modèle du jeu. Que lon songe à des jeux comme Sim City (Maxis, 1989) ou Civilization (MicroProse, 1991) : jouer, cest dabord essayer à tâtons plusieurs stratégies avant de tomber sur quelque chose qui donne satisfaction et qui pourra être reproduit par la suite. De là, limportance du temps passé dans les premiers niveaux, au début du jeu, là où tout se décide. En effet, ce nest pas tant la mise en œuvre dune stratégie en soi qui procure du plaisir que ce moment de recherche à tâtons dune stratégie gagnante. Une fois que celle-ci a été trouvée, le jeu perd une bonne part de son intérêt.
Pour autant, on peut se demander si la réponse de Koster nest pas trop restrictive. Les jeux ressemblent aux langages qui se complètent plutôt quils ne sexcluent, par différence avec les langues. Sil est impossible de parler plusieurs langues en même temps, français en même temps quanglais, il est en revanche courant duser de plusieurs langages, une langue parlée, mais aussi des gestes, des intonations ou tout autre répertoire de signes. Les jeux entassent souvent des plaisirs hétérogènes plutôt quils ne puisent à une source unique, le schème formel à résoudre. Tous les jeux ne sont pas des puzzles, et le plaisir du puzzle lui-même ne tient pas tout entier dans la résolution de lénigme.
JOUER, CLASSER
Il nous faut donc conserver le principe dune théorie du fun, mais en même temps lélargir, louvrir à la possibilité de combinaisons entre de multiples plaisirs ludiques. Or cest là exactement ce que réalise louvrage de Caillois avec sa classification des jeux. Cette classification a pour propriété de reposer sur un éventail de caractéristiques « subjectives », sur les types dengagements vécus par les joueurs dans le jeu plutôt que sur une description « à distance » des objets du jeunote. Caillois décrit les plaisirs que le joueur éprouve quand il joue. Cette classification prend ses distances avec les classifications ordinaires, fondées sur des principes hétérogènes : on parle des jeux de cartes ou des jeux de plateau, en fonction de linstrument employé pour jouer, ailleurs des jeux dadresse en fonction de la qualité exigée par les joueurs, ou encore des jeux de société, en fonction du nombre des participants, ou des jeux du stade, en fonction du lieu où se déroule lactivité… La situation nest pas différente pour les jeux vidéo aujourdhui : le choix des genres prélève de façon plus ou moins arbitraire un élément visible du dispositif du jeu pour lélever en catégorie, laissant dans lombre les types de plaisirs qui font la réalité du jeu.
Caillois est ainsi conduit à distinguer « quatre impulsions essentielles et irréductibles », quil dénomme agôn (la compétition), aléa (le hasard), mimicry (la simulation et le « faire comme si ») et ilinx (le vertige). Ces quatre impulsions se distribuent sous forme de pôles. La compétition (agôn) soppose sur une ligne continue au hasard (aléa), comme la simulation (mimicry) au vertige (ilinx). Un jeu qui serait purement aléatoire suspendrait totalement la propension à la compétition. De la même manière, un jeu de pur vertige ne laisse plus de place à lincarnation dun rôle ou dune identité fixe. Il est en revanche possible de concevoir des solutions médianes. Cest ce que font la plupart des jeuxnote.
Un même jeu peut ainsi contenir à des degrés divers une dose de compétition et de hasard, de simulation et de vertigenote. Où classerions-nous par exemple les échecs ? Le jeu se range manifestement du côté des jeux de compétition, la part du hasard est quasi nulle, mis à part, peut-être, le choix des blancs ou des noirs. La dimension du vertige y est absente, celle de la simulation est sans doute présente, à travers la reproduction en miniature dun petit univers guerrier, réduit cependant à une expression abstraite. Le football est un autre jeu de compétition dans lequel entrent aussi des hasards, celui des conditions météorologiques ou de larbitrage. La partie donne lieu accessoirement à un spectacle et peut contenir quelques moments vertigineux, quelques gestes effectués par pur réflexe alors que le cerveau est déjà débordé. Compétition, aléa, simulation, vertige ne constituent pas des catégories étanches ou des étiquettes uniques. Ils forment un espace polarisé, dans lequel il devient possible de situer nimporte quel jeu.
À ce premier tableau en deux dimensions, Caillois ajoute une forme de profondeur, avec une dernière polarité, ludus/paidia, qui traverse lensemble des jeux existants. Ludus désigne le pôle des jeux à règles et soppose aux jeux libres, non réglés, du côté paidia. Nous pouvons ainsi situer le jeu déchecs comme une forme particulièrement pure du jeu de compétition, sur le versant ludus. À linverse, si jimprovise dans la rue une course jusquau prochain lampadaire, que je prolonge ensuite jusquau carrefour, jaurai un jeu de compétition situé du côté du pôle paidia (cf. image 1).
Ces principes de classement fondés sur la subjectivité du joueur ont pour immense mérite de maintenir une conception particulièrement large de lespace ludique, beaucoup plus large que celle qui réduit habituellement les jeux à des dispositifs dobjets ou à des systèmes de règles. Rien ninterdit ainsi, par exemple – et pourquoi devrait-on sen priver ? –, de considérer comme un jeu lactivité de lenfant qui tourne sur lui-même à la manière dune toupie jusquau vertige ou bien léventail infini des jeux sans règles, jouer à faire comme si, jouer à la marchande, au cow-boy, au pirate, etc. La théorie de Caillois possède cette qualité inestimable de ne pas commencer par exclure un continent entier du monde du jeu, au motif que celui-ci nobéit pas à un système de règles ou ne fait pas usage de dispositifs matériels spécifiques (cartes, plateau, stade…).
LA REVANCHE DE CAILLOIS
La différence entre lapproche de Caillois, du côté dune théorie des plaisirs de lactivité, et celle adoptée par les game studies, sur le versant ludologique, apparaît en pleine lumière à propos de la définition de lactivité « jeu ». On se souvient du modèle classique de Juul, qui commence par identifier le jeu à un « système formel fondé sur des règles » et distingue les jeux en fonction des variantes entre ces mêmes systèmes formels.
Chez Caillois, le jeu se définit au moyen de six critères principaux, qui ont pour propriété dobéir chacun au principe de base de la théorie du fun : quun seul critère disparaisse et alors lactivité cesse dêtre un jeu. Ainsi, le jeu est dabord une activité libre. Un jeu qui se déroulerait sous la contrainte perdrait son caractère ludique. Le deuxième critère indique que le jeu se déploie comme une activité séparée, qui se déroule dans un temps et dans un lieu propres. Le jeu est ensuite une activité incertaine, au sens où le résultat ne saurait être intégralement déterminé à lavance sans tuer lesprit du jeu. Le jeu est, de plus, une activité improductive au sens où elle ne produit pas, du point de vue du joueur, dœuvre. Même les jeux de hasard ne créent pas de richesse, au sens où ils ne font que faire transiter de la richesse dune poche à une autre, sans travail au sens de léconomie. Le jeu est ensuite activité réglée, au sens où il procède de conventions qui suspendent les lois ordinaires. Enfin, le jeu est activité fictive, instituant une réalité seconde par rapport à la vie ordinaire.
Ces six critères – liberté, autonomie, incertitude, improductivité, convention, fiction – ne sont guère nouveaux. Ils appartiennent au fonds commun de la philosophie et puisent largement dans lopposition aristotélicienne entre des activités libres comme le jeu, qui possèdent leur but en elles-mêmes, leur plaisir dans la seule exécution de lacte, et des activités comme le travail qui ont un but externe, par exemple la production dun objet dans le processus artisanal. Le recours à cette opposition est pour le moins traditionnel. On la retrouve ainsi, par exemple, chez Kant : « Dans le travail, loccupation nest pas en elle-même agréable, mais cest dans un autre but quon lentreprend. En revanche, loccupation dans un jeu est en elle-même agréable, sans quil soit besoin de plus de se proposer un but. Veut-on se promener : dès lors, la promenade elle-même est le but et la marche nous est dautant plus agréable quelle est plus longue. […] Il en va de même du jeu de cartesnote. » Les dimensions de liberté et dimproductivité sont clairement des sous-produits de cette distinction classique du jeu et du travail. Les autres critères nous renvoient à louvrage de Johan Huizinga, Homo ludens, dont Caillois propose, au début de son propre ouvrage, une recension critique. Huizinga a insisté en particulier sur la dimension séparée des activités de jeu, sur le « cercle magique » dans lequel se déroule lactivité ; une caractéristique que lon retrouve avec lautonomie du jeu, son caractère conventionnel et fictif.
La conséquence la plus importante de ce type de définition de lactivité jeu est sans doute de faire émerger une question originale : celle de la corruption du jeu. La définition de Caillois repose en effet sur la même logique que la pesée du fun chez Koster. Chacun des éléments de la définition pointe vers une qualité qui, lorsquelle disparaît, fait sévanouir mécaniquement lesprit du jeu – que lon me force à jouer, que le jeu ait lieu au beau milieu dune autre activité et non dans un temps séparé, que lissue soit connue à lavance (à quoi bon jouer alors ?), que le jeu ait pour but la création de richesse et se convertisse en travail, que les lois ordinaires sy appliquent, interdisant par exemple aux enfants de jouer aux voleurs, ou enfin que la dimension fictive sestompe de sorte que le jeu ait lieu « en vrai » : toutes conditions qui font qualors « ce nest plus du jeu ».
Si le jeu est dabord une activité plutôt quune somme dobjets, il faut admettre que cette activité puisse perdre ses qualités premières, se corrompre, pour se transformer en autre chose. « Ce qui était plaisir devient idée fixe ; ce qui était évasion devient obligation ; ce qui était divertissement devient passion, obsession et source dangoisse. Le principe du jeu est corrompu. […] Pour les boxeurs, les cyclistes ou les acteurs professionnels, lagôn ou la mimicry a cessé dêtre une distraction destinée à les reposer des fatigues ou à les changer de la monotonie dun travail qui pèse et qui use. Il est leur travail même, nécessaire à leur subsistance, activité constante et absorbante, pleine dobstacles et de problèmes, dont ils se délassent justement en jouant à un jeu qui ne les engage pasnote. » Le fun sest envolé.
Ce type de description de lactivité jeu contredit de manière frontale lapproche ludologique des game studies. Si lon choisit de définir les jeux comme une classe de systèmes formels, alors la question de la corruption des jeux paraît tout simplement dénuée de sens. Il ny a pas de place chez Juul pour le principe dune théorie du fun à la manière de Koster ou Caillois : quun jeu puisse cesser dêtre du jeu en fonction des attitudes du joueur, non en fonction des propriétés de son système formel, cela apparaît comme absurde. De fait, Juul consacre, dans Half-Real, plusieurs passages à la critique de Caillois. Tous les reproches convergent vers un même point : la définition du jeu comme une activité plutôt que comme un objet.
Ainsi, par exemple, affirmer que lactivité du jeu doit être volontaire, plutôt que subie, nest pas un bon critère selon Juul, car comment sassurer quune activité est libre plutôt que contrainte ? « Roger Caillois affirme que les jeux sont volontaires. Le problème est que la signification de ce terme nest pas claire. Ce nest plus un jeu si la pression sociale force un joueur à jouer ? Dans la mesure où la motivation humaine est trop complexe pour être simplement expliquée en termes de volontaire/involontaire, je crois quil est impossible de décrire dune manière qui fasse sens si les jeux sont volontaires ou nonnote. »
De même, quun jeu ne produise pas de richesses, cela est douteux, car « un jeu ne cesse pas dêtre un jeu quand on y joue pour de largent ». On le voit, la méthode de Juul vise à nous épargner des questions sur les engagements subjectifs des joueurs, il est vrai, toujours difficiles à caractériser de manière objective (est-ce vraiment libre ? quel est le type de plaisir ?). Elle présente en revanche linconvénient de réduire de manière drastique lespace des comportements ludiques aux jeux munis de règles, comme de marginaliser les questions portant sur lactivité du joueur. Lobjectivité revendiquée dune approche en termes de « systèmes formels » saccompagne dun rétrécissement considérable de lobjet « jeu ».
IMPULSIONS VIDÉOLUDIQUES
Si nous adoptons désormais, en toute connaissance de cause, la classification de Caillois et ses « impulsions fondamentales », comment caractériser la position propre des jeux vidéo ? Il faut ici tenir deux thèses à la fois. Il faut dabord reconnaître que les jeux vidéo valident la classification de Caillois ; en ce sens quil est parfaitement possible de les ranger au sein des catégories existantes. Il ne semble pas que les jeux vidéo ajoutent une zone dexpérience au-delà de lagôn, de laléa, de la mimicry ou de lilinx. Est-ce à dire que les jeux vidéo ninventent rien ? Quils ne font que se répartir parmi lespace des jeux traditionnels ? Ce nest certainement pas le cas. Lintérêt considérable de la classification de Caillois est de faire apparaître des zones où se combinent plusieurs principes ludiques. Les jeux vidéo investissent des zones dexpérience laissées en friche dans lespace des jeux traditionnels.
Autrement dit, des jeux vidéo à partir du texte de Caillois on doit dire à la fois quils vérifient la classification proposée et, en même temps, quils la débordent en inventant de nouvelles combinaisons au sein de lespace ludique. Les catégories de Caillois restent pertinentes, elles ne sont pas prises en défaut par les jeux vidéo ; en revanche, ces derniers excèdent les zones dexpérience investies par les jeux traditionnels.
Commençons par vérifier que les catégories de Caillois sappliquent aux jeux vidéo. Cest une évidence pour la dimension de la compétition dès lors que lon songe au dispositif du high score qui a dominé le jeu darcade ou à lexistence aujourdhui de jeux qui sont de véritables plates-formes dédiées au sport électronique, avec une série comme Starcraft (Blizzard, 1998), par exemple.
La dimension de laléatoire intervient encore, en regard de la dimension compétitive, alors même que le jeu vidéo pourrait garantir en théorie un terrain de jeux absolument débarrassé de tout aléa.
Il sagit sans doute ici dun principe de variété ludique : dans Starcraft, par exemple, le joueur ne sait pas forcément quelle carte sera tirée par la machine, et certains joueurs peuvent même jouer « random », laissant lordinateur déterminer la race et donc le type dunités quils dirigeront. De manière plus traditionnelle, même les jeux à high score peuvent intégrer une dimension aléatoire. Cest le cas, par exemple, de Tetris (Pajitnov, 1984) pour lequel les prochaines formes que le joueur aura à éliminer apparaissent aléatoirement. La polarité entre compétition et aléa, sans doute un grand principe ludique, se vérifie donc sans peine dans les jeux vidéo : trop de hasard tue la compétition ; des injections contrôlées de hasard, à égalité pour tous, y ajoutent du piment, de façon à garantir limprévisibilité du résultat final sur fond déquité maintenue.
Il en va de même du deuxième axe. La dimension du faire-semblant, de la mimicry, se retrouve dans la construction des univers fictionnels du jeu vidéo. Une dimension sans doute rudimentaire au point de départ lorsquil ny avait que le planétarium de Spacewar et ses deux vaisseaux ou les raquettes et la balle carrée de Pong, mais qui a fini par envahir, progrès des machines oblige, lensemble du jeu vidéo. Rares sont les jeux qui ne sappuient plus aujourdhui sur la reconstitution dun monde simulé, jusquà engendrer des univers dune dimension et dune cohérence sans équivalents ailleurs.
La polarité opposée de lilinx, du vertige, est peut-être la moins facile à détecter. Lexpérience du joueur campé devant la borne darcade, assis sur son siège ou sur son canapé manette en main, peut sembler en tous points éloignée de celle de lalpiniste au sommet dun pic. Où est le vertige ? Et, pourtant, cest peut-être ici que les descriptions de Caillois se révèlent les plus saisissantes pour attirer notre attention sur les formes véritables du plaisir du joueur. Le vertige est bien une des sources les plus considérables du plaisir du jeu vidéo.
« Éprouver plaisir à la panique, sy exposer de plein gré pour tenter de ne pas y succomber, avoir devant les yeux limage de la perte, la savoir inévitable et ne se ménager dissue que dans la possibilité daffecter lindifférence, cest comme le dit Platon pour un autre pari, un beau danger qui vaut la peine dêtre courunote. » Quelle meilleure description de larcade ? Des jeux qui accélèrent jusquà devenir impossibles, et dans lesquels ce qui compte nest pas tant le score à atteindre que létat de débordement dans lequel le jeu nous met, lorsque la main peut encore faire le geste qui sauve alors que le cerveau a déjà perdu. Quest-ce que Tetris sinon la métaphore visuelle du principe même de toute larcade, celui du débordement de soi ? Le vertige nest pas réservé à larcade. Les jeux de tir en ligne profitent du même ressort, où la vie et la mort (virtuelle) ne tiennent quà un fil, où les duels exigent le sang-froid et la vitesse dexécution face à la panique.
Les quatre attitudes de Caillois permettent donc bien de distribuer les jeux vidéo, comme les jeux traditionnels. Les jeux vidéo vérifient la classification de Caillois. Pour approcher la singularité des jeux vidéo au sein de lespace des jeux, il faut introduire une dimension supplémentaire dans la description de Caillois. Ses catégories fonctionnent en effet par affinités. Ces affinités définissent ce que Caillois nomme la « syntaxe des jeux ». Le principe est le suivant : à partir des quatre catégories – compétition, aléa, simulation et vertige –, il est possible dengendrer par simple combinatoire six couples distincts. Sur ces six combinaisons, deux sont, nous dit Caillois, « contre nature », deux autres sont viables mais sans plus, les deux dernières reflètent une connivence essentielle.
Vertige et compétition, simulacre et aléa forment les combinaisons interdites. La compétition exige en effet la maîtrise de soi plutôt que lexposition volontaire à la panique. Quant à lincarnation dun rôle, celle-ci na pas grand-chose à voir avec le hasard. Ces combinaisons paraissent donc chez Caillois profondément bancales.
En revanche, lalliance de la compétition et du spectacle, du vertige et de laléa est viable. La compétition se transforme aisément en un spectacle, avec lequel elle partage une forme despace scénique qui distingue le lieu des simples spectateurs de celui des acteurs. De la même manière, les dispositifs qui produisent du hasard, le jet de dés, la bille de la roulette peuvent sapparenter au vertige (« Faites vos jeux, rien ne va plus »).
Enfin, compétition et hasard, simulation et vertige fonctionnent, comme nous lavons déjà vu, ensemble. Les deux pôles sopposent, mais visent au final à produire un même effet. Ainsi, la compétition et le hasard font émerger un gagnant en garantissant légalité de tous au départ, soit devant le sort, soit en fonction des conditions du concours dans lequel chacun devra prouver son excellence. Il en va de même pour la simulation et le vertige qui constituent deux manières daltérer son identité : devenir autre dans le simulacre, ne plus être rien dans le vertige. Nous avons donc dun côté laffinité du concours et du tirage au sort comme principe de justice, de lautre celle du masque et de la transe comme suspension joyeuse de tout principe. De plus, le pôle de la compétition et du hasard sassocie spontanément avec la dimension du ludus, avec des univers faits de règles et de procédures strictes, qui exigent le décompte et légalité toujours maintenue des parties. Simulation et vertige sassocient quant à eux au pôle déréglé de la paidia, à la folie du tohu-bohu, du carnaval et de la chamaille.
LINSTANT DU VERTIGE
Les jeux vidéo bousculent les règles de la syntaxe de Caillois. Ils transgressent les associations habituelles des jeux traditionnels sur deux points essentiels, qui correspondent à deux innovations ludiques monumentales : louverture dune zone agôn-ilinx-ludus dune part, linvention dune combinaison inédite de simulation et de calcul dautre part.
Examinons dabord cette forme de solidarité nouvelle entre compétition, vertige et jeux à règles. Dordinaire, si lon suit la description de Caillois, la compétition soppose au vertige, comme le vertige soppose au respect des règles. Or les jeux vidéo nous proposent bien souvent un mixte étrange dagôn, dilinx et de ludus. Tous les jeux issus de larcade en particulier reposent ainsi sur une alliance de compétition, à travers la recherche du high score, et de vertige dans une forme de jeu qui accélère à linfini. Mieux encore – transgression supplémentaire –, le vertige sobtient non par un univers sans règles, mais au contraire par le dérèglement dun univers à règles : laccélération, qui simpose au joueur darcade, ressemble à sy méprendre à une sorte de bug, à une variable qui continue à sincrémenter à chaque pas de calcul pour amener au crash final, celui dans lequel le joueur ne peut plus maîtriser la vitesse de la machine.
Et, entre-temps, que se sera-t-il passé ? Le joueur aura été confronté au plaisir davoir été débordé par le jeu, poussé à ses limites, conduit dans un état de concentration absolu au bord du précipice. Larcade, comme le dira plus tard, en une formule parodique, Sega, « cest plus fort que toi ».
Nous avons donc ici une zone dexpérience inédite, à moins quelle ne fasse apparaître a posteriori une transformation en cours du côté des jeux traditionnels. Car ladresse dont on fait montre dans la compétition est sans doute, bien entendu, liée à la maîtrise, mais cette maîtrise autorise aussi, en retour, quelques moments vertigineux, quand le geste seffectue encore alors que lesprit est dépassé. Ce sont ces moments de grâce autour desquels gravite la dramaturgie télévisée de sports comme le tennis ou le football : le geste dadresse qui nest plus un geste de maîtrise, mais un geste désespéré et qui pourtant fonctionne par miracle. Le tennisman qui na pas dautre ressource que de jeter sa raquette et qui fait le point ; le but réalisé dans des conditions acrobatiques et qui coupe le souffle. Des moments littéralement suspendus et dont on se délectera après coup, sous le régime du ralenti. Tout se passe comme si le jeu vidéo, avec larcade en particulier, avait réussi à reprendre et à mettre en coupe réglée cette zone de lexpérience, prolongeant non pas tant lexpérience du sport en elle-même que lexpérience du sport à lécran.
On aurait tort de croire que la relation dun jeu comme Pong (Atari, 1972) au tennis se réduit à labstraction sèche de la représentation. Pour comprendre Pong, il faut se souvenir du mode demploi en une ligne gravé sur la borne darcade : « Avoid missing ball for high score. » Ici, nous avons la combinaison parfaite de la compétition (for high score) et du geste qui sauve (avoid missing ball). Pong est du tennis au sens le plus rudimentaire sur le plan de la représentation (la raquette, la balle, un filet qui nexiste que pour faire semblant), mais cest aussi une formidable machine à ne transposer que les moments dintensité maximale, là où lon évite de manquer la balle alors que tout va trop vite. Et, derrière larcade, des pans entiers du jeu vidéo reposent à leur tour sur cette mécanique à convertir de laffrontement compétitif en distributeur automatique dinstants vertigineux (cf. image 2).
Linvention de cette zone mixte au croisement de la compétition, du vertige et des univers à règles ne doit pas nous surprendre, si nous avons présentes à lesprit les conditions historiques qui ont présidé à la naissance de larcade. Comme nous le verrons, larcade procède en effet dune grande collision entre lunivers des machines de calcul et celui de la fête foraine ou du parc dattractions, une collision entre des traditions du jeu hétérogènes que la structure ludique du domaine reflète de manière assez exacte avec son mélange détonnant de compétition, de calcul et de vertige.
SIMULATION ET CALCUL
Mais les jeux vidéo font aussi déjouer les classifications de Caillois sur un second point qui nest pas moins important. Ils transforment en effet en profondeur la signification même de la mimicry, de la simulation. Les jeux vidéo inventent une forme radicalement inédite de simulation par le calcul, dalliance entre la mimicry et le ludus, qui découle en ligne directe de la présence de la machine informatique. Cette alliance, si caractéristique des jeux vidéo, prend à contre-pied laffinité naturelle, qui existe selon Caillois, entre les jeux de simulation (le « comme si » de la mimicry) et le pôle le moins réglé et le plus libre des expériences de jeu, la paidia. Dordinaire, mimicry et paidia fonctionnent ensemble.
Du côté dune alliance entre mimicry et ludus, cest-à-dire du côté dune forme de simulation encadrée par des règles, Caillois na pas grand-chose à citer, si ce nest « le théâtre ou les arts du spectacle en général ». Autrement dit, la zone dalliance traditionnelle mimicry-ludus pointe vers un cas limite, celui du théâtre, pour lequel on peut légitimement se demander si on doit encore le classer comme un jeu. Caillois mentionne aussi, en passant, pour la même zone les jeux de construction (animaux fabriqués en tiges de mil par les enfants dogon, Meccano, modélisme…). Cette mention est particulièrement intéressante dans la mesure où nous avons affaire à un type dactivité ludique, la construction, que lon retrouvera fortement représenté du côté des jeux vidéo. Une preuve supplémentaire de lefficacité des catégories de Caillois, capables de faire apparaître des affinités entre des formes de jeu, qui ne pouvaient apparaître de lextérieur. Quoi quil en soit, les cas des jeux de construction et du théâtre mis à part, lénoncé de base demeure : « La mimicry est invention incessante, la soumission continue à des règles impératives ne sy laisse pas constaternote. »
Les jeux vidéo violent de manière flagrante laxiome de Caillois ; eux qui nous présentent, dans leur très grande majorité, des univers simulés, engendrés par des règles, où chaque élément ne peut exister que comme le résultat dune procédure explicitement définie en machine. Les jeux vidéo inventent une alliance inédite de simulation et de calcul, de mimicry et de ludus. Ils ouvrent ici une zone dexpérience sans corrélat du côté des jeux traditionnels. Lexpérience du joueur de jeu vidéo na en effet pas grand-chose à voir avec celle de lacteur de théâtre, qui occupe pourtant la même position dans lespace ludique de Caillois. Que les jeux vidéo innovent sur ce point précisément est tout sauf un hasard : la possibilité même dinvestir cette zone mimicry-ludus tient manifestement à ce que les jeux vidéo ont en propre, le rapport à la machine informatique. Dans les jeux vidéo, on joue avec une machine dont la propriété fondamentale est de pouvoir reproduire sous forme de simulation de petits univers, pour peu quon puisse en livrer les règles. De là, une forme dexpérience spécifique dans la zone simulation-calcul qui na pas déquivalent direct dans les jeux traditionnels.
Limportance de la simulation pour les jeux vidéo a été repérée depuis longtemps. On peut songer ici à louvrage dAlain et Frédéric Le Diberder, lun des textes pionniers sur les jeux vidéo, en 1993, qui faisait déjà de la simulation le pivot de la défense des jeux vidéo, érigés en dixième art (après la bande dessinée et la télévision). Louvrage se livre à un vibrant éloge des simulateurs, de ce que nous appelons aujourdhui les jeux sandbox, les bacs à sable, ce que les frères Le Diberder nommaient « pâte à modeler informatique ». Les jeux vidéo y apparaissent comme le pendant ludique dune culture de la simulation, devenue la « voie symbolique principale par laquelle notre civilisation sapproprie le réelnote ».
La dimension de la simulation, pâte à modeler ou bac à sable, constitue à lévidence lune des propriétés les plus spécifiques des jeux vidéo. Il est naturel quelle engendre une forme de jeu qui na que très peu décho du côté des jeux traditionnels. Nous jouons en jeu vidéo avec de petits univers à règles sous lesquels affleurent toujours les qualités du nombre. Une forme de simulation inimaginable pour Caillois qui ne passe plus par les libertés du « faire comme si », mais par le pôle opposé du calcul.
Il est intéressant de constater que les jeux vidéo ne sont pas tout à fait seuls à occuper cette zone dexpérience de la simulation par le calcul. Il existe en effet une autre forme de jeu, que ne connaissait pas Caillois, puisquelle est plus tardive, contemporaine de léclosion commerciale des jeux vidéo, et qui a pour caractéristique de sinstaller exactement sur la même zone mimicry-ludus. Cette forme est le jeu de rôle, dont on peut comprendre les relations particulièrement étroites qui lunissent au jeu vidéo, dont il na cessé de croiser le chemin : inspirant dabord le jeu daventure avant dengendrer à la fin des années 1970 un genre en propre sur ordinateur puis sur console. Les catégories de Caillois nous permettent de rapporter cette proximité historique à des affinités profondes au plan de la structure ludique.
Le jeu de rôle constitue en effet une forme particulièrement remarquable en ce quelle se situe à la jointure entre les deux modalités de la mimicry-ludus. Dun côté, le jeu de rôle sapparente à la zone traditionnelle du « faire comme si » réglé, au théâtre, à un exercice dimprovisation encadré par le maître du jeu. Mais, de lautre côté, le jeu de rôle nous renvoie aussi à la culture du wargame, dont il est issu, avec une importance considérable accordée à la résolution numérique des combats. Ou bien je joue à faire semblant dêtre le magicien Ahrimane et je construis mon personnage, ou bien je vérifie que mon taux desquive réduit effectivement de 15 % les chances de coups critiques. À moins que je ne fasse en réalité un peu des deux. Cette ambivalence est une des marques de fabrique du jeu de rôle. La toute première édition de Donjons et Dragons par Dave Arneson et Gary Gygax, en 1974, lédition dite Original Dungeons & Dragons, affiche ainsi nettement sa filiation avec le wargame en portant comme sous-titre « Règles pour des wargames médiéval-fantastiques, campagnes jouables avec papier, crayon et figurines miniatures ». Quatre ans plus tard, avec la troisième édition commerciale, le discours a changé pour investir la polarité diamétralement opposée de lexpérience du jeu : « Ce jeu nexige aucun plateau car laction prend place dans limagination du joueur, avec des aventures de donjons qui incluent des monstres, des trésors et de la magienote. »
Autant la première manière de jouer, celle qui va sincarner dans la série Advanced Dungeons & Dragons, peut aisément être avalée par le jeu sur ordinateur, la machine servant de support ou doutil pour le maître de jeu, autant la seconde manière résiste et demeure particulièrement difficile à assimiler dans le dispositif du jeu vidéo. Comment réinventer de la mimicry dans un univers de ludus ? En la matière, il ny a pas dautre choix que de « surjouer » le jeu, de jouer avec le jeu vidéo un jeu second, sous la forme par exemple dun comportement roleplay dans les jeux en ligne. En loccurrence, il sagit de faire comme si on incarnait son personnage, de soigner son langage, déviter des références trop criantes au monde moderne si on se situe dans un univers de fantaisie, de maintenir une atmosphère de fiction… Toutes choses pour lesquelles il faut bien souvent lutter contre la pente naturelle du jeu lui-même, sans même parler du comportement des autres joueurs. Essayer de recréer du « faire comme si » à lancienne dans le monde nouveau de la simulation-calcul nest jamais une tâche aisée. Il ny a guère de solution de continuité entre les deux polarités opposées, paidia ou ludus, du plaisir de la simulation, une situation que lambiguïté du jeu de rôle comme genre illustre parfaitement.
Ce parcours à travers les catégories de Caillois nous permet de toucher du doigt la spécificité des jeux vidéo par rapport aux jeux traditionnels. Les jeux vidéo sinstallent sur des combinaisons inédites de plaisirs ludiques : la première, située entre vertige, compétition et calcul, sans doute liée à la présence de lécran, aux transformations que les conditions de la retransmission ont fait subir au phénomène du sport en isolant la composante la plus spectaculaire du vertige ; la seconde, située entre simulation et calcul, découlant en ligne directe et sans lombre dun doute de la présence de la machine informatique. Sil fallait désigner dun mot la zone dexpérience quoccupent les jeux vidéo, on pourrait sans doute parler dune forme d« hallu-simulation », dhallucination dans la simulation, de production de vertige dans des univers engendrés par le calcul ; une forme sans équivalent direct du côté des jeux classiques.
Que peut-on attendre en matière de jeu de ces univers régentés par le calcul ? Comment peut-on jouer avec des mondes de ce genre ? La théorie des jeux traditionnels ne peut que rester muette en la matière. Mais lon dispose cependant, et depuis fort longtemps, en philosophie dune théorie de ces univers calculables qui sont désormais ceux du jeu vidéo. Une théorie que lon ne trouvera pas du côté de la théorie des jeux, mais bien plutôt du côté de la théologie rationnelle !
PETITE MÉTAPHYSIQUE DE LHALLU-SIMULATION
Les jeux vidéo réalisent en effet, sans le savoir, des univers à la manière de la philosophie de Leibniz, dont ils retiennent, du coup, quelques-unes des propriétés les plus caractéristiques. Voici que les jeux vidéo font de la métaphysique sans le savoir et que ces propriétés métaphysiques imprègnent lesprit du jeu. La philosophie de Leibniz repose en effet sur une figure pour le moins originale du Dieu créateur. Le Dieu de Leibniz ne se contente pas de créer le monde sur un coup de tête, mais il engendre le meilleur des mondes possibles à la suite dun calcul doptimum. Le Dieu de Leibniz a ceci de particulier quil fait le monde en calculant. Il est le premier ordinateur, et notre monde, le premier monde virtuel, un monde qui apparaît comme le résultat dun calcul et dans lequel chaque entité possède son programme.
Dieu calcule ainsi avec son intelligence infinie le meilleur des mondes possibles, celui qui offre le plus de richesse et de diversité à partir des règles les plus simples : le plus de complexité possible à partir du code le plus court. « Dieu a choisi celui qui est le plus parfait, cest-à-dire celui qui est en même temps le plus simple en hypothèses et le plus riche en phénomènes, comme pourrait être une ligne de géométrie dont la construction serait aisée et les propriétés et effets seraient fort admirables et dune grande étenduenote. » Ainsi, il faut imaginer notre monde comme la pointe avancée dune infinité dautres univers possibles, tous plus ou moins différents du nôtre, mais qui ne réalisent pas la condition de loptimum. À côté de notre univers, le plus parfait, il existe une série infinie dunivers de moins en moins parfaits, munis de leur propre code ou de leur propre équation. Dans ces autres mondes, par exemple, nos gestes ou nos actes seront différents, si tant est que nous y apparaissions encore. Ils définiront dautres univers possibles, suboptimaux, que Dieu na pas choisis. On imagine aisément les difficultés que suppose une telle description, que ce soit pour la question du mal ou pour celle, connexe, de la liberté humaine. En effet, dans un tel monde, engendré par ce Dieu qui nest autre que le plus parfait des calculateurs, chaque entité individuelle possède son propre programme, réagit en fonction de son algorithme : « La notion dune substance individuelle enferme une fois pour toutes tout ce qui lui peut jamais arriver, et en considérant cette notion on y peut voir tout ce qui se pourra véritablement énoncer delle, comme nous pouvons voir dans la nature du cercle toutes les propriétés quon en peut déduirenote. » Dieu agence le monde de façon à ce que ces programmes individuels se composent au mieux avec lensemble des autres pour produire le meilleur des mondes.
Il nest pas étonnant de constater que les jeux vidéo constituent sur bon nombre de points une réalisation concrète de lunivers leibnizien. Ainsi, chez Leibniz, si chaque créature possède, par exemple, son point de vue sur lunivers calculé, le point de vue de Dieu nest autre que lensemble des points de vue en simultané. La pratique du multi-box dans les jeux en ligne, qui consiste à jouer à soi tout seul un grand nombre de personnages en même temps (jusquà une dizaine décrans, de claviers, de souris, opérés avec seulement deux mains… et deux pieds), offre un équivalent concret dune perception simultanée à travers plusieurs points de vue. Un équivalent déficient, bien entendu, car Dieu pratique un multi-box infini à travers lensemble de ses entités (cf. image 3).
La situation du jeu vidéo apparaît ainsi comme une combinaison curieuse : il sagit dun monde leibnizien, engendré par le calcul, où chaque entité possède ses lignes de code, mais dans lequel on dépose un objet non leibnizien, le joueur, le seul être non programmé dans laffaire. Que peut-il se passer ? Bien souvent, la situation de jeu consiste à rendre le joueur lui-même leibnizien, à lintégrer progressivement dans la logique du programme, à le conduire à retrouver lenchaînement optimal. Le joueur résorbe alors finalement de lui-même la perturbation qui résulte de sa présence pour rendre le monde à son état de perfection.
Cest la logique qui préside aux très impressionnants speed-runs, dans lesquels certains joueurs font montre de leur savoir-faire, en terminant un jeu au plus vite, dune seule traite, sans aucune faute, ni aucun à-coup. Ici, le joueur sest tellement intégré à lunivers du jeu quil est devenu lui-même un programme. Chaque faux mouvement engendre à son tour un autre univers possible suboptimal, comme il y en a une infinité chez Leibniz. Et le jeu peut être plus ou moins tolérant dans ladmission de ces univers suboptimaux.
Le détour par la métaphysique décrit ainsi une grande figure du joueur possible, dans cette zone mimicry-ludus : devenir leibnizien, prendre la place du programme et résorber cette aberration quest un sujet libre de ses mouvements dans un univers programmé. Or cette situation correspond, trait pour trait, à celle, malaisée, du sujet moral chez Leibniz : un sujet libre, mais dont la liberté consiste à accomplir les desseins de Dieu. Il en va de même dans les jeux où la liberté ne consiste bien souvent quà accomplir le programme.
De fait, nombre de jeux exigent avec insistance que lon se mette en conformité. Une situation que le jeu de plate-forme indépendant dAlexander Ocias, Loved (2010), tourne magnifiquement en dérision, mettant aux prises le joueur avec les injonctions tyranniques dun programmeur qui exige toujours plus de soumission, jusquà labsurde. La métaphysique de Leibniz nous apprend ainsi quil y a, en jeux vidéo, une morale du signifiant, des univers calculables, autant que du signifié, ce que nous montre le jeu, et que les deux ne se recouvrent pas nécessairement.
Il suffit de penser à Mortal Kombat (Midway, 1992), lun des jeux qui ont déchaîné lune des plus belles polémiques de lhistoire des jeux vidéo, à cause de ses fatalities, ces mouvements particulièrement « gore » que lon peut réaliser à la fin du combat pour démembrer ladversaire. Ce qui apparaît au niveau du signifié, de la représentation, comme une débauche de violence primaire, requiert du côté du signifiant, du dispositif du jeu, une discipline extraordinaire pour produire au bon moment les bons enchaînements. Le gore fonctionne ici comme la récompense visuelle dun travail dabord impitoyable sur soi pour saligner sur le programme.
LUDUS ET PAIDIA
La théologie de Leibniz, sa fascination pour le code, comme les difficultés considérables quelle entraîne pour concevoir un acte libre, dessinent quelques-unes des propriétés les plus caractéristiques des univers à règles, avec lesquels nous jouons. Mais les jeux vidéo sont-ils condamnés à des univers leibniziens et à la morale du jeu qui en découle ? Peut-on échapper de lintérieur du jeu à limplacable détermination de la zone mimicry-ludus et de ses univers simulés ? Oui, sans aucun doute. Car cette zone mimicry-ludus nest pas dun seul tenant. Autour du grand continent leibnizien existent depuis longtemps de petits archipels qui explorent des voies alternatives au sein de la simulation-calcul et qui impliquent surtout dautres figures du joueur.
Il est dabord possible de supprimer, comme le font les récits à embranchements multiples, lexistence même dun optimum, dimaginer un monde à la Leibniz, créé par un calcul, mais sans quexiste de meilleur des mondes. Le trajet du jeu pourra alors avoir plusieurs fins en fonction des décisions accumulées du joueur. Nous passons ainsi du modèle leibnizien de la pyramide des mondes, le meilleur des mondes, à sa pointe, les mondes ratés qui saccumulent à sa base, dune figure monarchique des univers possibles à une figure démocratique, un continuum dexpériences à parts égales. Ce qui change tout pour le joueur, puisquil y a désormais possibilité de retrouver au cœur de la mimicry-ludus une forme de la paidia : la possibilité de laisser dans son sillage un monde à sa guise, de partir à laventure en délaissant la quête de loptimum.
Mais encore faut-il que larbre des possibles soit suffisamment riche, ou que le joueur lui-même ne se comporte pas en leibnizien, posant les bonnes sauvegardes ici ou là, de façon à explorer lensemble des embranchements, à la recherche du meilleur. Cette dernière tactique, celle de lover-achiever, consiste au fond à retrouver la finitude du code derrière les apparences chatoyantes du vaste monde numérique, à effectuer la combinatoire dans toute son étendue parce que le monde est de nature combinatoire, à épuiser, dans tous les sens du terme, la nature du médium.
Dautres solutions sont encore envisageables, en régime de simulation-calcul, pour essayer de retrouver la qualité dun univers plein. Lunivers construit peut dabord être suffisamment vaste pour englober le joueur qui nen fera jamais le tour entier : une manière de donner le sentiment dun infini à travers le fini, de faire oublier le monde clos du code. Cette tactique est celle des jeux que lon appelle « à monde ouvert ». On peut néanmoins se demander si louverture promise peut être autre chose quune forme de dissimulation de la clôture. À partir de quand le monde sera-t-il suffisamment vaste pour que le joueur en oublie les limites ? On peut songer ici au travail de photographe virtuel de Robert Overweg qui répertorie des clichés de bout du monde, à ces endroits où lunivers du jeu sarrête brutalement. Ces lieux où il révèle sa vraie nature.
Depuis les premiers jeux Star Trek des années 1970 jusquaux derniers Grand Theft Auto (Rockstar, 2008), en passant par des classiques comme le jeu dexploration spatial Elite (Acornsoft, 1984), la solution du « monde ouvert » fournit à tout le moins un goût grisant de liberté au sein du jeu, pourvu que lon sache fermer les yeux sur les limites du code. Lindicateur de complétion dont sont pourvus les derniers jeux de la série Grand Theft Auto est caractéristique de cette approche : le jeu indique en permanence au joueur, sous la forme dun pourcentage, la fraction du monde quil a vue. Le monde est suffisamment vaste pour que les 100 % paraissent une limite impossible à atteindre, une manière de signifier quil y aura toujours plus dans le jeu que ce que le joueur pourra en voir.
Une autre solution plus ambitieuse encore, qui vise à dépasser les limitations de la simulation-calcul, consiste à utiliser des mécanismes de lordre de lémergence. Ici, il ne sagit plus seulement de produire lillusion dun univers plein à travers un excès de code, mais dengendrer un monde vivant, dont personne ne pourra prévoir à lavance le cours. Nous touchons ici à des débats de fond quant à la nature de linformatique et aux limites de la technologie. Ces débats ont traversé en particulier le programme de recherche de lintelligence artificielle. Peut-on retrouver au sein dun univers de symboles toute la richesse et la flexibilité de la pensée humaine ? Peut-on produire autre chose avec linformatique que de petits univers déterministes, où tout est inscrit par avance dans le code ?
Cette question est posée telle quelle dès le fameux article dAlan Turing en 1950, « Computing machinery and intelligence », lun des premiers à envisager la possibilité dune intelligence de la machine. Turing imagine un test, sous la forme du jeu de limitation : imaginons un ordinateur et un homme placés dans une pièce à part ; si je suis incapable de distinguer par le simple jeu de la conversation qui est lhomme et qui est la machine, comment pourrais-je refuser à la machine la qualité de penser ? Le point intéressant est que Turing envisage deux tactiques pour parvenir à cette simulation dun comportement intelligent. Ou bien essayer de produire un ensemble de règles suffisamment vaste et suffisamment explicite pour couvrir lensemble des cas possibles. Ou bien à linverse partir de quelques règles simples, et sarranger pour que la machine acquière le comportement désiré à travers un processus dapprentissage. Dans cette seconde approche, où Turing parle de « machine-enfants », on peut espérer assister à des phénomènes démergence : quelques règles élémentaires, une masse dentités de base, desquelles émergent au fur et à mesure de lactivité des comportements intéressants et que lon ne pouvait prévoir au départ. Cette seconde voie présente lintérêt extraordinaire, au moins en apparence, de nous faire sortir de lunivers du code par le code, dengendrer de limprévu à partir des règles. Sauf à effectuer pas à pas chacune des étapes de lalgorithme, il nexiste aucun moyen de prévoir à lavance ce que le système donnera pour un temps déterminé à lavenir.
On le voit, les positions de joueurs offertes par le jeu vidéo sont profondément affectées par la nature du médium informatique, lequel façonne en sous main de manière extrêmement puissante les options ludiques. La zone du jeu, celle de lhallu-simulatoire, celle de la mimicry-ludus, est tout sauf neutre et transparente. Lutilisation de mécanismes de lordre de lémergence offre une ligne de fuite de lintérieur du médium. Cette voie a déjà été explorée par nombre de jeux dans lesquels elle produit des effets intéressants. On peut ici songer, par exemple, à un jeu indépendant comme Blueberry Garden (Svedäng, 2009), qui permet au joueur de soccuper dun petit jardin : les arbres font pousser des graines, qui produisent à leur tour dautres arbres ; mais ces graines sont aussi consommées par certaines espèces danimaux, qui peuvent proliférer jusquà détruire leur habitat, à moins que des prédateurs ne fassent leur apparition… Le tout produit un monde « vivant » en évolution constante, à son propre rythme, au côté des actions du joueur. Comme le monde de Blueberry Garden est modifiable à la volée, certaines graines permettent de transformer le terrain, et comme il nexiste pas de solution unique, Blueberry Garden parvient à réactiver dans le dispositif du jeu vidéo une impression rare de liberté et dimprovisation. Il réinvente dans le dispositif de la simulation-calcul les qualités les plus belles de la paidia.
Minecraft (Markus Persson, 2009), lune des stars actuelles du jeu indépendant, propose lui aussi une forme dexploration des limites du médium jeu vidéo. Minecraft repose sur le principe de lengendrement procédural, à linfini, de lunivers du jeu. Au fur et à mesure que le joueur se déplace dans lespace du jeu, lordinateur crée un monde, un vaste décor qui sétend potentiellement à linfini. Linfini du monde nest plus simplement dans Minecraft une illusion engendrée par la taille dun univers fini, ce qui était la solution traditionnelle du monde ouvert ; linfini y existe de manière potentielle : tant que la machine aura de la mémoire et de la puissance de calcul, le monde peut continuer à croître. Autrement dit, un cliché du bout du monde, comme ceux dOverweg, est tout simplement impossible dans un jeu comme Minecraft.
Leffet sans doute le plus impressionnant de cette tactique est que le joueur se retrouve plongé dans un monde sans repères, sans signes préalablement disposés à son égard, un monde sans finalité, comme on le dirait en philosophie, où rien na spécialement été prévu pour son propre usage. Dès lors, il devient possible de se perdre, doublier son chemin sauf à réinscrire soi-même des signes, des codes dans un monde qui est parvenu à se défaire de lemprise des signes et du code.
Pour autant, si cette voie de lémergence se présente du côté des jeux, comme du côté de lintelligence artificielle, comme une solution séduisante, les difficultés demeurent considérables. En effet, rien ne garantit a priori que le monde continuera à engendrer des formes intéressantes. Le risque est au contraire gigantesque quil ne se stabilise plutôt en une formule appauvrie, répétitive et dénuée dintérêt ludique. Certes, le résultat peut être imprévisible, mais il a aussi de grandes chances dêtre mauvais. Nous nous heurtons ici à un des problèmes de fond du jeu vidéo comme médium : peut-on déborder le calculable (par le calcul) ? Peut-on retrouver au sein dun univers engendré par des règles, marqué comme jamais par la logique du ludus, quelques-unes des qualités du jeu libre, de la paidia ?
Ce qui fait la force des jeux vidéo, cette capacité à installer au sein dun jeu avec des univers simulés une forme dexpérience hallu-simulatoire sans équivalent ailleurs, marque aussi le plafond de verre du médium. Quil sagisse de la dimension du vertige comme de la simulation, cest à la présence de la machine de calcul que le jeu vidéo doit ses qualités spécifiques. Le fait de jouer avec des mondes engendrés par un ordinateur détermine en profondeur les expériences mêmes du jeu. Cette situation permet de concevoir à la fois loriginalité des jeux vidéo, leur dimension hallu-simulatoire et les limites du médium : la dépendance de fond des jeux à lunivers du ludus et du calcul, là même où les jeux se présentent comme une incitation à lexploration libre.
Mais le travail de Caillois suggère encore une dernière mise en perspective. Le vertige et le simulacre apparaissent en effet comme les formes les plus primitives de lexpérience du jeu. Ils sont associés à un monde en désordre, à ce que Caillois nomme des « sociétés à tohu-bohu » par opposition aux « sociétés ordonnées, à bureaux, à carrières, à codes et barèmes, à privilèges contrôlés et hiérarchisés, où lagôn et laléa apparaissent comme les éléments premiers et complémentaires du jeu socialnote ». Nous aurions ainsi non seulement des affinités entre certaines formes du jeu, mais aussi des affinités entre formes du jeu et formes sociales : sociétés à tohu-bohu pour lilinx et le vertige, où règnent le masque et la transe, sociétés à bureaux pour laléa et lagôn, où règne lordre par la comptabilité.
À laune de cette grande hypothèse de lecture, la situation des jeux vidéo paraît franchement intrigante. Il y a ainsi quelque chose de tout à fait étonnant à voir les jeux vidéo mobiliser les éléments les plus archaïques de la culture du jeu, vertige et simulacre, dans le dispositif, non seulement le plus high-tech, mais aussi le plus caractéristique dune « société à comptabilité ».
Les jeux vidéo occupent, si lon suit la socio-histoire spéculative de Caillois qui cherche à déceler le style dune culture dans ses jeux, une position extraordinaire dans lespace social : une résurgence de la mimicry-ilinx, du simulacre et du vertige au cœur même du dispositif de calcul. Comme si ce que Caillois appelle la « vie administrative » pouvait réserver en son sein un espace plein de rêves. Non seulement les jeux nous mettent dans un drôle détat, autorisent de petites situations dhallu-simulation licites face à lécran, mais ils le font sur le dispositif même qui gouverne nos sociétés, celui de lordinateur et des machines de calcul. Les jeux vidéo tordent le calcul pour produire une forme étrange et inconnue : un calcul qui produit un rêve, un rêve tissé par le calcul.
Dans lune de ses plus belles formules, à propos des passages de Paris, des galeries marchandes et de la fantasmagorie de la marchandise au XIXe siècle, Walter Benjamin écrivait que « le capitalisme fut un phénomène naturel par lequel un sommeil nouveau, plein de rêves, sempara de lEurope, accompagné dune réactivation des forces mythiquesnote ». Les jeux vidéo sont une des formes de ce rêve, une fantasmagorie qui se déploie non aux marges de la société, dans un ailleurs ou dans un avant, dans lâge dor du « tohu-bohu » et des mythes primordiaux, mais en plein cœur de la vie administrative : réactivation des forces mythiques dans le dispositif de linformatique et du calcul. Les jeux vidéo sont de petites poussières de rêve par lesquelles le capitalisme se secoue de son grand sommeil, des choses qui sont des songes, branchées sur les machines à nombres.
3. CE FILM DONT VOUS NÊTES PAS LE HÉROS
« Le jeu vidéo, cest du cinéma. Seulement, on finit par tourner dix films différents. On a toutes ces options et, à chaque fois quon joue, on joue avec le spectacle », Georges Lucasnote.
Les jeux vidéo ne sont pas tout à fait des jeux comme les autres, parce quils se jouent avec une machine de calcul, parce quils impliquent des univers simulés, parce quils inventent une forme dexpérience hallu-simulatoire qui na pas déquivalent du côté des jeux traditionnels. Mais les jeux vidéo se distinguent encore par lusage quils font de lécran : ils sont jeux, mais aussi vidéo. TV games, video skill games, les premières appellations ne sy trompaient pas.
Comme la télévision, comme le cinéma, les jeux vidéo déploient un « discours en images », au point que certains voudraient voir dans les jeux la forme achevée du cinéma : un cinéma que lon ne regarde plus simplement de lextérieur en spectateur passif, mais un cinéma interactif auquel on participe de lintérieur, à travers les actes de son avatar. Cest cette thèse quil nous faut maintenant examiner : quel genre de cinéma, au juste, peuvent bien faire les jeux vidéo ?
HISTOIRES PARALLÈLES
Le jeu vidéo est un passe-temps dillettrés, de créatures misérables, ahuries par leur besogne et leurs soucis. Un spectacle qui ne demande aucun effort, qui ne suppose aucune suite dans les idées, ne soulève aucune question, naborde sérieusement aucun problème.
Le dynamisme même du jeu vidéo nous arrache les images sur lesquelles notre songerie aimerait sarrêter. Les plaisirs se succèdent avec une rapidité fébrile, si fébrile même que le joueur na presque jamais le temps de comprendre ce quon lui glisse sous le nez. Tout est disposé pour que lon nait pas lieu de sennuyer, surtout !
Le jeu vidéo est sans mystère, sans détours, sans tréfonds, sans réserves. Il sévertue pour nous combler et nous procure toujours une pénible sensation dinassouvissement. Par nature, il est mouvement ; mais il nous laisse immobiles, appesantis et comme paralytiques. Le jeu vidéo parfois ma diverti, parfois même ému ; jamais il ne ma demandé de me surpasser sur le plan spirituel. Ce nest pas un art, ce nest pas de lart.
Remplacez « jeu vidéo » par « cinéma » et vous retrouvez loriginal. Ce texte, modifié par mes soins, remonte en réalité à 1930. Dans ses Scènes de la vie future, une violente charge contre la « civilisation américaine », le romancier Georges Duhamel consacrait un chapitre entier au cinéma et à ses méfaitsnote. Le cinéma avait alors presque quarante ans. Le jeu vidéo va aujourdhui sur ses cinquante.
La morale de lhistoire est facile : tout comme Duhamel sest, en son temps, trompé sur la question du cinéma, les détracteurs du jeu vidéo, nos Duhamel daujourdhui, saveuglent lorsquils refusent dy reconnaître une forme dart à part entière. Les critiques de la culture populaire se répètent sans bouger dun iota.
De fait, il est sidérant quun texte de 1930 puisse être transposé au sujet des jeux vidéo et quil fonctionne encore au mot près. Et on aurait sans doute pu jouer le même tour avec les détracteurs du roman au XIXe siècle. « Lire des romans nous projette dans un état dexcitation irréel, une transe, un rêve, qui devrait nous ramener ensuite à la réalité. Mais nos rêves se mêlent à nos affaires quotidiennes. Les Dickens, Lever, Warren absorbent des énergies qui, après le travail du jour, seraient bien mieux utilisées à la recherche dun savoir utilenote », pouvait-on écrire en 1845.
Ce qui est visé par ce genre de critique nest pas tant le contenu, des films, des jeux ou des livres, que létat de retrait dans lequel ils nous mettent : « immobiles, appesantis et comme paralytiques ». Il faut se souvenir que les premières attaques des ligues de vertu contre le cinéma ne visaient pas tant la nature des images montrées à lécran que le lieu de projection, le dispositif de la salle obscure elle-même, où, comme cela est bien connu, toutes sortes de conduites louches trouvent à se donner libre cours.
Quest-ce que lhistoire du cinéma peut nous apprendre de lhistoire des jeux vidéo ? Le texte de Duhamel nous rappelle à quel point la reconnaissance du cinéma comme une forme significative sur le plan esthétique, digne dintérêt sur le plan théorique, a été acquise tardivement et de haute lutte. Il nest pas étonnant que les jeux vidéo rencontrent les mêmes difficultés, tant lhistoire du cinéma et celle des jeux semblent suivre des lignes strictement parallèles : deux gadgets technologiques, « sans avenir » pour reprendre le mot des frères Lumière, dénués en tout cas de toute ambition esthétique, qui sont dabord investis par le monde du divertissement forain, avant de se muer en géants des industries culturelles et daccéder tardivement à une forme de reconnaissance, artistique, académique. De ce point de vue, il se pourrait fort que lhistoire du cinéma possède une valeur de pronostic pour celle des jeux vidéo.
Mais, sil y a histoire parallèle, ce nest pas seulement pour des raisons de dynamique industrielle ; jeu vidéo et cinéma partagent, sur le fond, une propriété essentielle : lun comme lautre déploient leur signification à travers une succession réglée dimages et de sons à lécran. Jeux vidéo et cinéma appartiennent à un genre commun : celui du discours en images. De fait, de quelle autre forme culturelle le jeu vidéo pourrait-il être plus proche que du cinéma ? De la sculpture, de la musique, de la littérature, du théâtre, de la peinture ? Certainement pas.
Cette proximité fondamentale, au niveau du dispositif signifiant, se vérifie à travers lexistence de toute une série détats hybrides entre cinéma et jeu vidéo. Il y a ainsi, à des degrés divers, du cinéma dans les jeux, des formes mixtes qui puisent à la grammaire de lun et lautre médium.
Mais jusquoù sétend la proximité ? Le rapport à limage dans un jeu vidéo nest manifestement pas le même quau cinéma. Quel rapport à lécran se forme dans lexpérience du joueur par différence avec celle du spectateur ? Par où létat ludique se distingue-t-il de létat filmique ? Quest-ce qui sinvente, à lécran, du côté des jeux vidéo, qui nest déjà plus cinéma ? Si jeu vidéo et cinéma constituent des régions voisines sur la grande carte des logiques signifiantes, il nous faut dabord examiner les voies de passage, les carrefours, les grands nœuds déchanges par où transitent tout un barnum dicônes, de signes, de grammaires ou de sensations partagées.
LA CONTREBANDE DES ICÔNES
La première logique, encore rudimentaire, déchanges cinéma-jeu vidéo sapparente à un simple trafic dicônes, dabord à sens unique, puis, lentement mais sûrement, à double sens. Les premiers emprunts remontent ainsi à la période de larcade, quand le jeu vidéo a commencé à piocher dans le répertoire du cinéma. À une époque où la défense des licences et des intellectual properties nétait pas si acharnée quaujourdhui, Atari pouvait ainsi sortir un Shark Jaws (1975) qui surfait sans vergogne sur la popularité des Dents de la mer (cf. image 4).
Gunfight (1975) de Midway transforme Pong en un duel de western spaghetti, où il faut cette fois-ci éviter la balle plutôt que la renvoyer à tout prix : les raquettes sont des cow-boys, et au milieu des cactus circule une diligence. Donkey Kong (Nintendo, 1981), le jeu où Mario fait son apparition, profite du clin dœil au célèbre film de Merian Cooper et Ernest Schoedsack (1933) avec son grand singe amoureux au sommet dun building. Et ainsi de suite.
Plus tard, quand les participations croisées entre majors du cinéma et studios de jeux vidéo seront devenues la norme, on verra les échanges sintensifier. Quelques figures du jeu vidéo emprunteront à leur tour la route en sens inverse, à la manière de Mario et Luigi devenus premiers rôles dun film grotesque (Super Mario Bros., 1993).
Dans ce premier régime demprunt, le cinéma fournit un répertoire de formes et de situations universelles, déjà digérées par la culture populaire, immédiatement lisibles. Cette logique rudimentaire demprunts iconiques possède néanmoins un double bénéfice. Il sagit dabord de profiter, en passager clandestin (Jaws, King Kong…) ou en détenteur certifié de licence (quelques années plus tard, E.T. pour Atari), de lattrait déjà construit pour la marchandise film. La citation filmique possède en outre lavantage, sur le plan du jeu, de fournir un terrain « clés en main », un espace ludique qui se passe de manuel – la relation entre les protagonistes, les actions à accomplir relevant dun univers déjà connu.
Le film Tron, le blockbuster inattendu de Disney en 1982, résume sans doute assez bien la relation du cinéma au jeu vidéo dans cette première époque de larcade. Lhistoire – un programmeur qui doit littéralement entrer dans le monde de lordinateur, passé sous le contrôle dun programme devenu fou – fait la part belle à la représentation des jeux. Mais ces derniers y apparaissent sous une forme clivée : il y a le jeu rudimentaire tel quon peut le jouer dans la salle darcade et que le film montre à lécran, et le jeu tel que Disney limagine, cest-à-dire devenu cinéma. Lavenir est à la conversion du jeu en cinéma, mais, pour le présent, il faut se contenter dimaginer le film derrière le jeu. Tron réaffirme à sa manière la supériorité du cinéma sur le jeu vidéo : la très riche expérience du cinéma reste le modèle, hors datteinte, dun jeu vidéo condamné pour linstant à labstraction sèche des blocs de pixels.
De fait, il ny a, à lépoque de Tron, aucune chance de confondre image de cinéma et image de jeu vidéo. Le jeu vidéo nest encore quun support parmi dautres, dans une logique de produits dérivés tous azimuts. Mario peut passer du jeu au cinéma, comme il passe du jeu au tee-shirt, à la casquette, au mug, comme il se mue en figurine, en hamburger ou en bande dessinée. Un ensemble de traits reconnaissables passe dun support à un autre, sans que la logique propre des supports en soit daucune manière affectée.
LE SYNDROME DE LA CINÉMATIQUE
Il faut attendre le début des années 1990 pour que cette première relation, rudimentaire, déchange iconique entre médias soit complétée par deux autres voies, beaucoup plus riches. Les jeux vidéo connaissent à cette époque un tournant majeur dans leur histoire, avec la généralisation quasi simultanée des supports de stockage optique de type CD-ROM et des graphismes en trois dimensions. Cette double innovation entraîne pour les jeux vidéo une révolution formelle, au moins aussi importante que le passage du muet au parlant pour le cinéma. Cest tout le langage des jeux vidéo qui est à réinventer et, dans son sillage, la relation des jeux à limage de cinéma.
Lirruption de la Playstation de Sony en 1995, nouvel entrant dans un marché des consoles jusquici dominé par Nintendo et son challenger Sega, symbolise cette révolution. La première console de Sony est ainsi dotée à la fois dun lecteur optique – ironie de lhistoire, il a été à lorigine développé pour Nintendo – et de capacités de calcul 3D. Il revient à Sony davoir, en quelque sorte, réinjecté sur le marché mainstream de la console de salon des innovations qui étaient déjà présentes depuis quelques années dans le monde des PC.
Schématiquement, on peut dire que le CD-ROM, en démultipliant lespace de stockage par rapport à la disquette pour les ordinateurs ou à la cartouche pour la console, marque lavènement dune nouvelle forme : la « cinématique ». La cinématique constitue une petite séquence de type cinéma qui vient sintercaler entre les actions de jeu, généralement comme support dune fonction narrative.
La 3D apporte, de son côté, une représentation visuelle en profondeur qui rappelle la prise de vues par la caméra. Nous avons ici deux modalités nouvelles de la relation au cinéma, que les jeux vont bien souvent employer de concert.
En réalité, chacune de ces innovations engage un rapport particulier à limage filmique. Dun côté, avec la cinématique, nous avons affaire à des bribes authentiques de cinéma dans le jeu, qui bénéficient dailleurs souvent des savoir-faire dHollywood ; de lautre, avec la 3D, cest le jeu lui-même qui se mue dans son ensemble en un genre entier de quasi-cinéma.
Mais la cinématique demeure un objet paradoxal. Si elle atteste bien dune forme de continuité possible entre cinéma et jeu vidéo, puisque ce dernier intègre désormais des moments filmiques, elle court cependant toujours le risque de sombrer dans la discontinuité, dapparaître comme un simple intermède cinématographique étranger à laction ludique.
La cinématique se caractérise, en effet, par la suspension temporaire des actions de jeu. Quand il y a du jeu, il ny a pas de cinématique ; quand il y a cinématique, le joueur sefface derrière la posture traditionnelle du spectateur. Tout se passe comme si le langage du jeu devait être suspendu pour que celui du cinéma trouve enfin place pour sexprimer.
Aucun jeu ne représente sans doute mieux cette situation précaire de la cinématique dans le régime du jeu vidéo que la série des Wing Commander (Origin, 1990). Bâtie sur les mécanismes traditionnels du jeu de shoot spatial, la série se singularisait par linsertion de séquences vidéo particulièrement soignées, empruntant acteurs et techniciens aux grands studios. Le summum est atteint avec le quatrième épisode qui comporte plus de quatre heures de vidéo pour un budget de 12 millions de dollars, ce qui représente à soi seul le budget moyen dune dizaine de jeux de lépoque.
La discontinuité est ici maximale entre les séquences de jeu proprement dites et les séquences cinématiques qui fonctionnent à la fois comme véhicule dune histoire et comme gratification pour le joueur, alors peu habitué à retrouver des images de qualité cinéma dans son ordinateur. La cinématique à la manière de Wing Commander illustre cette discontinuité : ici, on nobtient quune juxtaposition sans mélange.
Ce défaut se trouve répété en miroir du côté du cinéma où les adaptations de jeux en films souffrent pour la plupart du « syndrome de la cinématique ». Il semble ainsi que rien des actes de jeu ne puisse être traduit dans la forme film. Le cas le plus courant est le film de licence, qui se contente de décliner pour le marché de la vidéo et un public de niche les jeux en film.
La palme de la nullité revient sans doute ici à Future Cops (Wong Jing, 1993), adaptation pirate de la borne darcade Street Fighter II (Capcom, 1991) par une société de Honk Kong : le film se satisfait de faire circuler, sans queue ni tête, dans les formes de la comédie et du film daction, des acteurs déguisés à moindre coût pour rappeler (vaguement) les personnages dorigine. Si les adaptations hollywoodiennes sont plus soignées dans leur réalisation, la logique de fond reste cependant la même : des expériences de jeu, rien ne saurait transparaître dans le film. Le jeu suspend le cinéma, le cinéma annule le jeu.
LIMPOSSIBLE TRADUCTION
Pour retrouver quelque chose des jeux au cinéma, il faut aller chercher du côté dun autre genre de films, comme Existenz de David Cronenberg (1999) ou Avalon de Mamoru Oshii (2001), qui ne sont pas des adaptations mais sintéressent du point de vue du cinéma au jeu vidéo, à la qualité de ses images ou de ses formes dexpérience.
Le Silent Hill de Christophe Gans (2006) est lexception qui confirme la règle du film de licence. La série originelle de Konami surfe sur la vogue des survival horror, un genre de jeu vidéo inspiré lui-même des films dhorreur au cinéma, tout en se distinguant par la qualité de ses atmosphères. Lhorreur dans Silent Hill est suggérée plutôt quelle ne se manifeste par des torrents de gore ou des montagnes de cadavresnote. Le film Silent Hill représente une forme dexpérience plutôt radicale dans son principe, qui pousse à son maximum la fidélité au jeu vidéo original, souvent repris plan à plan par le film, avec quelques modifications mineures, comme la transformation du personnage principal, par exemple. Tout se passe alors comme si le film était la forme achevée du jeu. Si le jeu se déroulait sans à-coups, si le contrôle sur le personnage était parfait, alors le jeu serait un film, dont le joueur assurerait en quelque sorte la réalisation en temps réel.
Ici, la conversion du jeu en film réussit, en un sens, puisque le jeu est déjà conçu comme une sorte de film. Mais là où Silent Hill, le film, est un objet absolument formidable, cest dans les ratés de lopération de traduction. Quest-ce qui résiste à la conversion intégrale du jeu en film ? Quest-ce qui ne peut être absorbé dans la forme cinéma ? Précisément, les actes de jeu, la résolution des énigmes, les allers-retours, les moments de recherche. Un passage est particulièrement caractéristique des limites de lopération de conversion film/jeu : le personnage doit ouvrir une grille, au moyen dune clé, dissimulée dans le décor ; au cinéma, non seulement lopération de recherche disparaît, mais ce qui était gestion de linventaire dans le jeu devient découverte magique de la clé au fond de la poche, action qui ne possède sur le plan filmique aucun intérêt, mais qui demeure comme résidu du jeu dans le film (cf. image 5).
Cet essai de retranscription dactions de type ludique dans le cours du film est loin dêtre isolé. On peut ainsi penser au passage dans lequel lhéroïne observe avec attention un plan de métro, transposition des aller-retours fréquents quopère le joueur sur la carte du monde. Silent Hill se caractérise ainsi par des moments filmiques étranges, des imports de jeu dans le film, qui ne sont pourtant ni du jeu ni vraiment du cinéma. La plus grande réussite du film consiste sans doute à réinventer pour le spectateur, dans les scènes dangoisse et de recherche, une forme de regard actif qui ressemble à celui du joueur. Ainsi, les passages où lhéroïne promène le faisceau de sa lampe-torche sur le décor entraînent le spectateur devenu joueur à scruter la scène à la recherche des éléments qui vont déclencher une action. Sur ce point, Silent Hill sapproche au plus près de la structure dimage-action du jeu vidéo, du point de vue du cinéma ; une forme de fidélité aux spécificités de limage ludique dont bien peu de films peuvent se vanter.
La cinématique illustre donc lexistence de grammaires communes, dun langage de laction partagé au cinéma comme dans les jeux, mais aussi les limites de lopération de conversion. Il y a, dans le langage visuel des jeux, des éléments qui ne se laissent pas traduire aisément dans les formes ordinaires du film et qui y apparaissent comme des incongruités, quand les actes de jeu ne sont pas tout bonnement éliminés de la représentation.
La cinématique apparaît comme un paradoxe puisquelle rapproche autant quelle sépare le cinéma des jeux vidéo. Le plus étonnant nest sans doute pas léchec de la cinématique comme forme hybride, mais bien plutôt le fait que celle-ci réussisse parfois son œuvre. Comment une forme, qui semble aussi mal taillée, peut-elle persister dans les jeux depuis une vingtaine dannées ?
Certes, on pourra toujours dire que la cinématique fonctionne, au pire, comme une solution par défaut : quel autre moyen pour prendre en charge la construction dune trame narrative ? Comment faire pour tenir ensemble la liberté du joueur et les cadres du récit ? Il existe bien quelques voies alternatives, élégantes, à la manière de ce que pratique Valve, par exemple, avec sa série des Half-Life (1998). Mais celles-ci restent rares. La méthode consiste à dissoudre ici les moments cinématiques dans le flux du jeu lui-même. Les développeurs distillent dans les scènes à lécran des indices visuels ou sonores, de façon à guider le joueur sans pour autant suspendre le contrôle sur le personnage.
Dans le même registre, on notera que les cinématiques modernes cultivent souvent les solutions de continuité : réalisées avec le moteur graphique du jeu plutôt quen « cinéma naturel » (en prise de vues réelle, avec des acteurs), elles évitent les effets trop brusques de rupture visuelle. Dans la même logique, on a vu apparaître des cinématiques jouables, où le joueur conserve la mainmise sur le déplacement du personnage.
La cinématique apparaît ainsi comme une formule tout à la fois bancale et robuste, que certains jeux parviennent néanmoins à utiliser intelligemment, tissant ensemble les plaisirs du jeu et ceux du cinéma. Lexemple le plus célèbre de cette alchimie précaire est sans aucun doute la scène de la mort dAeris dans le jeu Final Fantasy 7 (Square, 1997), lune des cinématiques les plus souvent citées comme moment démotion remarquable au sein des jeux vidéo. Mais la réussite particulière de cette séquence, sa capacité à sinsérer dans lexpérience du joueur, tient à des conditions qui demeurent extrêmement locales.
Que la scène soit si forte, cela tient dabord à la nature du personnage impliqué : Aeris, la frêle marchande de fleurs, est depuis le début du jeu le personnage qui joue le rôle de soigneur dans le groupe du joueur. Cest donc celle qui a jusquici maintenu en vie les autres et qui est désormais enlevée au joueur. La cinématique, en ce quelle rend le joueur impuissant face à la mort brutale du personnage qui donnait la vie, vient redoubler leffet darrachement. Elle fait écho, par sa forme même, à la douleur de la perte. Perdre un personnage qui permettait de garder le contrôle sur laction et subir en même temps de plein fouet la perte du contrôle, via la suspension cinématique : telles sont les conditions locales dont émerge fugacement un hybride formidable de jeu vidéo et de cinéma.
CINÉMA-JEU
Mais cest avec la 3D que souvre la voie déchange la plus riche entre les deux médias. Désormais, il ne sagit plus simplement dinjecter, avec plus ou moins de réussite, du cinéma dans le jeu vidéo : cest le jeu vidéo qui devient un genre de cinéma. Mieux, le jeu vidéo peut revendiquer une forme de supériorité vis-à-vis du cinéma, se penser comme un cinéma que lon ne regarde plus à distance, en spectateur passif, mais auquel on participe activement. Un cinéma dont vous êtes le héros, comme il y a eu, au début des années 1980, ces livres dont vous êtes le héros qui proposaient une forme de littérature à choix multiples.
Une simple équation définirait alors le jeu vidéo : le jeu vidéo cest du cinéma, avec quelque chose en plus, que lon peut nommer au choix interactivité ou immersion. Faire du jeu vidéo un cinéma qui séprouve de lintérieur plutôt quil ne se regarde de lextérieur est un vieux rêve de lindustrie, cest-à-dire égaler, sinon supplanter le cinéma sur son propre terrain, celui des discours en images.
Aujourdhui, le rêve est devenu réalité. Il a pris corps dans un genre de jeu particulier, quoiquil emprunte plus souvent la forme des cauchemars : autour de moi, des voitures calcinées, plus loin, un pont québranlent les obus. De toutes parts, des cris : « À couvert, à couvert ! » Une maison brûle. Je maccroupis derrière un muret criblé dimpacts, je reprends mon souffle alors que les balles sifflent dans le casque. « Go, go, go », dit lordre. Je consens à avancer, en rampant.
Les scènes de Call of Duty 4 (Infinity Ward Activision, 2007) établissent un des standards du genre : semparer des morceaux les plus intenses du cinéma daction et y « plonger » littéralement le spectateur devenu à son corps défendant joueur, dabord désorienté et hagard. Quitte à en rajouter sur leffet de choc.
Dans cette voie, celle du blockbuster au carré, on retiendra le premier Medal of Honor (Dreamworks, 1999), qui inventait le remake du cinéma en jeu vidéo, à travers la reprise plan à plan de la scène du débarquement de Il faut sauver le soldat Ryan. Le film comme le jeu ont dailleurs la même société de production.
Mais si la formule du jeu vidéo comme cinéma interactif peut sembler séduisante, si celle-ci correspond bien à un certain idéal récurrent du jeu vidéo, elle laisse cependant dans lombre la question du régime spécifique des images vidéoludiques. Le jeu vidéo est-il simplement du cinéma, linteractivité en plus ? À moins que linteractivité nexige en réalité un tout autre rapport à limage, un tout autre type de discours à lécran que celui du cinéma ?
Ici encore, les adaptations filmiques nous donnent une indication intéressante sur les différents régimes du cinéma et du jeu vidéo. Quil existe des formes hybrides, que celles-ci se manifestent sur un fond commun, cela est incontestable. Mais il est tout aussi important de comprendre ce que les jeux vidéo inventent en termes de discours à lécran, au-delà de linteractivité, ce par quoi jeux et cinéma, en définitive, diffèrent irréductiblement.
Doom (Id Software, 1993), le jeu qui a incarné à lui tout seul le genre first person shooter, quon ne savait pas désigner autrement à ses débuts que comme Doom-Like, a été récemment porté à lécran, au cinéma (Andrzej Bartkowiak, 2005). Le jeu Doom repose tout entier sur la représentation dun univers en trois dimensions. Or il se trouve que le film Doom, par ailleurs tout à fait représentatif du film de licence, se singularise par un clin dœil direct au jeu, sous la forme dune séquence en vue subjective. Comme le joueur, le spectateur se retrouve à la place de la caméra, elle-même située à la place dune arme pointée vers le monde alentour. Le point intéressant est que, pour le spectateur de cinéma, cette séquence directement copiée de la grammaire visuelle du jeu apparaît comme un ajout extérieur, qui rompt avec la logique ordinaire du film, un moment de jeu vidéo, un moment qui donne envie de prendre les commandes et de jouer à son tour.
Si Doom le jeu est bien un genre de cinéma, de discours en images, Doom le film nous indique à quel point ce quasi-cinéma peut posséder ses normes propres, supporter un rapport à limage qui nest pas celui du spectateur dans le dispositif filmique ordinaire. Ce type dimage est en quelque sorte fait pour être joué plutôt que simplement perçu. À quoi cette différence tient-elle ? Comment caractériser le régime des images propre au jeu vidéo et, par voie de conséquence, la position du joueur par différence avec celle du spectateur de cinéma ?
EN PREMIÈRE PERSONNE
En réalité, la séquence de Doom comporte deux bizarreries dun point de vue filmique. Elle abuse de deux procédés qui, bien quils existent depuis longtemps au cinéma, bien avant les jeux vidéo, y demeurent cependant extrêmement rares : dabord, la vue en première personne, avec ou sans larme braquée sur le monde ; ensuite, la suspension radicale du montage pour obtenir une séquence entière en plan continu. Labsence de montage, le choix dune vue en première personne, qui imite la vision naturelle, voici deux propriétés du discours en images des jeux, qui, bien quelles soient de véritables possibilités cinématographiques, chacune déjà employée, demeurent des anomalies dans le dispositif normal du film de fiction.
Si lon peut citer des films entiers en un seul plan séquence, comme lArche russe de Sokourov (2002), ou même des films respectant la vue en première personne – intégralement, Lady in the Lake de Robert Montgomery (1947), ou partiellement, Dark Passage (Delmer Daves, 1947) –, ces films se signalent comme des expériences qui tombent en dehors du régime normal du cinéma.
Dans ses Essays on Algorithmic Culture, Alexander Galloway a proposé une étude formidable de la vue en première personne, au cinéma et en jeu vidéo. Doù il ressort que si le cinéma a bien déjà tout inventé en matière de vue subjective, y compris la vue avec une arme, qui semble si caractéristique du genre shooter (Lady in the Lake, Spellbound dHitchcock en 1945 – cf. image 6), les plans en vue subjective ne sont convoqués, en règle générale, que pour quelques usages très précis : lorsque la vision du personnage est altérée, quil soit drogué, saoul, assommé ou intoxiqué dune manière quelconque ; lorsque le personnage est atteint dune forme de folie qui le place hors de lui-même, dans un détachement vis-à-vis du monde et de soi ; lorsque le personnage est un chasseur, prêt à fondre sur sa proie ; et enfin lorsque le personnage nest plus humain, mais machine, comme le Terminator, et que sa vision se double dinformations sur lenvironnement.
Cette étude pointe ainsi vers une propriété extrêmement inattendue de la vue en première personne : contrairement à ce que lon pourrait penser spontanément, celle-ci napporte pas un surcroît dincarnation, limpression dêtre dans la peau du personnage, mais bien plutôt le sentiment inverse dun vertige, dune désincarnation, dune perte des repères.
Lady in the Lake, le film de 1947 intégralement en vue subjective, illustre parfaitement cette propriété. Le spectateur est plongé dans une forme de rêve abstrait et distancié, il doit constamment être rassuré sur la présence du personnage principal, dont il occupe le lieu vide, par des reflets dans le miroir, la présence de la main qui tient larme dans le champ visuel, deux dispositifs que le jeu vidéo a dailleurs repris à son compte. Le film charrie ainsi une impression de détachement énigmatique et dangoisse diffuse (cf. image 7).
Ces propriétés de la vue subjective, telles quelles se manifestent au cinéma, se retrouvent naturellement du côté des jeux vidéo, où elles continuent à fonctionner, quoi quon puisse en penser, à lencontre du sentiment dimmersion. Il y a là un paradoxe qui na pas été assez perçu : la vue en première personne a beau nous situer dans le dedans, dans le personnage, elle nous laisse en réalité désorienté, dans un lieu qui nest nulle part. Le dedans se révèle une simple place vide.
Cest tout sauf un hasard si le premier jeu de tir en première personne, Maze War, au milieu des années 1970 mettait en scène, en guise de personnages, de gros yeux en lévitation au-dessus du sol (cf. image 8).
Car cest bien là, en matière dincarnation et de rapport au corps propre, la restitution exacte du sentiment offert par la vue fps : un œil mobile et démesuré en quête de son corps et de ses membres. Ce nest pas un hasard non plus si le premier fps moderne, par Id Software, celui qui annonce Wolfenstein, Doom et Quake, au tournant des années 1990, met en scène cette fois-ci un tank sur coussin dair (Hovertank 3D, 1991). Le joueur nhabite plus un œil surdimensionné, il a trouvé abri dans la carcasse vide dune machine. Demeure le sentiment artificiel de flotter sans corps au-dessus du sol.
Croire que le jeu vidéo saccompagne naturellement dun surcroît dincarnation parce que lon sy retrouverait « dans la peau » du personnage relève de lillusion pure et simple. Le phénomène est bien plus complexe. Ce qui ne signifie pas, loin de là, que la vue en première personne soit dénuée de tout intérêt et de toute force ludique.
De fait, les jeux vidéo mettent constamment à profit les avantages spécifiques de la vue en première personne, à commencer par le sentiment de peur qui laccompagne aisément, et qui fait partie des rares émotions que le jeu parvient à transmettre sans forcer. En effet, si la vue fps imite en un sens la vision naturelle en adoptant un champ de vision plus restreint que celui que nous donnerait un plan large, elle oublie en même temps que la vision naturelle nest jamais fixe, mais que le cerveau biologique reconstitue un sentiment de lespace à coups de microregards permanents dans toutes les directions du champ visuel. La vision est stable, mais lœil constamment en mouvement. Cest précisément ce mouvement continu qui disparaît de la vue fps, une absence qui nous cantonne à une perspective unique, soit celle de la proie à qui manque la perception de lespace alentour, soit celle du chasseur à lattention entièrement absorbée par sa cible, un mode de vision qui redouble celui du joueur focalisé sur lécran et qui ne peut plus faire usage de la vision périphérique. Il y a ici une alliance entre le dispositif artificiel de la vue en première personne à lécran et une altération du régime normal de la vision dans le jeu, qui converge vers un certain type de contenus : soit du côté du genre horreur, où quelque chose peut toujours surgir, dun angle que la vision périphérique navait pu explorer, soit du côté de lagression et de la chasse qui requiert la même restriction et focalisation de la zone de visionnote.
On se rend compte ici que la vue en première personne et la représentation dun univers en trois dimensions qui laccompagne ne font que pousser à son comble la logique de labsorption de lattention par lécran, qui existe depuis le tout début des jeux vidéo. Cette absorption sexplique par la concentration et lhabileté exigées, quand un seul faux pas entraîne immanquablement le game over. Mais que le jeu soit en 3D et en vue subjective, ou bien en 2D, lattention du joueur se retrouve bien souvent dirigée vers une zone restreinte de lécran. Où suis-je dans Space Invaders, où suis-je dans Pong ? Je ne suis pas le vaisseau, pas non plus la raquette, mais bien plus probablement le projectile en mouvement, le missile ou bien la balle, et lattention se resserre sur une zone dintensité maximale. La vue en première personne ne fait que reprendre cette logique de la focalisation de lattention en la transposant sous la forme dune perception de lespace irrémédiablement resserrée et en quelque sorte mutilée dans ses conditions mêmes. Je regarde le monde avec la vue fps dans le jeu comme je regarde lécran de mon fauteuil. Le regard dans le jeu redouble le regard sur le jeu hors du jeu.
À linverse, il faut beaucoup dartifice pour réintroduire le sentiment rassurant dune présence naturelle à partir de la vue en première personne. On peut songer à tout ce que les jeux ont introduit depuis Maze War, Hovertank ou même Wolfenstein : à commencer par la possibilité de regarder de bas en haut, et non seulement de gauche à droite, ce qui autorise le joueur à recréer sans doute un peu mieux de lespace, mais aussi à constater quil est muni de deux appendices inutiles, en forme de pieds.
Peut-on retrouver quelque chose de la vision naturelle et du sentiment du corps ordinaire dans ces conditions hautement artificielles ? Quelques rares jeux y parviennent. On peut songer ici, par exemple, à Mirrors Edge, qui se concentrait précisément sur la sensation de lespace et du déplacement, délaissant la composante du shoot. Non seulement le joueur se retrouve muni de pieds et de mains qui apparaissent lors des phases descalade, mais le déplacement intègre un balancement qui contraste avec la sensation dun personnage sur coussin dair, le joueur peut entendre le souffle et le rythme du cœur dans la course, toutes choses qui concourent au sentiment, original, de retrouver ici un corps agile dans le jeu. Pour le reste, tout est à peu près raté, du scénario aux règles du jeu qui privilégient un gameplay hautement punitif. Mais cest une autre histoire.
La vue en première personne produit donc des effets identiques à ceux quelle véhicule au cinéma, avec ses défauts – la restriction du champ de vision, le sentiment de distanciation vis-à-vis du personnage réduit à un lieu vide – mais aussi ses avantages – la facilité à se glisser dans le régime du film dhorreur, à produire des sentiments de peur ou dagression. Elle offre une forme dimmersion, clés en main, dans les espaces du jeu, mais une immersion paradoxale, sans corps propre.
La difficulté à poser des personnages en jeu vidéo, à construire des histoires, apparaît, au moins en partie, comme une propriété de la grammaire visuelle des jeux. Le rapport du joueur à son personnage nest jamais le rapport du spectateur au personnage de cinéma, à moins que celui-ci ne soit justement le Marlowe introuvable de Lady in the Lake.
Si le cinéma est une formidable machine à produire de lempathie pour des personnages depuis que Griffith a inventé les grandes formules du montage, au service du gros plan sur le visage de lactrice, autrement dit ce que nous connaissons aujourdhui comme la forme film, le jeu vidéo échoue souvent à créer de lempathie, à moins quil nemprunte les formes du cinéma et ne rompe avec ses logiques propres (la cinématique).
Il y a là un paradoxe : ne devrions-nous pas être plus proches dun personnage que lon dirige, dans lequel on peut mettre de soi, dont les faits et gestes dépendent de nos gestes, plutôt que de personnages aux actions préenregistrées, qui nappartiennent quau réalisateur du film ? Manifestement, ce nest pas le cas. En jeu vidéo, il ny a pas de personnage (principal), il ny a que des avatars, cest-à-dire des marionnettes, des places vides pour une logique de laction plutôt que du regard, quand ils ne sont pas, avec le jeu de rôle, que de simples tissus de statistiques à « upgrader ».
Jai quelques doutes lorsque Galloway nous indique, en conclusion de son ouvrage, que « là où le film utilise la vue subjective pour représenter un problème avec lidentification, les jeux utilisent la vue subjective pour créer de lidentificationnote ». Si les jeux créent de lidentification, celle-ci nest manifestement pas du même type que la grande identification au personnage, qui existe depuis quil y a du théâtre et de la tragédie ; lidentification, en jeu vidéo, se fait sous le régime de lavatar plutôt que du personnage, sous la forme dune immersion désincarnée. Lidéologie du jeu comme cinéma immersif se trompe lorsquelle croit ajouter avec linteractivité une dimension supplémentaire au cinéma. Le jeu se construit en réalité sur de tout autres fondations en matière dimages.
Et il est douteux que la vue en troisième personne, derrière le dos du personnage, que les jeux emploient aussi, vienne changer quoi que ce soit au problème posé ici. Nous avons alors une représentation qui na certes pas déquivalent filmique, mais néanmoins un équivalent littéraire : en ouverture de son autobiographie, Michel Leiris commençait par se décrire par la nuque, en vue à la troisième personne, un point aveugle pour indiquer, justement, la distance à soi (quintroduit lécriture)note.
Mais la situation de la vue en première personne, au cinéma et en jeu vidéo, diffère cependant sur un point crucial. Sans cela, on ne comprendrait pas comment la vue fps aurait pu se développer comme un des dispositifs majeurs du jeu vidéo. Ce qui est, au cinéma, une limitation subie du champ de vision pour le spectateur, devient pour le joueur de jeu vidéo une incitation à laction et à la prise de responsabilité. La vue en première personne dans le jeu nest pas destinée à être regardée, mais à être actionnée, à être jouée. Cest ce type dattente que provoquait la séquence en vue subjective de Doom, qui, sadressant à un spectateur par ailleurs joueur, le poussait à reprendre la main sur la vue subjective, une fois rentré chez lui, plutôt que de la subir face à lécran du cinéma.
Autrement dit, le même dispositif de la vue subjective intègre un autre rapport à limage, où il ne sagit plus, prioritairement, de produire des émotions et de véhiculer une histoire à travers des taches de lumière sur un écran, mais dexpérimenter un univers actionnable et qui appelle laction. La vue subjective nous enjoint en quelque sorte à nous déplacer. Elle nous incite à recréer de lespace habitable, à quitter le point fixe, à sarracher à la vision mutilée du simple spectateur. Le jeu vidéo commence au point exact où le cinéma sarrête, avec une forme dimage-action qui appelle le mouvement plutôt que le regard.
De la vue subjective, au cinéma et en jeu vidéo, il faut donc dire quelle conserve quelques propriétés essentielles – la distanciation, la restriction ou la focalisation de la zone de vision –, mais quelle les fait fonctionner sous deux régimes fondamentalement différents : celui du regard dune part, celui de laction de lautre. Il se fabrique ici une position de joueur qui se distingue profondément, par la forme de son engagement dans limage, de celle du spectateur.
Lexamen du second dispositif filmique, lexclusion du montage dans la représentation des univers en trois dimensions, conduit à une conclusion similaire, qui complète le portrait du joueur à lécran. La question du montage, et de son importance dans le dispositif filmique, est en effet une question centrale en théorie du cinéma, intimement liée à une autre question essentielle, celle de leffet de réalité ou du réalisme cinématographique.
LE RÉALISME ET LIMMERSION
Quentend-on par réalisme au cinéma et dans les jeux ? Du côté du cinéma, le réalisme désigne non seulement la qualité de la représentation photographique, mais aussi une forme dimmersion dans limage. Si lon demande à un spectateur de cinéma ce quil a vu, il dira spontanément : « Jai vu Brad Pitt (ou nimporte qui dautre) sortir de la voiture et traverser la rue », là où il y a peu de chances quil ait jamais vu Brad Pitt sortir dune voiture et traverser la rue. Il a bien plutôt vu quelques taches de lumière sur un écran. Au cinéma, on ne voit pas ce que lon voit. On troque si aisément limage pour la chose. Il se produit là un effet de réel que la théorie du cinéma a déjà exploré en profondeur.
Comment se fait-il que le cinéma paraisse si réaliste ? Il existe une réponse rapide, trop rapide, qui consiste à dire que le cinéma mobilise, par différence avec la photographie ou la peinture, la perception selon plus daxes : non seulement la vision statique, mais aussi celle du mouvement, le son, paroles et musiques, les couleurs, etc. Au fond, cest la même croyance naïve, « plus de perception égale plus dimmersion », que lon reconduit aujourdhui avec la vogue du cinéma en trois dimensions. Si cest en 3D, alors limage sera encore plus réaliste, encore plus « immersive », se dit-on, jusquà limmersion complète qui inclurait les odeurs, le toucher, les mouvements du fauteuil, comme cela se produit dans les installations foraines.
Or il existe déjà une forme de représentation qui mobilise la perception selon un maximum daxes et qui ne présente pourtant pas le caractère réaliste du cinéma. Cette représentation est le théâtre, qui possède même lavantage par rapport au cinéma de représenter laction « en vrai », en chair et en os, devant le spectateur, plutôt que de sen remettre à des effets lointains de sons et de lumières. Le personnage est vraiment là, sous nos yeux, sur la scène, incarné, plutôt que réduit à une mince pellicule. Et, pourtant, cela paraît moins vrai. Lirréel de la fiction au théâtre est véhiculé par un ensemble de conduites réelles, celles qui se déroulent sur la scène ; ces conduites font obstacle à la production dun effet de réel à la manière du cinéma.
La comparaison du cinéma et du théâtre, à égalité dans la mobilisation perceptive, à moins que le théâtre ne conserve même lavantage, lui qui depuis si longtemps maîtrise la 3D sans lunettes, nous montre que lirréalité du cinéma, des taches de lumière plutôt que des choses, est une des conditions de son réalisme. Ce que Christian Metz résume dune belle formule dans Le Signifiant imaginaire : « La position propre du cinéma tient à ce double caractère de son signifiant : richesse perceptive inhabituelle, mais frappée dirréalité à un degré inhabituel de profondeur, dès son principe même. Davantage que les autres arts, ou de façon plus singulière, le cinéma nous engage dans limaginaire : il fait lever en masse la perception, mais pour la basculer aussitôt dans sa propre absence, qui est néanmoins le seul signifiant présentnote. » Leffet de réel au cinéma se gagne par le maximum dirréalité : irréalité, non seulement de la fiction, mais aussi du signifiant, cette image de cinéma, quelques taches de lumière que le regard traverse aussitôt, accompagné du sentiment quun monde plein nous attend derrière lécran.
Comment comprendre le fait que lirréalité du signifiant (un peu de lumière à travers la pellicule) saccompagne dun surcroît de réalité pour le spectateur ? Cest que la mécanique de limmersion dans limage de cinéma relève dune forme de laisser-aller, de retrait dans la perception, que favorise la salle obscure. Tout est fait au cinéma pour engendrer une forme de surinvestissement dans le regard. Nous y retrouvons un état qui se caractérise par un mélange de sous-motricité et de toute perception qui na sans doute déquivalent que dans les expériences de la toute petite enfance. Lénergie qui se serait dépensée en actions est en quelque sorte retournée vers lintérieur, focalisée dans lacte du regard. Une situation que lon peut décrire selon Metz comme la production dune hallucination paradoxale : les conditions du cinéma font que nous pouvons nous laisser aller à y rêver à demi éveillés le rêve dun autre. « Le spectateur adulte, membre dun groupe social où lon assiste aux films assis et silencieux, ne se trouve nullement à labri, si le film le touche profondément, sil est en état de fatigue, de turbulence affective, etc., de ces courts instants de basculement mental dont chacun de nous a lexpérience, et qui lui font faire un pas en direction de lillusion vraie, le rapprochant dun type fort de croyance au récit, un peu comme dans ces espèces détourdissements instantanés et aussitôt rétablis que connaissent les conducteurs de voiture vers la fin dune longue étape nocturne (et le film en est une). Dans les deux situations, lorsque prend fin létat second, le bref tournoiement psychique, le sujet, et non par hasard, a le sentiment de “se réveiller” : cest quil était furtivement engagé dans létat de sommeil et de rêve. Le spectateur, ainsi, aura rêvé un petit morceau du film : non que ce morceau fît défaut et quil lait imaginé : il figurait vraiment dans la bande et cest lui, non un autre, que le sujet a vu ; mais il la vu en rêve. Le cinéma produit une hallucination paradoxale : hallucination par la tendance à confondre des niveaux de réalité distincts, par un léger flottement temporaire dans le jeu de lépreuve de réalité en tant que fonction du Moi, et paradoxale parce quil lui manque ce caractère, propre à lhallucination véritable de production psychique intégralement endogène : le sujet, pour le coup, a halluciné ce qui était vraiment là, ce quau même moment il percevait en effet : les images et les sons du filmnote. »
Metz nous offre ici une description formidable de létat filmique, des conditions dans lesquelles le dispositif du cinéma favorise la production dune illusion de réalité inconnue des autres formes culturelles. Mais quen est-il des jeux vidéo ? Manifestement, le jeu vidéo produit lui aussi une forme puissante dimmersion dans limage. La revendication réaliste ny est pas moins présente quau cinéma. Et, pourtant, la position du joueur ne ressemble guère à celle du spectateur. Si le jeu vidéo produit un effet de réel, cest assurément par de tout autres moyens que le cinéma : non le relâchement assoupi, mais un état dintense tension qui exige un flux constant dactions et de réactions. Un état daffairement qui se constitue dans les allers-retours sans temps mort avec lécran.
Lhallucination paradoxale que produit le jeu ne repose plus sur lorganisation du laisser-aller et du retrait dans la perception, mais sur une incitation à laction dans des univers de jeu qui ne laissent pas beaucoup de place à la décontraction. Une forme de surinvestissement dans une perception destinée à lincessant décodage dun monde tissé de signes opérables. À côté du spectateur, à demi assoupi, de Metz, il nous faut faire place à David, lavocat zen, interrogé par Sherry Turkle à laube des années 1980, joueur de Pac Man : David est un avocat trentenaire. Quand il regarde la télévision, il dit quil se sent détendu, perdu dans le monde dun autre. Quand il joue aux jeux vidéo, il fait lexpérience dune tout autre forme de détente. Il se sent « totalement focalisé, totalement concentré » : « Cest comme, au risque de sembler, hum, idiot, si vous voulez, cest comme un truc zen… Vous êtes totalement absorbé et cest tout ce qui se passe. Vous savez ce que vous avez à faire, il ny a pas de confusion externe, pas de conflits sur les buts, aucune des complications dont le reste du monde est rempli. Cest si simplenote. »
En dépit de toutes les proximités du cinéma et du jeu vidéo, ce dernier nous entraîne vers un autre régime dimmersion dans limage. Et ce régime se noue au point de jonction entre une certaine attitude de joueur, de lordre de la concentration totale plutôt que du relâchement, et une certaine qualité de limage vidéoludique. Létat « jeu vidéo » requiert un tout autre type dimages que limage filmique. Et cest là, sans doute, ce qui fait la particularité de cette forme dexpérience subjective.
En quoi la structure dune image de jeu vidéo est-elle profondément différente de celle dune image de film ? La première est le produit dune technologie numérique, dun calcul qui engendre les formes à lécran, la seconde dun appareil de prise de vues qui prélève sur le réel un ensemble de traces lumineuses. Mais pour quelle différence dans le rapport à limage ?
Bien avant Metz, la théorie du cinéma doit au travail dAndré Bazin une description du caractère intrinsèquement réaliste de limage filmique ; une description que Metz reprend lui-même à son compte dans larticle de 1964 « Le cinéma : langue ou langage ». Sous le thème du réalisme filmique, Bazin défend une thèse à double entrée. Le réalisme désigne dabord un effet psychologique lié à la nature de la prise de vues. Le cinéma est plus réaliste que les autres arts classiques de la représentation, comme la peinture ou la sculpture, en ce que limage y est produite par un dispositif automatique, argumente Bazin. Lintervention humaine y est réduite à son plus strict minimum. Bien entendu, il a dabord fallu cadrer, régler lappareil, choisir avec soin le sujet, éventuellement intervenir sur les lumières, etc., mais, ensuite, il suffit dappuyer sur le bouton. De là une puissance de crédibilité de limage filmique, absente des autres formes de la représentation. Cest la thèse célèbre : « Loriginalité de la photographie par rapport à la peinture réside donc dans son objectivité essentielle. […] Pour la première fois, entre lobjet initial et sa représentation, rien ne sinterpose quun autre objet. […] Tous les arts sont fondés sur la présence de lhomme ; dans la seule photographie, nous jouissons de son absence. Elle agit sur nous en tant que phénomène “naturel”, comme une fleur ou un cristal de neige dont la beauté est inséparable des origines végétales ou telluriquesnote. »
Le réalisme de Bazin ne relève évidemment pas dune croyance naïve en la vérité des images. Bazin connaît et analyse des films de propagande, il insiste sur la nécessité dauthentifier les documentaires, désormais destinés à un public qui ne croit plus à ce quil voit. Demeure, cependant, un effet psychologique, indéniable, qui fait que, entre un dessin ou une photographie dune même scène, nous serons, « quelles que soient les objections de notre esprit critique », comme le dit Bazin, amenés à attacher plus de confiance à la photographie quau dessin. « Lobjectivité de la photographie lui confère une puissance de crédibilité absente de toute œuvre picturale. »
Cette dimension psychologique, de confiance en limage produite de manière automatique, ne constitue cependant que la première face du réalisme de Bazin. Le réalisme psychologique se redouble, en effet, dune forme de réalisme quon pourrait dire métaphysique ou existentialiste : ce que le cinéma sait faire, ce quil est seul à savoir faire, cest restituer lambiguïté du réel. Que lon se situe du côté du producteur de limage ou du consommateur, limage de cinéma se caractérise par une forme dexcès incompressible vis-à-vis de toutes les significations que lon aura voulu y mettre. Dans limage, il y aura toujours plus que ce que lon a pu vouloir délibérément capturer. Et il y aura toujours plus que ce que lon pourra y voir. Pour situer cette part dexcès, il suffit de se demander quelle description littéraire pourrait prétendre épuiser dans sa totalité le contenu dune image. Il y a toujours dans limage un résidu que lon ne pourra décrire. Que dire alors sil sagit dun plan, dune séquence ou dun film ?
La conséquence fondamentale de cette propriété de limage filmique, que Bazin décrit du côté de la philosophie, que Metz retrouvera plus tard du côté de la sémiologie, est que le cinéma est un des seuls arts qui peuvent prétendre échapper à lempire de la langue, à lemprise des signes. Limage du cinéma peut nous restituer quelque chose du réel avant la mise en signes, dans son ambiguïté essentielle, si lon suit Bazin.
La question du réalisme de limage filmique rejoint ainsi naturellement la question du montage. Non seulement le montage affaiblit la crédibilité de limage au plan psychologique, mais il se livre surtout à une forme de remise en signes du cinéma, en utilisant limage comme une sorte de code ou de symbole à insérer dans une grammaire de phrase. Au cinéma du montage, Bazin est donc amené à opposer un cinéma de la profondeur de champ qui respecte la nature réaliste du médium. « La profondeur de champ place le spectateur dans un rapport avec limage plus proche de celui quil entretient avec la réalité. Elle implique une attitude mentale plus active et même une contribution positive du spectateur à la mise en scène. Alors que, dans le montage analytique, il na quà suivre le guide, couler son attention dans celle du metteur en scène qui choisit pour lui ce quil faut voir, il est requis ici à un minimum de choix personnel. Le montage soppose essentiellement et par nature à lexpression de lambiguïté. La profondeur de champ réintroduit lambiguïté dans la structure de limagenote. »
Envisagée à partir de la position de Bazin, la situation des jeux vidéo paraît pour le moins curieuse. Ces derniers réalisent en un sens son programme esthétique, en privilégiant une représentation de laction en continu, sous la forme de plans séquences, ignorant presque tout des effets de montage (cantonnés aux cinématiques). Et, pourtant, cette mise entre parenthèses du montage sopère à partir dun type dimages diamétralement opposé à celui de Bazin : non pas une image qui excède la mise en signes, mais une image qui résulte dune mise en signes. Il ny a jamais rien de plus dans limage du jeu vidéo que ce quil y a déjà dans son code. Du point de vue de Bazin, les jeux vidéo se présentent comme un mixte inattendu dirréalité foncière du côté de limage et de réalisme radical du côté de la grammaire filmique, substituant à la logique du montage lemploi quasi exclusif du plan séquence.
Que peut bien produire un attelage aussi étrange ? De quel réalisme peuvent bien être crédités les jeux ? Aujourdhui, par « réalisme », on vise le plus souvent la qualité du moteur graphique, le rendu convaincant dun univers en trois dimensions, les effets de lumière, datmosphère, la vraisemblance de la physique des objets… Pour autant, le réalisme est une revendication presque aussi ancienne que les jeux vidéo eux-mêmes, alors même quil fallait se contenter en guise de fidélité au réel de quelques blocs de pixelsnote.
Aussi, si le jeu vidéo est réaliste, cest manifestement en une direction très différente du cinéma, qui suppose une tout autre position de sujet face à lécran. Lirréalité du jeu vidéo est maximale au sens de Bazin ou de Metz : le jeu vidéo nous offre bien la représentation à lécran dun réel fictif, absent, comme le cinéma, mais ce réel na, lui, jamais été présent réellement sous quelque forme que ce soit, par différence avec les acteurs et le décor du plateau, qui, tout au moins, ont existé pour un temps dans lespace du studio. Autrement dit, le jeu vidéo ajoute un palier de retrait supplémentaire vis-à-vis du réel. Au théâtre, jassiste à la représentation dévénements fictifs au moyen dune performance réelle, qui se déroule réellement sous mes yeux ; au cinéma, jassiste à la représentation dévénements fictifs au moyen dune performance irréelle, enregistrée et qui ne se présente plus que sous la forme de points lumineux sur lécran ; en jeu vidéo, jactionne un univers qui produit des événements fictifs à lécran, sans aucun corrélat réel. Le théâtre est fictif-réel, le cinéma fictif-réel-irréel, le jeu vidéo fictif-irréel-irréel.
Ce retrait du réel dans les profondeurs de limage numérique nest absolument pas opposé, comme nous lapprend la situation du cinéma, à la production dun effet de réalité extrêmement puissant. Il semble même que lirréalité du signifiant soit une condition nécessaire du basculement de la perception dans limage, encore redoublée dans le cas des univers actionnables du jeu vidéo.
POINTE ET CLIQUE
En quel sens est-il donc possible de parler de leffet de réalité dans les jeux ? À un premier niveau, il peut être question de la fidélité de la représentation. Néanmoins, aussi près que limage de jeu vidéo puisse sapprocher de limage photographique, quitte à singer les limitations de la caméra, introduire du grain, des effets de profondeur de champ ou de flou de bougé, comme on le fait souvent aujourdhui, limage de jeu vidéo demeure le produit dun ensemble de signes. On ne voit pas comment elle pourrait retrouver la qualité « réaliste » qui séduisait tant Bazin, retrouver en quoi que ce soit lambiguïté dun réel quelle na jamais connu.
Les mondes du jeu vidéo obéissent à la logique du point & click, une dénomination qui désigne un sous-genre des jeux daventure, mais qui peut sappliquer tout aussi bien à lensemble des jeux vidéo. Chaque image doit être lue pour déceler ce qui est actionnable et ce qui ne lest pas, les objets qui font progresser laction et ceux qui ne fonctionnent que comme un fond neutre. Pointer et cliquer. Là où le cinéma peut reproduire le dépassement existentialiste du signe par le réel, le jeu vidéo semble condamné, de son côté, à la réduction essentialiste du monde, à de linformation. Une image de jeu vidéo est destinée à être « scannée » à la recherche des éléments actionnables, non à être regardée dans sa globalité comme une photographie ou un plan séquence à la Bazin.
Mais, si le réalisme de lambiguïté maintenue du réel dans la représentation semble interdit au jeu, cest aussi parce que le jeu vidéo développe une nouvelle forme de réalisme, qui nest plus seulement affaire de représentation, mais daction. Et, avec lui, une forme dengagement dans limage, une position de sujet sans équivalent dans les modes de représentation antérieurs.
En philosophie des sciences, sur un tout autre thème, Ian Hacking, analysant le travail du savant dans son laboratoire, a proposé une description de ce quil nomme « réalisme expérimental ». Cette description fournit une approche particulièrement suggestive du réalisme à la manière des jeux vidéo. Hacking distingue en effet son réalisme expérimental dune autre forme de réalisme, le réalisme de la représentation. La question de la réalité dune représentation est depuis bien longtemps en philosophie une question insoluble, et qui embarrasse particulièrement la philosophie des sciences. Par quels signes internes à une représentation pourrait-on reconnaître que celle-ci sappuie bien sur quelque chose de réel et nest pas un simple rêve ? Cest le vieux problème de Descartes. Sil ny a quun sujet muni de ses représentations, comment être sûr que ces représentations prennent source dans un monde ? Mais le « réel », ce nest pas simplement ce que nous percevons, cest aussi ce sur quoi nous agissons. Par le terme « réel », nous ne visons pas seulement lobjectivité dune représentation, mais aussi le support dune action ou plus généralement ce qui produit un effet.
À quoi reconnaît-on ainsi quune entité est réelle au laboratoire ? À ce quon peut la manipuler en même temps quon lobserve, à ce quon peut latteindre par des procédés physiques différents qui nous donnent des indications convergentes, répond Hacking. « Nous considérons comme réel ce que nous pouvons utiliser pour intervenir sur autre chose dans le monde, ou bien ce que le monde peut utiliser pour intervenir sur nous. […] Les entités sont régulièrement manipulées pour produire de nouveaux phénomènes et interroger dautres aspects de la nature. Elles sont des outils, des instruments non pour penser, mais pour agirnote. »
Le jeu vidéo sinscrit dans ce basculement de la question du réel de la perception vers laction. Il ne sagit plus, pour le joueur, dinterpréter un monde, mais de le transformer. Pourquoi les mondes du jeu paraissent-ils si réels ? Non seulement parce que la machine parvient à imiter (depuis peu) la qualité de limage photographique (photoréalisme), mais surtout parce que les objets y interviennent depuis longtemps comme supports dune manipulation réglée. Ils réagissent, et produisent des effets en retour, ce qui est exactement la structure du réalisme expérimental de Hacking. À la différence près que ce réalisme nest plus quune structure vide, quil ny a pas, contrairement au laboratoire, de corrélat réel, dentités, quil ne reste plus que des signes.
Limpression de réalité du jeu vidéo nest plus celle du cinéma, celle du plan séquence et de la richesse signifiante inégalée de limage filmique, mais leffet dun univers de signes actionnables. Ce réel-irréel, actionnable et abstrait, causal et symbolique, sil tranche évidemment avec la conception existentialiste de Bazin, ressemble aussi furieusement, à sy méprendre, au réel que fabriquent pour nous léconomie numérique et les dispositifs de gestion informatisés, prompts à transformer toute « réalité » en paramètres, à faire de labstraction une formidable puissance dagir.
Il apparaît ainsi que les parentés entre ces deux grands régimes de discours en images que sont le cinéma et le jeu vidéo dissimulent mal des logiques de fond qui demeurent profondément hétérogènes. Jeux vidéo et cinéma mobilisent surtout un tout autre ajustement du sujet, spectateur ou joueur, vis-à-vis de lécran. Ils produisent deux formes dimmersion dans limage, qui peuvent se croiser sur le plan des représentations, mais procèdent chacune dune économie psychique particulière, à même de fournir, sur commande, une petite dose dhallucination licite. Regarder nest pas jouer.
4. LA MACHINE INTIME OU LÉCOSYSTÈME HACKER
« Ready or not, computers are coming to the people. Thats good news, maybe the best since psychedelics », Stewart Brand, « Spaceware : Fanatic life and symbolic death among the computer bums », Rolling Stone, 7 décembre 1972.
Les chapitres précédents se sont penchés sur la spécificité des jeux vidéo. Quest-ce que les jeux vidéo sont les seuls à savoir faire ? Quest-ce qui les distingue des formes antérieures proches, comme le jeu et le cinéma ? Ces chapitres ont mis en avant ce quon peut appeler la « spécificité computationnelle des jeux ». Au fond, cest toujours la machine de calcul qui engendre les univers ludiques, qui produit cette forme d« objectivité essentielle », qui nest plus celle de lobjectif, pour paraphraser Bazin, mais celle dune machine symbolique.
Sur ce fond commun se déploient plusieurs grands régimes dajustement au dispositif du jeu. Les régimes dexpérience varient dans lusage des plaisirs, dans les jouissances quils parviennent à extraire de lobjectivité essentielle de la machine. Pour que des expériences du jeu prennent corps, il leur faut à chaque fois un milieu favorable : des lieux particuliers, des formes et des genres, des gammes de machines, des publics…
Une dernière analogie avec la théorie du cinéma peut nous être utile. Lorsquil dresse le portrait de létat filmique, Metz prend bien soin dajouter combien cet état est dépendant de conditions locales, à commencer par celles de la salle de cinéma : il faut produire ce demi-sommeil qui permet au psychisme de basculer tout entier dans la perception. Or ces conditions ne sont certainement pas réunies pour le théoricien dont la pratique consiste à analyser des films plan à plan ; elles ne le sont pas non plus pour une salle qui réagit collectivement au film, commente à voix haute, avertit le héros du danger quil court. Elles ne le sont pas pour qui se repasse ses scènes préférées en DVD, et ainsi de suite.
Ces remarques sont évidemment valables pour le jeu vidéo : létat ludique est extrêmement sensible à de toutes petites variations du dispositif. Mieux, ce qui est vrai du cinéma est encore plus vrai du jeu ; car si le cinéma sest stabilisé en une grande formule dominante – un lieu, la salle, une forme, le film de fiction –, le jeu vidéo demeure un médium beaucoup plus hétérogène et moins bien « ficelé » : des lieux très divers, une avalanche dinnovations technologiques, des genres éclatés et incompatibles entre eux, et par conséquent des régimes dexpérience beaucoup plus disparates.
Les expériences fonctionnent en écosystèmes : elles se développent, se stabilisent, senrichissent lorsquelles trouvent un faisceau de conditions favorables, elles dépérissent, parfois brutalement, lorsque le milieu est altéré, déplacé, transposé.
Les formes dexpérience privilégiées ne sont pas les mêmes partout : on ne joue pas de la même manière en Corée où, interdiction dimportation des produits japonais oblige, la machine dominante nest pas la console, mais le PC, et sous une forme bien particulière, celle de lexpérience collective du cybercafé et non celle, solitaire, du bureau ; pas de la même manière non plus au Japon, où la console et surtout la console mobile écrasent le marché, le PC étant réservé à une niche de jeux érotiques ; pas de la même manière, sans doute, aux États-Unis et en Europe, où les consoles ont mis plus de temps à sinstaller et où ont existé des cultures autochtones du jeu en Grande-Bretagne et en France, en particulier, dans les années 1980, autour de machines baroques comme le Sinclair, lAmstrad, les TO7, MO5. À chaque fois, on voit apparaître des formes spécifiques du jeu, des genres, qui conspirent en quelque sorte avec lensemble des conditions locales.
Il est bien entendu impossible, en létat, de faire le tour de lensemble de ces systèmes dexpérience, de dresser une carte exhaustive des mondes vécus du jeu. Lobjectif des chapitres suivants est de faire le portrait de trois régimes dexpérience, qui ont joué, au plan historique, un rôle crucial, en se concentrant sur quelques lieux emblématiques : luniversité, larcade, le salon.
Mon but nest pas dajouter aux nombreuses, et désormais très complètes, histoires des jeux vidéo un nouveau chapitre, mais plutôt de procéder de manière « microgéographique », en observant les conditions qui permettent à chaque fois léclosion de nouveaux rapports à la machinenote. Étant entendu quaucun des trois régimes étudiés ici na totalement disparu, que chacun survit, sans doute transformé, hybridé, dans les formes les plus contemporaines du jeu vidéo, alors même que le jeu à luniversité ou larcade ne sont plus, pour lessentiel, que de lointains souvenirs.
LA SYMBIOSE HOMME-MACHINE
Il fut un temps où tout lavenir de linformatique américaine pouvait se lire dans les ovaires dun figuier : « La Blatophaga grossorum est le seul insecte pollinisateur du figuier. Les larves de linsecte vivent dans les ovaires de la plante et en tirent leur nourriture. Larbre et linsecte sont donc absolument interdépendants : larbre ne peut se reproduire sans linsecte ; linsecte ne peut se nourrir sans larbre. Cette “vie commune en association intime, ou même en union rapprochée, de deux organismes dissemblables” sur un mode coopératif est appelée symbiosenote. »
En 1960, J. C. R. Licklider publie « Man-computer symbiosis », lun des articles les plus importants de lhistoire de linformatique. « Man-computer symbiosis » trace la feuille de route pour les années à venir : lordinateur ne restera pas éternellement un moulin à nombres, un simple outil, il est temps de passer à une autre forme de relation, plus étroite et plus directe à la machine informatique. Ce qui suppose des interactions en temps réel et, pour ce faire, le développement des interfaces utilisateurs, des dispositifs de temps partagé et de mise en réseau, pour que chacun puisse avoir un accès aisé à lordinateur. Alors, nous deviendrons comme la Blatophaga grossorum et les calculateurs seront nos figuiers. Nous aurons notre association intime en union rapprochée avec les ordinateurs.
Le même Licklider se voit nommé, deux ans plus tard, à la DARPA, lagence du ministère de la Défense, qui va sponsoriser, à coups de millions de dollars, toute linformatique américaine dans les années 1960. La symbiose homme-machine est lordre du jour officiel des années post-Spoutnik. Mais ce qui nest encore en 1962 pour Licklider quun programme de recherche est entre-temps devenu réalité, sous une forme inattendue, celle dun mode de vie complet, dun style dexistence, pour ceux qui sautodésignent comme hackers et qui pratiquent la fameuse symbiose avec lordinateur à un degré dintensité inédit. Le jeu vidéo est le produit direct de cette symbiose, de cette révolution gigantesque dans le rapport aux machines de calcul, que Licklider avait annoncée, quil a financée, mais que les hackers ont accomplie de tout leur être.
Sur le noir dun écran tube, deux vaisseaux se détachent, chacun avec leur forme caractéristique. Au centre brille une étoile massive, dont la force dattraction sétend sur tout lespace alentour. Au fond, des galaxies dérivent lentement. Les petits vaisseaux se prennent en chasse, jouant avec laccélération que leur offre létoile, pour essayer de placer leurs torpilles.
À lhiver 1961-1962, Spacewar est lun des tout premiers représentants des jeux vidéo, exactement contemporain de léclosion de la culture hacker au Massachusetts Institute of Technology (MIT). « Si, en marchant le long des couloirs du MIT, vous entendez des cris étranges “Non ! Non ! Tourne ! Feu ! Arrrggghhh ! !”, ne vous inquiétez pas. Un nouveau western nest pas en cours de tournage, les étudiants du MIT et dautres participent simplement à un nouveau sport, Spacewar note ! » Cest en avril 1962 la première description écrite de Spacewar que John Martin Graetz et Dan Edwards ne savent pas encore appeler – et pour cause, lexpression nexiste pas encore – « jeu vidéo » (cf. image 9).
Et, pourtant, le « sport » Spacewar possède déjà toute la structure dun jeu. Ses propriétés de base sont celles de tous les jeux vidéo à venir. La dette ne saurait être plus grande. Lunivers de Spacewar se répartit entre quelques éléments actionnables – les vaisseaux que lon dirige, les torpilles que lon tire – et des éléments de décor, soit purement passifs, comme les étoiles du planétarium qui se déplacent sans influence sur le jeu, soit actifs, comme létoile centrale qui exerce sa force de gravitation. Cest là le coup de génie de Spacewar. Laction est contrainte, elle se déroule sur le fond dun monde simulé, qui possède ses propres règles et avec lequel, littéralement, il sagit de jouer. Le monde prend forme ici autour de létoile centrale, qui attire les vaisseaux selon une version légèrement modifiée de la loi de Newton, afin de rendre le jeu plus rapide et plus intéressant.
« La caractéristique la plus importante du programme est que lon peut simuler un système physique raisonnablement compliqué et voir effectivement ce qui sy passe », insiste Steve Russell, lauteur principal du programme. Le jeu vidéo napparaît pas avec Spacewar dans une version tronquée. Le programme de 1962 est à lhistoire des jeux vidéo ce que les vues Lumière sont au cinéma. La forme est encore rudimentaire, à peine une minute pour les vues Lumière, pas de montage, pas de film au sens moderne, des graphismes réduits à leur plus simple expression pour Spacewar, mais leffet fonctionne déjà à plein. Leffet de réel est là, sidérant, dans les petites vignettes de 1895, leffet de simulation est là, hallucinant, dans le jeu de 1962.
Spacewar invente lavatar, avec ces vaisseaux que le joueur habite en quelque sorte et qui forment sa zone privilégiée à lécran, les torpilles se chargeant des interactions dans lespace du jeu. Ladjonction dun bouton hyperespace, qui peut faire disparaître le vaisseau en mauvaise posture pour le faire réapparaître au hasard ailleurs, apporte une touche daléa dans une structure qui tient de la pure compétition dans un monde simulé.
Lantériorité de Spacewar peut cependant être contestée. Spacewar est-il véritablement le premier jeu vidéo ? La situation ressemble en réalité à celle des débuts du cinéma, avec une multitude d« inventions » simultanées. Qui, dEdison avec son kinétoscope ou des Lumière avec leur enregistreur-projecteur, doit emporter la palme ? À moins quil ne faille considérer aussi laction de pionniers moins connus, Max Skladanowsky en Allemagne ou William Friese-Greene en Grande-Bretagnenote ? En matière de jeux vidéo, le Tennis for Two dHiginbotham en 1958 ou les jeux dans le sillage du programme dintelligence artificielle, morpion, dames ou échecs, sont les candidats le plus souvent citésnote.
Pour autant, il ne faudrait pas se tromper déchelle. Spacewar est à des années-lumière des autres prétendants au titre de premier jeu vidéo, par sa structure ludique comme par sa supériorité technique. Tennis for Two, par exemple, le seul jeu à engendrer un affichage en temps réel, nest pas un programme. Le jeu de Brookhaven utilise un circuit analogique ad hoc note. Cela ne suffit bien sûr pas à le disqualifier comme jeu vidéo, auquel cas on devrait aussi exclure toute larcade des débuts qui nemploie pas de programmes.
Mais il manque à Tennis for Two de sappuyer sur un univers simulé, avec ses règlesnote. Il est possible de maintenir la balle en lair à linfini, le rebond du filet est identique à celui du sol… Le jeu repose sur la seule manipulation dun point sur loscilloscope. Chaque joueur peut choisir lorientation quil souhaite donner à la balle et la « pousser » en ce sens, quel que soit lendroit où elle se trouve sur lécran. Ajoutons à cela que Tennis for Two est dénué davatars : nulle part le joueur nest représenté, contrairement aux vaisseaux de Spacewar ou aux raquettes de Pong (Atari, 1972) ou Rebound (Atari, 1974), pour prendre les jeux les plus proches dans le domaine de larcade.
Mais le point le plus important est que Tennis for Two est resté un programme de démonstration, destiné à offrir aux visiteurs des journées portes ouvertes du laboratoire un aperçu convivial de linquiétant géant électronique de Brookhaven. Par différence, Spacewar, qui a bien été utilisé lui aussi comme programme de démonstration, sest toutefois installé comme un vrai jeu, de ceux auxquels on joue en permanence plutôt quon ne les cantonne aux grandes occasions. Cest là, sans doute, la différence majeure. Spacewar nest pas un objet isolé, une curiosité pour lhistorien, mais un produit direct de la culture hacker, et qui vit avec elle.
Le jeu de 1962 possède ainsi une importance historique sans équivalent parmi les quelques (rares) jeux de la même période. Il a incarné, quasiment à lui tout seul, le jeu vidéo pendant une décennie, se répandant comme une traînée de poudre partout où il y avait un ordinateur branché à un écran dans les laboratoires universitaires américains. Au début des années 1970, cest encore Spacewar qui sert de modèle à Nolan Bushnell, lorsque celui-ci envisage de transformer le jeu vidéo en une activité lucrative, décision doù sortira tout le système de larcade.
Spacewar nest donc pas une relique ou une curiosité sur laquelle il faudrait sarrêter pour le simple plaisir de replonger dans latmosphère des années 1960. Du point de vue de lhistoire des jeux vidéo, Spacewar nest jamais mort. Les décisions de design qui président à sa création, la nouvelle forme dintimité avec la machine informatique quil autorise, le type dexpérience quil met en avant, tout ceci fonctionne encore dans les jeux daujourdhui, dont il irrigue encore en ligne directe des pans entiers, alors même que lunivers des premiers hackers a irrémédiablement disparu.
HACK
La question est donc : quest-ce qui rend, soudain, possible, vers la fin de lannée 1961, un objet comme Spacewar et, par conséquent, à sa suite tout le jeu vidéo ? Il sagit de comprendre ce que le jeu vidéo hérite de Spacewar et du milieu dans lequel il a été créé. Pour cela, il nous faut effectuer une plongée dans la culture des laboratoires universitaires américains, remonter la chaîne des conditions pour assister à la mise en place de cet écosystème hacker, hors duquel Spacewar est tout bonnement inconcevablenote. Sans hackers, pas de Spacewar.
Qui sont les hackers ? Aujourdhui, le terme est accompagné dune connotation négative : le hacker est le « pirate informatique », celui qui fait sauter tous les verrous et peut sintroduire dans nimporte quel système. Mais, à lorigine, le mot « hacker » désigne tout autre chose. Le terme est un produit du jargon des clubs détudiants du MIT, au premier rang desquels le TMRC (Tech Model Railroad Club), le club de modélisme ferroviaire qui a formé nombre de ceux qui gravitent autour de Spacewar. Un « hack » désigne alors une combinaison ingénieuse, une invention à laquelle personne navait encore songé, que personne ne croyait possible avec les moyens du bord, un raccourci qui permet de faire plus vite et plus élégamment. Cest de la technique, mais élevée au rang dart, appréciée pour sa valeur esthétique, son style, plutôt que pour son utilité. Tous les systèmes sont destinés à être ouverts, démontés, remontés. Le complexe pourra toujours être ramené à ses éléments simples, lopacité réduite à la transparence dune compréhension intégrale.
Mais, pour obtenir lécosystème de Spacewar, il ne suffit pas dune bande détudiants consumés par une passion dévorante pour le hack. Il faut encore quune nouvelle sorte de machine informatique fasse son apparition. Une machine qui permette la symbiose. Lévénement intervient en deux temps. Il y a dabord TX-0, ou « tixo » pour les intimes, le premier ordinateur à transistors, prêté à long terme au laboratoire délectronique du MIT, installé, en 1959, au deuxième étage du bâtiment 26. Le TX-0 est, pour les standards de lépoque, une petite machine, de la taille dune camionnette, qui se distingue par son extraordinaire facilité daccès. Lordinateur est doté dun oscilloscope et surtout du flexowriter, une sorte de machine à écrire, qui permet la saisie directe des programmes.
Autrement dit, TX-0 offre la possibilité de programmer directement à la console, de rentrer du code et dassister à son exécution, une révolution complète dans le rapport à la machine. Sans programmation à la console, pas de hackers informatiques, pas de Spacewar.
Pour sen rendre compte, il suffit de descendre dun étage dans ce même bâtiment 26. En dessous, on trouve lIBM 704, une machine géante, qui vaut plusieurs millions de dollars, occupe une pièce entière et requiert lattention constante de nombreuses équipes techniques. Programmer sur lIBM 704, concrètement, cela signifie rédiger un jeu dinstructions, le porter à des techniciens qui le traduisent en cartes perforées, lesquelles sont ensuite transférées sur la machine par une seconde équipe. Quelques heures plus tard au mieux, plus souvent quelques jours après, on obtient le résultat, pour peu que la machine ait bien fonctionné et que le code soit sans erreur. Jamais il ny aura daccès direct, sensible, intime à la machine.
La rupture ne peut pas être plus grande avec le TX-0 où il suffit de sinstaller à la console pour saisir son code, le regarder sexécuter, ou plus littéralement encore lentendre puisque la machine retranscrit de manière sonore les instructions en cours et quune erreur dans le code se distingue comme une fausse note pour une oreille exercée.
Lécosystème hacker commence donc à se mettre en place autour de TX-0. Quelques étudiants, déjà chevronnés en programmation, se voient accorder par Jack Dennis, le professeur délectronique en charge de la machine, lui-même un ancien membre du TMRC, le droit de rester programmer sur lordinateur dès lors que ce dernier nest pas réservé par les utilisateurs accrédités. Comme cette situation se produit plus souvent de nuit que de jour, les hackers sorganisent en un mode de vie nocturne, fait de longues sessions de programmation autour de la machine, partageant le code, améliorant et débuggant les programmes des uns et des autres, laissés à disposition dans une armoire ouverte à côté de la console. On retrouve dans cette petite communauté du TX-0 nombre dacteurs qui joueront un rôle décisif dans la réalisation de Spacewar, comme Alan Kotok, Peter Samson, Robert Saunders, tous membres du TMRC. Le petit groupe se trouve bientôt embauché par Dennis, pour un salaire modique, afin daméliorer les programmes systèmes de la machine, ce qui leur assure en retour une connaissance inégalée des arcanes du TX-0.
Mais il faut attendre la livraison dune nouvelle machine, à lautomne 1961, pour que se cristallise véritablement la symbiose hacker. La toute jeune compagnie DEC (Digital Equipment Corporation) offre alors au laboratoire délectronique du MIT la deuxième livraison de son PDP-1, une machine qui na jusquici été achetée que par la firme Bolt Beranek & Newman (BBN), à la demande dun certain Licklider.
Le PDP-1 est un ordinateur directement inspiré du TX-0 : il sagit dune petite machine à transistors, qui se distingue par laccent mis sur la facilité dutilisation plutôt que sur la pure puissance de calcul. Le PDP-1 conserve donc le principe clé de la programmation à la console. Il est équipé du flexowriter, auquel sajoute désormais un véritable écran à tube cathodique, jusque-là réservé aux applications militaires (cf. image 10).
Surtout, le PDP-1 intègre une caractéristique fabuleuse : il possède un bouton on-off. Autrement dit, la machine na plus besoin dun technicien spécialisé pour être mise en route. Si on ajoute à cela son faible coût, de lordre des 120 000 dollars, par différence avec les millions des géants dIBM ou même du TX-0, on obtient une machine qui peut, beaucoup plus facilement que le TX-0, être laissée sous la responsabilité des étudiants, dautant que le MIT na en loccurrence pas déboursé un centime et que cest toujours Dennis qui en a la charge.
Sans bouton on-off, pas de machine pour hackers, pas de programmation quasi illimitée à la console, pas de Spacewar. Lécosystème de la symbiose hackers-machine est en place, selon trois composantes : des étudiants brillants et avides de programmation, des enseignants comme Jack Dennis et Marvin Minsky, le codirecteur du nouveau laboratoire dintelligence artificielle, qui comprennent quil vaut mieux laisser les hackers pratiquer plutôt que de chercher à restreindre laccès, et enfin cette machine, le PDP-1, autour de laquelle sorganise un mode de vie nocturne, en petits groupes, face à la console.
Sinstalle ainsi une forme dexistence particulière, à tout le moins décalée par rapport aux rythmes ordinaires et au monde normal, celui des adultes, des cours et du reste des étudiants. Latmosphère y est tout à la fois radicalement coopérative, le code est là pour tous sans barrières, destiné à être repris, amélioré, incrémenté, et terriblement compétitive : produire le meilleur code possible, le plus élégant, le plus efficace devient un but en soi. Les hackers forment ainsi un groupe à part parmi les utilisateurs de la machine, qui ne se confond pas avec les thésards ou les chercheurs. Leur compétence technique hors du commun leur assure une forme de reconnaissance, toujours précaire, et des emplois dans les laboratoires dinformatique ou des firmes comme DEC, BBN, alors même quils ont souvent renoncé à tout diplôme dans leur quête du hack ultime.
Une anecdote témoigne du genre dimplication, caractéristique des hackers, et de la forme de vie qui laccompagne. Lorsque le PDP-1 arrive au MIT, lordinateur est livré quasiment vierge, avec des programmes systèmes que les hackers estiment inférieurs à ceux quils ont écrits ou modifiés pour le TX-0. Cest en particulier le cas pour le langage dassembleur, qui a été écrit par BBN. Or lassembleur est le langage le plus basique que lon puisse utiliser pour contrôler la machine. Cest lun des plus employés par les hackers dans leur quête de la transparence totale et du programme parfait. Lassembleur doit donc être, dans lesprit des hackers, absolument sans défaut.
Dennis, qui se serait contenté de lassembleur de BBN, finit par céder aux demandes des étudiants, persuadé que le travail prendra des semaines. Mais, en un week-end, six hackers travaillant en continu, sans dormir, avalant leur nourriture habituelle faite de nouilles chinoises et de Coca-Cola, bouclent le travail, en une véritable orgie de programmation. Lorsque Dennis arrive le lundi matin, lassembleur tourne sur la machine, sautotraduisant en binaire, en guise de démonstration. Les hackers ont fait en quelques nuits ce que lindustrie aurait mis des semaines ou des mois à faire. La capacité à produire du code jusquà létourdissement deviendra lune de leurs marques de fabrique.
LE FRUIT DÉFENDU
La symbiose homme-machine que Licklider imaginait en 1960 est donc désormais une réalité. Le milieu est en place, il ne reste plus quà cueillir les figues.
À lété 1961, la petite communauté des hackers du TX-0 est traversée de bouffées denthousiasme à lannonce de larrivée imminente de la nouvelle machine. Certains comme Kotok commencent à adapter à la main les programmes systèmes, dautres réfléchissent à ce qui pourrait être fait qui na jamais été fait, un hack dans toute sa splendeur, avec le PDP-1 et son écran à tube.
Lidée de Spacewar revient ainsi à trois étudiants, Steve Russell, John Graetz et Wayne Wiitanen. Les trois vivent en collocation rue Hingham à Cambridge et sautodésignent par dérision comme le Hingham Institute. Ils possèdent déjà chacun une expérience de la programmation pour avoir fait tourner des calculs statistiques sur lIBM 704 de Harvard. Gratez fait partie du groupe qui travaille pour Dennis sur TX-0, Russell travaille pour John McCarthy, lautre directeur avec Minsky du laboratoire dintelligence artificielle, à limplémentation du nouveau langage de programmation LISP.
Lidée du petit groupe de la rue Hingham est de réaliser un programme de démonstration qui pourrait exploiter les capacités daffichage en temps réel du PDP-1. Le groupe a connaissance de quelques programmes similaires, qui existent déjà : Bouncing Ball, une balle qui rebondit sur loscilloscope du Whirlwind, le calculateur géant du MIT, très semblable dans le principe à Tennis for Two, Mouse in the Maze sur le TX-0, où lon peut dessiner un labyrinthe au crayon optique en plaçant des fromages (ou dans la « version VIP » des verres de Martini) quune souris vient cherchernote. Mais un bon programme de démonstration doit surtout impliquer lutilisateur. De là, lidée dun jeu, qui prendrait la forme dun combat entre vaisseaux, à coups de missiles, avec déjà, dès le départ, le principe de lhyperespace.
Néanmoins, après cette première phase de discussion, les choses traînent en longueur. Les hackers sont occupés à traduire les programmes systèmes et les hacks réalisés sur le TX-0. En octobre, Wiitanen est appelé à larmée et Russell na toujours pas produit une ligne de code.
En décembre, lassé des excuses de Russell, qui refuse de programmer lui-même une routine sinus-cosinus pour générer laffichage des vaisseaux, Kotok se rend directement chez DEC pour emprunter le code. Russell se met alors au travail, à la manière des hackers. En janvier 1962, une première version est prête : Russell parvient à gérer le déplacement dun point à lécran, à le faire accélérer et changer de direction. Puis viennent en février les deux vaisseaux, qui saffrontent à coups de torpilles, avec des réserves de fuel limitées, sur un fond neutre, bientôt parsemé détoiles à la disposition aléatoire. Le premier travail de Russell est achevé. Il revient à dautres dintroduire les caractéristiques manquantes.
Peter Samson est le premier. Ulcéré de ces étoiles disposées nimporte comment, il code Expensive Planetarium qui permet laffichage correct des étoiles, avec leur position exacte, vue de lÉquateur, et leur dérive en fonction du temps. Expensive Planetarium reprend le jeu de mots typique des hackers qui ont pris lhabitude de dénommer expensive des programmes sans utilité immédiate qui tournent pourtant sur des machines hors de prix. Avant le planétarium de Samson, il y a eu ainsi lexpensive typewriter de Peter Deutsch, lancêtre de nos traitements de texte, qui permettait dexploiter le flexowriter du TX-0, ou encore lexpensive desk calculator de Robert Wagner, la calculatrice la plus chère du monde…
Il revient ensuite à Dan Edwards de modifier considérablement la structure du jeu, en introduisant létoile centrale et la gravité. Dabord jeu de purs réflexes, Spacewar intègre désormais une dimension stratégique, puisquil faut jouer avec létoile pour gagner de la vitesse, tout en évitant de sy abîmer. Le planétarium et lintroduction de la gravité coûtent cependant horriblement cher en puissance de calcul. Dans le plus pur esprit hacker, Edwards est conduit à récrire et optimiser tout le code qui gère laffichage des vaisseaux : un hack de plus dans le grand hack.
Jusqualors, le jeu se joue directement sur les switchs du PDP-1 qui servent de premiers contrôleurs. La position est peu commode, elle désavantage lun des deux joueurs et risque surtout dendommager la machine. Kotok et Saunders prennent alors en charge la réalisation des premiers boîtiers de contrôle, lancêtre des joysticks, qui comportent deux switchs pour laccélération et la rotation, ainsi quun bouton pour gérer la fonction hyperespace introduite par Graetz. Le bouton « panique » permet ainsi aux vaisseaux de disparaître un nombre limité de fois pour réapparaître nimporte où à lécran : une manœuvre risquée, qui ne peut être tentée quen dernier recours.
En avril 1962, le jeu est achevé dans sa première forme. Il est présenté aux journées portes ouvertes, avec ladjonction dun système de scores pour limiter la durée des parties. En mai, Graetz et Edwards font la démonstration du programme à la première rencontre de DECUS, lassociation des utilisateurs de machines DEC. Les techniciens de DEC utiliseront dailleurs Spacewar pour tester le bon fonctionnement du PDP-1 lors de sa livraison aux nouveaux clients, participant ainsi à la diffusion du programme qui accompagne chaque machine.
La première histoire de Spacewar est désormais achevée. À lété 1962, le groupe se disperse. Russell suit McCarthy, qui part fonder à Stanford un nouveau laboratoire dintelligence artificielle, bientôt rejoint par Samson et Saunders. Kotok et Graetz sont embauchés par DEC. Edwards reste au laboratoire dintelligence artificielle du MIT où il aura à charge de gérer pour quelque temps les nouveaux hackers. Avec cet exode, la culture hacker, forgée autour du PDP-1, se répand dans les différents laboratoires dinformatique et, dans son sillage, à chaque fois, Spacewar.
LA GUERRE DES ÉTOILES
Spacewar nest pas seulement un produit de la culture hacker, il est au sens le plus strict du mot un hack, un hack improbable et fabuleux. Mais pourquoi le hack devait-il aboutir à cette forme précisément quest Spacewar ? Quest-ce qui fait de Spacewar, dans les modalités mêmes du jeu, dans le genre dexpérience quil engage, lexpression même de la culture hacker ?
Se poser cette question, cest non seulement essayer dexpliquer lobjet Spacewar dans sa singularité – pourquoi Spacewar est-il Spacewar plutôt quautre chose ? –, mais cest aussi interroger les décisions qui résident à la base de tout le jeu vidéo, des décisions dont lensemble du jeu vidéo hérite, en un sens, via leur ancêtre commun. Tous les jeux vidéo ne sont pas des Spacewar, loin de là, mais tous les jeux vidéo proviennent de Spacewar. Jusquà un certain point, se demander pourquoi Spacewar est Spacewar, ce qui se joue dans la forme dexpérience Spacewar, cest aussi se demander pourquoi le jeu vidéo est le jeu vidéo, ce qui se joue dans cette forme dexpérience-là et qui se jouait déjà dans les premières symbioses, autour du PDP-1, en 1962.
Or, Spacewar, ce sont deux décisions fondamentales, chacune étroitement liée au milieu hacker. La première décision : la simulation ; la seconde : le thème de la guerre spatiale. Spacewar est un simulateur de guerre spatiale. Pourquoi ? Pourquoi cela plutôt que linfinité des autres formes de jeu possibles ?
Le moins que lon puisse dire est que le thème de la guerre dans lespace na guère abandonné le jeu vidéo depuis. Tout se passe comme si les jeux devaient avoir dans leur ADN une propension incontrôlable à la « masculinité militarisée », pour reprendre lexpression de Digital Play note. Le jeu vidéo aurait-il été différent si le premier jeu nous avait compté fleurette, sil avait reposé sur le plaisir de la libre exploration ou prôné la coopération et lentraide, plutôt que de se ruer dans un duel à la vie à la mort ? Mais pouvait-il vraiment en être autrement ?
Toute une gamme de raisons ont été avancées, chacune parfaitement plausible, pour expliquer ce choix de la guerre spatiale. Le point intéressant ici est que ces raisons se complètent, se superposent, plutôt quelles ne sannulent, ce qui conduit à faire de Spacewar un objet particulièrement dense, un concentré, un carrefour de significations.
Russell, lorsquil explique son choix, mentionne toujours son goût personnel pour la science-fiction. « Je venais juste de finir de lire la série Lensman de Doc Smith. Cétait un scientifique qui écrivait un genre de science-fiction flamboyante. Les détails étaient très bons, avec un rythme rapide. Ses héros se faisaient toujours poursuivre par les méchants autour de la galaxie et devaient inventer une façon de se sortir de leur problème tout en étant poursuivis. Cest ce genre daction qui a inspiré Spacewar. Il y avait des descriptions brillantes daccrochages entre vaisseaux et de manœuvres entre flottilles spatialesnote. » Les grandes manœuvres spatiales appartiennent au patrimoine de la culture populaire. Il nest pas étonnant que celle-ci ait été spontanément mobilisée. La série Star Trek donnera lieu, dans le même genre, à lun des jeux les plus populaires des années 1970, au carrefour de la tradition universitaire et des premiers micro-ordinateurs. La fantaisie, avec ses univers à la Tolkien, compte aussi parmi les pourvoyeurs les plus réguliers de situations de jeu, des années 1970 à nos jours.
Or le vaisseau spatial possède un avantage considérable sur les elfes, orcs et autres créatures de même acabit, celui de ne pas habiter de forêts ou de grottes, mais un espace dont la principale caractéristique est le vide, ce qui est loin dêtre une qualité négligeable en termes graphiques. Il est en effet impossible de trouver un lieu qui exige moins de puissance de calcul. Si Expensive Planetarium était déjà un exploit technique, la représentation convaincante dune ville ou de tout autre champ de bataille terrestre était manifestement bien au-delà des performances du PDP-1. Il y a eu Spacewar, il ny aurait jamais pu avoir Citywar ou quoi que ce soit dautre. À lexplication par les affinités de la culture populaire sajoute lexplication technique.
Le thème de la guerre spatiale possède en outre lavantage, que mentionne aussi Russell, de pouvoir tordre à sa guise les règles du jeu, en laissant de côté toute vraisemblance. Ainsi, les torpilles de Spacewar sont insensibles à la gravité et, par voie de conséquence, économes en temps de calcul, une propriété quelles héritent de leur technologie « photonique » et qui ne saurait choquer personne. Qui sait comment réagit une torpille photonique aux abords du soleil, et qui sen préoccupe ? Les raisons culturelles et les raisons dordre technique convergent ici avec des impératifs ludiques. En la matière, le duel de vaisseau a lintérêt doffrir une situation parfaitement lisible, dont les conditions de victoire sont sans ambiguïté.
Mais il est encore possible denvisager une autre série de raisons, beaucoup plus politiques. La lutte pour la suprématie spatiale nest, en effet, pas seulement un thème de science-fiction, mais lhorizon plus ou moins masqué de toute la culture hacker. Le début des années 1960 est en effet marqué, aux États-Unis, par laffront du Spoutnik, par la peur du déclassement au profit des Soviétiques dans la course à lespace et, plus généralement, à la suprématie technologique. Cette grande angoisse joue un rôle absolument fondamental dans linstallation du genre de vie hacker, puisque linformatique théorique américaine, à commencer par ces laboratoires dintelligence artificielle qui servent de berceau à la culture du hack, est, en effet, massivement financée par le département de la Défense, via la DARPA et en loccurrence Licklider : 3 millions de dollars annuels pendant dix ans pour le projet MAC au MIT (systèmes de temps partagé), dont 1 million pour le laboratoire dintelligence artificielle de Minsky. Cette course à fonds perdus pour la supériorité technologique est une des conditions dexistence, invisible, du mode de vie hacker. Ce nest pas là la moindre de ses contradictions. La culture libre des hackers, qui basculera dailleurs ici et là dans la contre-culture, plutôt en Californie quà Boston, existe sur le fond des financements militaires, ce dont Spacewar, objet libre, mais tenaillé par le fantasme de la guerre, serait inconsciemment le témoin.
De fait, il nest pas difficile de retrouver, dans les textes de lépoque, des échos de cette préoccupation. Dans le petit article, issu de la première livraison de DECUSCOPE, Graetz et Edwards nous expliquent ainsi que « les participants ont lopportunité de développer les tactiques qui seront employées lors des futures guerres spatiales ». Plus directement encore, larticle que le magazine Saga consacre, dix ans plus tard, à Spacewar, a pour titre : « Computer today, reality tomorrow ». Le magazine en rajoute sur limportance réelle de ce qui ne semble être quun jeu, alors quil sagit bien, pour lhumanité, de « se préparer au combat armé dans les tréfonds de lespacenote ». Évidemment, on peut penser que tout le monde en rajoute dans le sensationnel. Mais Spacewar nest pas sans raison un jeu de guerre spatiale. Cest toute latmosphère des années 1960, la compétition technologique en vue de laffrontement à venir, qui sature le petit monde innocent du jeu, quil ait été fabriqué pour la guerre – ce qui est franchement invraisemblable – ou non.
JOUER, PROGRAMMER
Au-delà du thème, repris à linfini par la suite, de la guerre spatiale, la caractéristique centrale de Spacewar est sans aucun doute la dimension délitisme high-tech, le soin accordé à la simulation. En témoigne en particulier la référence aux lois de Newton pour régler les déplacements des vaisseaux, sans même parler de la réécriture du planétarium pour le rendre conforme à la réalité. Il sagit du paramètre systématiquement mis en avant dans les descriptions de lépoque. Ainsi, par exemple, la brochure de DEC de 1963 vante les mérites du PDP-1 en ces termes : « Au premier regard, Spacewar est un jeu fascinant, dans lequel deux joueurs manipulent des vaisseaux armés de roquettes… Mais, de façon plus importante, Spacewar est typique des techniques de simulation utilisées dans les laboratoires de psychologienote. » La simulation est bien la caractéristique centrale de Spacewar, comme le rappelle aussi Russell. Il y a là quelque chose que seul lordinateur sait faire : reproduire et simuler un univers physique relativement complexe, tout en permettant linteraction en temps réel, à lécran, avec les paramètres de base. Spacewar inaugure ici une forme de jeu radicalement inédite. Jamais personne navait joué avec un univers simulé en temps réel.
Mais ce type dinteraction, immédiat, avec la machine, si caractéristique du jeu vidéo, est lui-même à limage des nouvelles formes de symbiose avec lordinateur. Il faut bien voir combien lexpérience de Spacewar est tributaire de la programmation à la console non seulement comme condition technique dexistence, mais aussi comme forme dexpérience, dans limmédiateté du rapport à la machine. Programmer, jouer à Spacewar, cest la même position face à la console, les mêmes sources de plaisir aussi : la machine ne triche pas, elle répond en toute transparence et objectivité aux sollicitations de lutilisateur, elle autorise une forme de contrôle total sur un univers réduit à des paramètres symboliques.
Jusquoù peut-on aller dans la parenté entre les formes dexpériences, celle de la programmation à la console et celle du jeu Spacewar ? Il est saisissant de constater que lorsque Weizenbaum, professeur dinformatique au MIT, décrit, dans un portrait au vitriol qui est resté célèbre, le genre de vie hacker, il en vient à confondre lexpérience du jeu et celle de la programmation : « On peut observer ces jeunes gens brillants à lapparence débraillée, souvent au regard vide, assis aux consoles des ordinateurs, leurs bras tendus, les doigts prêts à bondir sur les boutons et les touches auxquels leur attention semble rivée comme celle du joueur sur le dé qui roule. Quand ils ne sont pas pétrifiés de la sorte, ils sassoient souvent à des tables jonchées de listings informatiques quils déversent comme sils étudiaient quelque texte cabalistique. Ils travaillent jusquà lépuisement, vingt, trente heures daffilée. Leur nourriture, sils en prennent, leur est servie sur un plateau : café, Coca, sandwichs. Si possible, ils dorment sur des lits de camp à côté de leurs listings. Leurs habits froissés, leurs visages sales et mal rasés et leurs cheveux en bataille, tout cela indique quils ont fini par oublier leur corps et le monde qui les entoure. Voilà ce à quoi ressemblent les fanas dinformatique, les programmeurs compulsifsnote. » Et les joueurs, pourrait-on ajouter sans trahir.
Programmer, jouer : littéralement, même combat dans les espaces vierges de lordinateur ; même zone dexpérience, même lieu, même heure, mêmes personnes, mêmes postures, même face-à-face avec la machine.
Mieux, la dimension compétitive de Spacewar sorganise en filigrane comme un authentique hack. Si lon triomphe de lautre, ce nest pas par pur réflexe, mais parce que lon a su se jouer dune loi physique, la gravité de létoile, afin de produire un effet plus adapté, plus pur, plus court. La forme compétitive de Spacewar rejoint la structure de compétition qui caractérise le mode de vie hackernote. Quiconque a joué à Spacewar sait quun détour élégant autour de létoile vaut mieux que la ligne droite. La difficulté est bien réelle, par contraste avec la prise en main simplifiée des premiers jeux darcade, une décennie plus tard. Cette exigence compétitive fait encore la fierté de Russell : « Un joueur expérimenté peut battre un amateur vingt à cinquante fois de suite sans risque dêtre battunote. » Non seulement Spacewar est un hack, un pur produit du nouveau mode de vie hacker, mais il en reproduit aussi, à lintérieur du jeu, les caractéristiques essentielles.
Spacewar est un objet exceptionnel. Avec lui, le jeu vidéo sinvente dans la continuité directe du nouveau rapport à la machine issu de la programmation à la console. Le jeu redouble lexpérience du programme, il la porte à incandescence : agir sans médiation sur la machine, voir ses actions retranscrites immédiatement à lécran, jouer de manière sensible avec un univers simulé. Il nest pas jusquà latmosphère nocturne de Spacewar qui ne rappelle les conditions dans lesquelles le jeu a été programmé, puis joué. Samson se remémore ainsi avoir cherché, au petit matin, les traces des vaisseaux de Spacewar dans le ciel étoilé en sortant du MIT. Comme si le petit monde de Spacewar pouvait se confondre lespace dun instant, dune hallucination paradoxale engendrée par une longue session nocturne, avec le grand monde, celui qui sétale au pied du bâtiment 26. De fait, Spacewar est un objet puissant, car puissamment contradictoire : un de ces expensive hacks, de ces beaux gestes, de ces exploits inutiles et vains pour lamour de lart et du code, qui nexistent que sur le fond de la grande angoisse de la guerre technologique à venir. La petite galaxie nocturne de Spacewar renferme des forces qui la dépassent. Son petit cosmos cristallise pour un temps toutes les fascinations dune informatique encore dans ladolescence. Tout cela infuse encore le médium avec lequel nous jouons aujourdhui, si loin du monde de Spacewar.
BASIC COMPUTER GAMES
Mais Spacewar nest pas resté un objet isolé. Il voyage avec les hackers, il se répand sur larpanet, il séchange à travers les newsletters et les bulletin boards, il se commande pour quelques dollars auprès de DECUSCOPE, la revue des utilisateurs de machines DEC… Dans le sillage de la culture hacker se développe ainsi toute une culture du jeu à luniversité, qui explose à la face du monde lorsque les jeux sortent de lespace académique dans la décennie 1970. Avec larcade dabord, dans une reconfiguration radicale des expériences du jeu universitaire, avec les micro-ordinateurs ensuite, dans la continuité complète du jeu à luniversité.
Dans les années 1970, il y existe ainsi tout un continent du jeu universitaire, avec des formes dexpériences spécifiques qui perpétuent le goût pour la simulation dunivers complexes, laffrontement spatial, le défi high-tech ou lamour du code. Ce continent a été occulté dans la plupart des histoires des jeux par lémergence de larcade et des consoles de salon, à juste titre, si lon considère que ces dernières ont effectivement touché beaucoup plus de monde. Pourtant, on ne peut se contenter de faire comme si on avait sauté dans le vide de Spacewar à Pong, et de Pong à Super Mario.
John Romero se souvient : « Cétait en juillet 1979, mon frère Ralph et mon ami Robert étaient sortis toute la journée. Ils sont rentrés à la maison complètement surexcités en me disant quon pouvait jouer à des jeux gratuitement à la fac sur les ordinateurs ! On a pris nos vélos et on a foncé à la fac, et cest là que jai vu mon premier ordinateur, enfin, mon premier terminal, en fait. Lordinateur était dans une autre pièce, et il était énorme, on ne pouvait pas le voir du laboratoire dinformatique où on se trouvait. À partir de là, on a passé tous nos samedis au labo, en regardant les étudiants jouer à Colossal Cave Adventure et en apprenant le HP-BASICnote. » Romero est avec John Carmack le fondateur dId Software, la société qui a révolutionné le jeu vidéo en lançant au début des années 1990 la grande vague de la 3D, un exploit technique, encore, ancré dans la culture du hack, mais hybridé déjà du point de vue des formes du jeu avec larcade, le monde des micro-ordinateurs et de la console de salon. En juillet 1979, Romero na pas joué à Spacewar, mais à lun de ses héritiers, Adventure, lun des représentants les plus célèbres du jeu universitaire, le premier jeu daventure en mode texte.
La porosité entre jeu et programmation est une des caractéristiques les plus marquantes des jeux universitaires, destinés à être joués, mais aussi ouverts, reprogrammés, modifiés, améliorés par les uns et les autres. La pratique contemporaine des « mods », qui consiste à transformer un jeu ou à refaire un jeu à partir dun jeu existant, constitue un héritage en droite ligne des jeux à luniversité. Le destin de Spacewar est lui-même typique de ce rapport au code. Il y aura des Spacewar avec des flottilles de vaisseaux, avec des parties en temps limité, avec un choix des paramètres physiques au départ ou un tutorial, avec des mines, avec des torpilles sensibles à la gravité, avec la possibilité de contrôler le vaisseau invisible pendant lhyperespace (la version Minnesota), avec une vue limitée du champ de bataille pour chaque vaisseau, à jouer en réseau… Le nom même des modes de jeu en réseau est demeuré identique jusquà aujourdhui : en duel, en coopératif, ou en free for all (chacun pour soi). Spacewar a donc été récrit, porté, modifié pendant plus de quinze ans.
La forme de jeu universitaire nest pas restée cantonnée à luniversité. Le phénomène majeur ici est le branchement avec la culture des micro-ordinateurs, qui sopère au milieu des années 1970. La baisse de prix des microprocesseurs entraîne, après la première vague des ordinateurs en kit, lirruption de machines domestiques, pour lesquelles le jeu sera un argument de vente décisif. Entre 1976 et 1977 apparaissent ainsi coup sur coup trois machines qui ouvrent le marché des ordinateurs personnels : le Commodore PET, le Tandy TRS-80 et, surtout, la machine reine de cette première génération, lApple II, qui domine le marché américain, avec son écran couleur taillé pour le jeu. Les fondateurs dApple, Steve Jobs et Steve Wozniak, sont eux-mêmes passés par le jeu vidéo, en produisant pour Atari Breakout (1976), le premier jeu du genre « casse-briques ». Breakout est lun des premiers programmes portés sur lApple II en langage BASIC par Wozniack lui-même.
Dans les années 1970, le BASIC joue un rôle crucial dinterface entre les machines universitaires et le monde émergent des micro-ordinateurs. Le langage nest pas très performant, mais il est relativement simple daccès pour les néophytes. Surtout, nombre de programmes écrits en BASIC sur les machines universitaires peuvent être repris, avec peu de modifications, pour les micro-ordinateurs. Le BASIC est lesperanto de la micro-informatique des années 1970 (cf. image 11).
Quelques acteurs jouent un rôle clé dans cette fonction de traduction. Du côté de la culture hacker de la côte Ouest, il y a notamment la Peoples Computer Company (PCC). Sa devise apparaît écrite à la main sur la première newsletter doctobre 1972 : « Les ordinateurs ont surtout été utilisés contre le peuple et non par lui, pour le contrôler plutôt que pour le libérer. Il est temps de changer tout cela ! » La PCC installe des réseaux de diffusion dinformation pour les activistes antiguerre, milite pour la généralisation des micro-ordinateurs et du BASIC. Elle produit en particulier à partir du début des années 1970 un bulletin, dans lequel on retrouve de nombreux programmes de jeux. Le code est imprimé, il suffit de le recopier sur sa machine personnelle. Si lon na pas dordinateur, quà cela ne tienne, on peut encore suivre le code à la main et jouer le jeu avec du papier et un crayon !
Ce mode de diffusion assure le succès des magazines à destination des possesseurs de micro-ordinateurs, comme Creative Computing fondé par David Ahl, le principal fournisseur de programmes de jeux. En 1978, Ahl publie BASIC Computer Games, le premier livre dinformatique à dépasser le million dexemplaires vendus, avec de nombreuses traductions à létranger. À côté dune petite présentation des jeux, on retrouve le code à écrire soi-même pour sa machine de bureau.
La trajectoire personnelle de Ahl est parfaitement représentative des évolutions de linformatique. Passionné délectronique, Ahl se retrouve au début des années 1970 chez DEC, chargé de vendre des machines aux institutions éducatives, le projet Edu. Ahl monte alors une liste de diffusion qui collecte les programmes intéressants et coordonne les échanges entre utilisateurs. Lorsque DEC met fin à Edu, Ahl est réintégré dans un projet de construction dun micro-ordinateur. Nous sommes quelques années avant la vague des ordinateurs personnels. Mais le marketing de DEC finit par obtenir labandon du projet, persuadé que personne na vraiment besoin dun ordinateur à domicile, décision qui pèse lourd dans lhistoire de linformatique, et laisse la voie ouverte aux Commodore, Tandy et Apple.
Ahl décide alors de créer Creative Computing, un magazine à destination des hobbyistes et de la communauté éducative, diffusant les programmes en BASIC quil a pu collecter et traduire lors de ses années chez DEC. Plus tard, lorsque les premières sociétés commerciales feront leur apparition à la fin des années 1970, on verra se mettre en place une sorte de marché amateur, les programmes distribués dans des petits sacs plastique, placés dans les magasins dinformatique de la région ou vendus par voie postale après annonce dans les fanzines. Les conditions sont réunies pour que les programmes passent dun monde à un autre. Dans lombre de larcade, la culture du jeu universitaire opère son branchement avec le monde des micro-ordinateurs. Il en résulte un moment dinventivité ludique extraordinaire, qui na rien à envier à ce qui se produit au même moment du côté de larcade.
SIMULATEURS À PARAMÈTRES
Quelles formes de jeux se développent dans la tradition ouverte par Spacewar ? Si nous examinons lensemble des jeux universitaires, sur la période des années 1960 et 1970, pour autant quon puisse les connaître, en sappuyant sur les listes de DECUSCOPE, la newsletter de la PCC, les numéros de Creative Computing et la compilation de Ahl, trois ensembles majeurs apparaissent.
On voit dabord émerger des jeux dits de « simulation à paramètres ». Le représentant le plus célèbre du genre est The Sumer Game ou Hammurabi, qui apparaît sur les listes de DECUSCOPE, lesquelles mentionnent même une version en français. Le jeu place le joueur aux commandes dune ville sumérienne en 3000 avant J.-C. Le joueur décide de lallocation des ressources entre achats de terres, de grains, fixe le taux dimposition. Lordinateur calcule alors le résultat de ces décisions, affichant au tour par tour, année après année, létat des finances, la quantité de population, etc. Dans la version en BASIC, le jeu propose même à la fin une évaluation de la partie, avec des phrases du style : « Your heavy-handed performance smacks on Nero and Ivan IV », que lon retrouvera citées dans le plus grand classique du genre, Civilization (Microprose, 1991), le représentant par excellence de la simulation en tour par tour sur micro-ordinateur. La filiation est ici évidente et affirmée.
Ce type de jeu de « simulation à paramètres » essaime dans tous les genres. Il y aura, à la Lexington High School, grand pourvoyeur de simulations, dautres jeux de gestion, comme The Pollution Game, lancêtre sans doute de Tropico (PopTop, 2001), dans lequel il sagit de gérer une île sous gouvernement communiste, mais aussi Civil War qui simule les batailles de la guerre civile, ou le très populaire Lunar Lander, qui demande au joueur de poser un module sur la Lune, en fixant les paramètres de vitesse, réglant lactivité des moteurs, le tout avec une quantité de fuel limitée.
Tous ces jeux sont à lorigine en mode texte : il faut rentrer des commandes au clavier, lordinateur imprime le résultat. Plus tard, on verra apparaître des versions rehaussées graphiquement. Lunar Lander connaît même la consécration dune adaptation en borne darcade par Atari en 1979. Tous ces jeux, sans exception, seront ensuite portés sur les micro-ordinateurs, Commodore, Tandy ou Apple, dont ils forment, en quelque sorte, le catalogue ludique de base.
Les différences thématiques, le pilotage dun module spatial, les décisions tactiques dun général de larmée confédérée ou la gestion dune cité antique sont totalement cosmétiques. La forme du jeu reste strictement identique : il sagit dexpérimenter sur les paramètres de base dun système simulé, à la recherche dun optimum. Highnoon, qui simule un duel de western entre le joueur et « BlackBart », illustre on ne peut mieux le fossé qui sépare les jeux universitaires des jeux darcade, alors même quils représentent la même situation, celle du duelnote. Dans Highnoon, le joueur na que quatre balles, il doit choisir à chaque tour davancer, augmentant ses chances datteindre sa cible mais aussi dêtre touché, ou de rester sur place. Rien à voir avec un jeu comme Gunfight, lun des classiques de larcade, qui repose tout entier sur lhabileté et les réflexes.
Il en va de même avec les jeux de sport, comme Baseball, Hockey ou Golf, qui reposent sur des modèles mathématiques souvent complexes, avec des tables de probabilité pour chaque action, afin de calculer la résolution des parties.
Nous retrouvons ainsi, dans ce premier grand genre du jeu universitaire, la dimension centrale de Spacewar, celle de la simulation, ramenée, cette fois-ci, aux paramètres numériques de base plutôt que représentée de manière graphique. La prise en compte des probabilités rappelle en même temps les nombreux jeux de loterie, de cartes, de dés, de paris, quon trouve dans les années 1960 et qui sappuient sur la capacité de lordinateur à générer des tirages aléatoires.
DONJONS ET KLINGONS
Aux côtés de ce premier genre, un deuxième type de jeu fait son apparition qui se concentre désormais sur le déplacement dans lespace. Il sagit encore dune dimension de Spacewar, qui est prise pour elle-même. Le plus connu parmi les précurseurs est Hunt the Wumpus, lui-même amélioration de quelques jeux antérieurs. Hunt the Wumpus est lun des premiers jeux diffusés par le bulletin de la Peoples Computer Company. Le joueur se déplace de case à case, ou plutôt de nœud à nœud dans un réseau qui prend la forme dun dodécaèdre, un solide à douze faces. Le but du jeu consiste à abattre le Wumpus sans se faire surprendre, en choisissant ou non de tirer à chaque tour. Le joueur est informé de la présence du Wumpus sur les nœuds alentour. Une chauve-souris vient compliquer le travail du joueur en le téléportant sur un autre nœud en cas de rencontre, un dispositif que lon retrouvera cité dans nombre de jeux daventure (cf. image 12).
Ce genre de jeu fondé sur lexploration et le déplacement, dans un espace hostile, évolue dans deux directions, en apparence diamétralement opposées : le jeu de donjons et le jeu dexploration spatiale. Nous y trouvons deux représentations polarisées de lespace : dun côté, les couloirs du donjon qui tracent des chemins prédéterminés ; de lautre, limmensité sans contrainte des galaxies, matérialisée en général par une grille que lon explore. Mais ces deux pôles du monde clos et du monde ouvert se rejoignent en réalité dans laspect indifférencié et générique des espaces quils proposent. Si lespace du donjon et celui des galaxies semblent sopposer terme à terme, la véritable opposition sinstaure en réalité par rapport à un espace qui serait semi-ouvert, fait de zones différenciées, comme un paysage terrestre, avec ses arbres, ses vallées, ses montagnes, que les machines sont pour linstant bien incapables de représenter. Lespace ou le donjon, au fond, cela revient au même.
Dans le genre de lexploration spatiale, le jeu majeur est sans aucun doute le Star Trek de 1972. Le jeu place le joueur aux commandes de lEnterprise, représenté sur une grille de 9 × 9. Chacun des nœuds ouvre à son tour un sous-secteur de même dimension. Le but du jeu est de se déplacer à travers la galaxie pour traquer les vaisseaux klingon. Il faut scanner les zones, se ravitailler et réparer sur les planètes amies. Si on retrouve, en particulier dans la dimension des combats, des éléments issus des simulateurs à paramètres, puisquil faut choisir les armes avec des probabilités de toucher différentes, le principe du déplacement sur la grille et la libre exploration prennent cependant le dessus.
Ce genre de jeu à la Star Trek se retrouve rapidement étendu à linfini, projeté sur des grilles de plus en plus vastes. Linnovation majeure ici repose sur le passage à des formes de jeux coopératives et en réseau, lesquelles sont rendues possibles notamment grâce au système PLATO. Le principe de PLATO ressemble à ce que lon appelle aujourdhui du cloud computing, avec un ordinateur central puissant qui dessert une multitude de terminaux ou de points daccès locaux, peu onéreux, qui nont pas la charge de faire tourner les applications. Le réseau PLATO a été construit dans les années 1960 afin de fournir une plate-forme pour les institutions déducation. À partir de 1972 et de sa version IV, il devient un formidable instrument dexpérimentation ludique, sur lequel apparaissent pour la première fois des univers persistants, parcourus par des dizaines de joueurs simultanément, communiquant en réseau. Cest sur PLATO que lon trouve non seulement les premiers jeux en réseau, massivement multijoueurs, comme Empire à partir de 1973, version agrandie de Star Trek, avec quatre races qui saffrontent pour le contrôle de la galaxie, mais aussi parmi les premiers jeux en trois dimensions et en vue subjective : Spasim, jeu dexploration spatiale, et Airfight, lancêtre des simulateurs de vol, tous les deux en 1974.
Les mêmes innovations, réseau et 3D, se retrouvent naturellement dans le genre connexe de lexploration de donjons, toujours sur PLATO. Ce que les joueurs connaissent aujourdhui avec les « groupes de raid » sous des titres comme World of Warcraft (Blizzard, 2004) est une invention de la seconde moitié des années 1970, avec des jeux comme dnd (1974), Moria (1978) ou Avatar (1979), qui exigent de constituer des groupes différenciés pour vaincre les monstres, gardiens des trésors. On y retrouve la spécialisation des rôles, avec le guerrier qui sert de « tank » pour « prendre » les dégâts, le « soigneur » qui le maintient en vie, le magicien qui « fait » les dommages, et ainsi de suite. La communication sopère, comme aujourdhui, à travers une interface de dialogue en temps réel, les joueurs rentrant leurs commandes par des raccourcis au clavier. La représentation en trois dimensions, rudimentaire, fait son apparition avec Moria (cf. image 13).
Le système PLATO est donc une plate-forme à laquelle on doit des innovations ludiques absolument incroyables, et que la plupart des joueurs seraient bien en peine de dater du milieu des années 1970, pensant sans doute quelles ne sont apparues quà la fin des années 1990, avec la généralisation de lInternet grand public. Mais PLATO nest pas le seul dépositaire de ce type de jeux. À côté de Empire, on trouve par exemple DECWAR, un autre Star Trek multijoueur, certes moins abouti, qui tourne sur le PDP-10 de luniversité du Texas à Austin. Du côté de la 3D, les innovations de Spasim sont contrebalancées par le célèbre Maze War, en 1973, sur Imlac, un jeu de combat en réseau et en vue subjective dans un labyrinthe.
AVENTURES SANS IMAGES
Un dernier groupe de jeux, plus tardif, complète le tableau : celui de laventure en mode texte, dont Adventure en 1976 ou Zork en 1979 sont les premiers représentants. Le genre connaît un immense succès, se traduisant en particulier sur le plan commercial par la formation de plusieurs sociétés, au début des années 1980, comme Sierra On-Line qui édite le premier jeu daventure en mode graphique, Mystery House en 1982, ou InfoCom fondée par les étudiants du MIT qui ont programmé Zork.
Le principe de ce type de jeu est de proposer au joueur une description littéraire de lunivers du jeu, avec lequel il peut interagir par des commandes en langage naturel, comme go north, pick sword, use key.
Lutilisation exclusive du mode texte peut sembler un recul par rapport aux jeux dexploration en trois dimensions. Il nen est rien. La description littéraire permet en effet de donner vie et consistance à des univers qui, sinon, demeurent absolument génériques. Le genre aventure fait exister pour la première fois des mondes riches, détaillés, il introduit de lhumour, de lesprit, de la séduction dans les univers du jeu.
De fait, le pouvoir dévocation de ces mondes littéraires virtuels reste entier. Lintroduction des graphismes, puis le passage des commandes textuelles à une interface à la souris, de type point & click, ne modifieront pas les fondamentaux du genre. Il sagit toujours de produire les bonnes commandes, de combiner les bons verbes ou les bons objets, pour avancer dans lhistoire. Si le jeu daventure, contrairement aux simulateurs ou aux jeux dexploration, apporte une dimension nouvelle par rapport à Spacewar, il conserve cependant, de manière centrale, le rapport à la programmation, puisquil ne sagit rien moins dans ces jeux que dentrer les bonnes commandes, dans le bon ordre, de produire une sorte de programme pour vaincre le programme.
TOUTES LES PUISSANCES DU JEU VIDÉO
Chacune de ces trois formes sinscrit donc dans lhéritage de Spacewar, dans la relation de symbiose avec la machine symbolique qui sest ouverte à lhiver 1962. Cette séquence se clôt au tournant des années 1970 et 1980 sur un événement fondamental dans lhistoire des jeux, quand émerge une forme qui réunit lensemble des pouvoirs du jeu universitaire, recombinant tout ce qui sest inventé depuis deux décennies. Cette forme, si typique du jeu sur ordinateur, absente des arcades, traduite avec retard et nombre de modifications substantielles dans le monde des consoles, est le jeu de rôle, dont il faut bien percevoir la situation comme genre majeur du jeu sur micro-ordinateur.
Le jeu de rôle provient dabord évidemment en droite ligne des jeux dexploration de donjons, dont il intègre les avancées en matière graphique. Le Ultima de Richard Garriott, le jeu qui lance véritablement le genre, publié en 1980 pour lApple II, intègre ainsi une vue en trois dimensions en première personne pour les donjons, complétée par une vue de dessus pour les zones extérieures. Mais, au-delà de lexploration, cest toute la logique des jeux de simulation à paramètres qui est intégrée par le jeu de rôle. En particulier pour ce qui est de la résolution des combats, déterminés par des paramètres numériques, ceux que lon a choisis au moment de la création du personnage, ceux que lon a augmentés avec soin, à chaque palier dexpérience, auxquels sajoutent les épées et les armures + 1, + 2, + 3, qui augmentent encore les caractéristiques. La victoire ou la défaite dans le combat se décide exactement de la même manière que les récoltes dHammurabi, avec un dosage de paramètres fixes, de décisions de jeu et de tables de probabilités. Enfin, et surtout, le jeu de rôle reprend la tradition littéraire du jeu daventure, en introduisant des dialogues via les personnages non joueurs, qui permettent de construire des histoires élaborées.
Se cristallise ainsi, au début des années 1980, avec des séries phares comme Ultima ou Wizardy, une formule originale, qui cumule tous les apports de vingt ans de jeux à luniversité. Le jeu de rôle est à cette époque sans aucun équivalent du côté des arcades ou de la console de salon. Il parachève une histoire continue qui sétend de la console du PDP-1 aux micro-ordinateurs et qui se caractérise par la relation étroite, intime, à la machine informatique.
Dans ce genre de jeu, on joue avec lordinateur à cœur ouvert, les nombres, les paramètres, les programmes, les commandes exhibées dans lexpérience plutôt que dissimulées derrière des interfaces pousse-bouton. Il y a là une forme dexpérience originale, pour laquelle la formule de McLuhan est plus vraie que jamais : le médium est le message. On ny joue pas tant avec lordinateur, comme linstrument du jeu, quon ne joue de lordinateur, de sa capacité à mettre en nombres les situations. Linformatique nest pas loutil du jeu. Elle est le jeu.
Des continents entiers du jeu vidéo daujourdhui prennent leur source dans cette tradition universitaire et perpétuent, souvent sans le savoir, ces expériences primordiales, simplement enrichies, hybridées ou déformées. Cest quau moment même où le jeu vidéo glisse de luniversité vers les premiers ordinateurs, une autre révolution est en marche, qui transformera en profondeur les formes du jeu vidéo. Une révolution qui débute le jour où un hacker franchit par inadvertance les portes du Luna Park.
5. DE LA FÊTE FORAINE À LARCADE, UNE HISTOIRE DES VERTIGES
« He stands like a statue / Becomes part of the machine / Feeling all the bumpers / Always playing clean / He plays by intuition / The digit counters fall / That deaf, dumb and blind kid / Sure plays a mean pinball », The Who, « Pinball Wizard », 1969.
« Javais ce job au parc dattractions près de chez moi. Et je men sortais bien. Et puis je suis revenu à luniversité et jai vu le Spacewar de Russell. Là, ça a été une révélation. Je me suis dit : si je peux amener ce jeu, et cétait sur un PDP-1 un ordinateur à 1 million de dollars, au parc dattractions, alors je pourrai vraiment faire de largent. Jétais persuadé que ça allait être énormenote. »
Larcade est le produit de ce déplacement : amener le jeu vidéo de luniversité au parc dattractions. Non seulement Nolan Bushnell ne sest pas trompé, mais une industrie entière est née de ce pari. En 1971, le jeune Bushnell fonde une minuscule start-up, Atari, deux employés et 500 dollars de capital, quil revend cinq ans plus tard pour 28 millions de dollars au géant Warner Communications. Atari réalise alors, tout simplement, lascension la plus rapide de toute lhistoire économique américainenote. Entre-temps, la petite compagnie de Bushnell a fait basculer le jeu vidéo dans un régime radicalement nouveau.
En lespace de quelques années, le jeu vidéo, qui restait une pratique minoritaire, cantonnée entre les murs de luniversité, explose pour devenir un phénomène mondial, une industrie de divertissement de masse, aux États-Unis, au Japon, en Europe. À la suite du succès universel de Pong, on trouvera, dans les années 1970, de larcade partout : dans les salles spécialisées, bien entendu, dans les bars, mais aussi dans les lounges, dans les banques et les clubs, dans les laveries automatiques, dans les salles dattente du médecin ou du dentiste, au cinéma, au fast-food… Trish Todd pour Creative Computing raconte même avoir vu des bornes Pong enchaînées en pleine rue aux parcmètres à Hawaiinote. En 1982, au pic de larcade aux États-Unis, on dénombre plus de 24 000 salles dédiées, 400 000 lieux équipés de bornes darcade, pour 1,5 million de bornes en opérationnote.
La documentation commerciale de Gotcha, par Atari en 1973, ne fait pas mystère de cette ambition duniversalité : « Avec son look clean et contemporain, Gotcha peut être installé partout et à nimporte quel endroit [anywhere and everywhere]. Boutiques huppées. Restaurants. Salles dattente. Aires de jeux. Espaces de réception. Bureaux. » Bushnell poursuivra son rêve dubiquité, en fondant, après son départ de Warner, en 1979, Chuck E. Cheeses, une chaîne de fast-food pour enfants, agencée autour des bornes darcade. Partout où il y a à attendre un service, partout où il y a de linterstice et du temps mort, il y a place pour une nouvelle forme du jeu vidéo.
PAR-DELÀ BIEN ET MALL
Linvention de larcade relève ainsi dun double déplacement : cest dabord la transformation dune activité communautaire, sans profit pour ses auteurs, en une affaire commerciale hautement lucrative, assortie, ensuite, dun transfert géographique, de lespace public, mais clos, de luniversité à lespace privé, mais ouvert, du centre commercial. Le code quon laissait dans le placard à la disposition des autres hackers, ou que lon échangeait via les revues dutilisateurs, a laissé place à une marchandise disponible partout où il y a une galerie marchande ; cest-à-dire partout. Ou comment passer de luniversel abstrait de luniversité à lubiquité concrète du shopping mall – une magie noire dont le capitalisme a le secretnote.
Larcade correspond ainsi pour le jeu vidéo à louverture dun nouveau milieu. Non plus seulement la symbiose homme-machine à la manière de Licklider, mais une nouvelle symbiose homme-machine-marchandise dans les allées du centre commercial. Les expériences de larcade sont du mall, comme celles de Spacewar du bâtiment 26 du MIT ou du laboratoire dintelligence artificielle. Dans cette histoire, lindustrie de lamusement mécanique joue un rôle dintermédiaire essentiel. Cest à partir delle, de ses savoir-faire, de ses modes dexploitation économique, de ses formes dexpériences que saccomplit la transformation du jeu vidéo. Le chemin qui mène de luniversité à la galerie marchande passe par le parc dattractions.
Ainsi, cest au congrès de lAMOA (Amusement & Music Operators Association), la Mecque de lindustrie du divertissement mécanique, des flippers et juke-box, qua lieu, en novembre 1971, la démonstration de la première borne darcade au monde, Computer Space. Les industriels de lamusement figurent en bonne place parmi les acteurs de larcade : Bally-Midway, Williams aux États-Unis, Taito ou Sega au Japon… Même Atari a pour première activité commerciale une « route de flippersnote ». Au sommet de sa gloire dans les arcades, la start-up de Bushnell ouvrira une division « Pinball » spécialisée dans les machines extra-larges. Le rôle de lindustrie de lamusement est donc évident, jusquaux formes mêmes des bornes calquées sur les anciens jeux électromécaniques. Larcade se joue debout, tendu face à la borne, comme un flipper, et non assis comme on se tient devant un ordinateur (cf. image 14).
Quest-ce qui fait du mall, du centre commercial, le lieu privilégié de la transformation du jeu vidéo ? Ici, tout se tient, dans une forme de relation étroite entre les logiques de la galerie marchande, du parc de loisirs et du jeu.
Le mall est une invention de la fin des années 1950. Il incarne à lui seul lavènement dune nouvelle culture de la consommation installée dans le paysage de la ville nord-américaine. Le principe, bien connu, consiste à regrouper plusieurs commerces dans un lieu clos, à latmosphère toujours égale, garantie par lair conditionné. Les centres sont installés en banlieue, accessibles en voiture, dotés de généreux parkings. Le design intérieur sinspire des galeries marchandes européennes du XIXe siècle, avec ces balcons qui permettent, du premier étage, de garder toujours un œil sur les boutiques du rez-de-chaussée.
Les passages de Paris quétudiait Walter Benjamin, ces premières arcades du XIXe siècle, ont fait peau neuve pour devenir le nouveau lieu des jeux vidéo, arcades nouvelles, dans les allées du centre commercial dune banlieue américaine. La formule du mall connaît un succès extraordinaire. La première ouverture a lieu en 1956, avec le Southdale Center, dans la banlieue de Minneapolis. En 1964, on dénombre 7 600 malls ouverts, et plus de 13 000 à la sortie de Pong en 1972note.
Le mall entretient une relation remarquable avec le parc dattractions, dont il nest, en quelque sorte, que le strict symétrique. Un parc dattractions, cest du loisir transformé en marchandise, des expériences consommables dans un espace préalablement pensé et agencé pour cela, afin de maximiser le divertissement. Pour inventer le centre commercial, il suffit dinverser la formule : non plus proposer du loisir comme marchandise, mais ériger la marchandise en loisir. Le centre commercial enrôle les vieilles puissances de la fête foraine. La fantasmagorie dune déambulation dans lunivers bariolé du mall prend la place du Grand Huit et du train fantôme, quand un carrousel nest pas tout bonnement installé en plein centre, entouré des stands de confiserie. Plutôt que de convertir du loisir en expérience marchande, il est infiniment plus ingénieux de convertir la marchandise elle-même en expérience de loisir, ce que nous appelons shopping.
Les arcades ne pouvaient trouver milieu plus favorable que les galeries réfrigérées du mall. Car larcade nest elle-même pas autre chose que la poursuite du parc dattractions par dautres moyens : une forme dexpérience, une forme de loisir, vendue comme marchandise, qui emprunte aux mêmes ressorts du tourbillon et du vertige. À cette différence près que les expériences du parc dattractions sont désormais disponibles partout, en tout lieu et à toute heure. Larcade délocalise et universalise le parc de loisirs par le biais du mall ; un mouvement que le passage aux consoles de salon, puis aux machines mobiles, ne fera que pousser à son terme logique, quand lécran du téléviseur ou du téléphone remplacera la galerie marchande dans le rôle de dispositif ubiquitaire.
La transformation monumentale du jeu vidéo qui saccomplit avec larcade sopère donc sur le fond de cette révolution dans les cultures de la consommation, dont le mall est le symbole : que tout lunivers de la marchandise se pare enfin aux yeux de tous et partout des couleurs chatoyantes du parc de loisirs. Larcade, ce loisir consommable dans les lieux de la consommation comme loisir, participe de la levée en masse du désir vers des marchandises devenues expériences.
Mais pour quels jeux ? Si la situation de larcade relève bien dune grande collision entre le laboratoire, la fête foraine et la galerie marchande, quelles en sont les conséquences sur le plan des formes ? Manifestement, la console du PDP-1 et la borne darcade ne requièrent pas les mêmes ajustements, les mêmes points de branchement de la part du joueur. Ce ne sont plus les mêmes jeux, plus du tout les mêmes formes, les mêmes publics, les mêmes zones dexpérience qui sont désormais mobilisés. Comment le jeu vidéo sadapte-t-il au nouveau régime des arcades ?
La réponse des jeux est dautant plus intéressante quelle apparaît, pour le moins, contradictoire. Larcade réunit, en effet, en très grande majorité des jeux sombres, hantés par la mort, la fatalité de la perte, exigeants pour le joueur, souvent violents dans la représentation, mais dune violence qui ne fait quaccompagner celle que lon sinflige à soi, en jouant à ces jeux où lon ne peut que perdre, pour lesquels le seul espoir et le seul but ne consistent quà retarder la défaite.
Que lon songe à Space Invaders (Taito, 1978) ou à Missile Command (Atari, 1980 – cf. image 15), deux jeux qui forcent le joueur à regarder en face lanéantissement de toute civilisation, tout se passe comme si larcade devait être la mauvaise conscience du mall, le symbole de la défaite prévisible de lindividu dans les nouveaux ressorts de la consommation. Même Pac Man (Namco, 1980), pourtant le modèle inlassablement cité dun jeu vidéo à la tonalité nettement plus joyeuse, ne trouve rien de mieux à faire que de substituer aux couloirs propres et bien éclairés de la galerie marchande un labyrinthe inquiétant où lavidité universelle – manger toutes les boulettes et ne surtout pas en laisser une – laisse la voie libre aux fantômes.
De quoi les jeux darcade sont-ils faits ? Comment expliquer linstallation de ces formes dexpériences contradictoires, de ces expériences à vendre, si parfaitement insérées dans leur milieu naturel, et si parfaitement décalées sur le plan des représentations et des systèmes de jeu ? Comme toujours, la réponse est à chercher du côté dun bricolage historique réussi, dun enchaînement de contingences, de coups de force et dalliances heureuses, qui finit par faire système. Personne na décrété à lavance ce à quoi larcade devait ressembler, ou plutôt ceux qui sy sont essayés ont dabord échoué. Il faut dire que linstallation de larcade, linvention de cette forme dexpérience inédite, emprunte un chemin pour le moins difficile.
LE GÉNIE DE BUSHNELL
Examinons donc la manière dont larcade a pris progressivement forme. Louverture du nouveau terrain des arcades à laméricaine tient, condition première, à une rencontre hautement improbable entre le laboratoire universitaire et le parc dattractions. Cest ici quintervient Bushnell, lui qui se retrouve, par le plus grand des hasards, en situation doffrir Spacewar, sur un plateau, à lindustrie de lamusement.
Mais le point intéressant ici est que le simple transfert de Spacewar du laboratoire vers la fête foraine a dabord constitué un échec cinglant. Larcade, personne nen veut, à commencer par les industriels de lamusement qui nont que faire des lubies de Bushnell. On ne transpose pas aisément un régime dexpériences, avec ses attitudes, ses valeurs, ses logiques signifiantes, dun milieu à un autre.
Eddie Adlum, reporter pour Cash Box, le magazine de lindustrie, se souvient de la première présentation de Computer Space au salon de lAMOA : « Nolan est arrivé avec un jeu appelé Computer Space (cf. image 16). Cétait un essai magnifique, mais qui ne menait nulle part. Il y avait une sorte de cabinet bizarre sculpté en fibre de verre, en forme de sablier, plein de courbes. Je ny ai jamais touché. Tout ce dont je me rappelle, cest de Nolan Bushnell, de son état : je crois que je navais jamais vu de ma vie quelquun daussi excité par la description dun nouveau jeu, je veux dire quelquun de plus de 6 ans. Au fur et à mesure quil parlait, je reculais, en cherchant à menfuirnote. » Moins dun an plus tard, Bally, lun des plus grands fabricants de Chicago, refusera de produire Pong, avant de sen mordre les doigts face à létendue du succès, aussi gigantesque quimprévu.
Il faut donc plusieurs révisions majeures pour que Spacewar réussisse sa mue vers les arcades. Cest quil ne suffit pas de transplanter le jeu universitaire et de lui greffer une fente pour quil se mette à avaler frénétiquement des pièces de 25 cents. Lhistoire de la mise en place de larcade illustre bien plutôt les difficultés monumentales de lopération de traduction. Preuve sil en est que les expériences du jeu ne fonctionnent que dans des milieux adaptés. Tout Spacewar conspire avec le mode dexistence des hackers et se vide instantanément de sa substance, une fois transplanté dans les allées du mall ou exilé dans les recoins dun bar le long de lautoroute. Ce nest que progressivement, par torsions successives, que le nouveau monde de larcade a pu se mettre en place, en inventant en définitive des formes qui nont plus aucun équivalent à luniversiténote.
La trajectoire détudiant de Nolan Bushnell est, ici, aussi singulière que décisive. Natif de Salt Lake City, Bushnell est inscrit à luniversité de lUtah, sa région, où il suit des études en électrotechnique. Pour financer sa scolarité, il est amené à travailler au Lagoon Amusement Parc, un établissement vénérable, qui remonte aux années 1880. Là, il soccupe des jeux dadresse sur lallée principale, chargé dattirer le chaland, vendant des balles de base-ball pour un jeu de « chamboule-tout », où il sagit de viser et de renverser des bouteilles de lait. Les balles de Pong ne sont pas très loin, comme Bushnell le reconnaîtra plus tard. Larcade présente néanmoins lavantage dautomatiser le processus : « Jai toujours dit que, avec Pong, cétait moi dans la boîtenote. »
Luniversité de lUtah possède à lépoque un département informatique particulièrement développé et dynamique dans le domaine des viseurs tête haute, des dispositifs de visualisation HUD pour larméenote. Bushnell a donc la chance de fréquenter un laboratoire, qui, à linstar du MIT ou de Stanford, possède des ordinateurs branchés à des écrans vidéo. Dès lors, la rencontre avec Spacewar est inévitable. Bushnell programme même, dans ses années étudiantes, quelques jeux, comme Fox and Geese, une course-poursuite dans laquelle le joueur incarne un renard en chasse dun groupe doies. Le jeu relève du genre à la Hunt the Wumpus, avec le principe dun déplacement au tour par tour sur une grillenote.
Bushnell occupe donc une position exceptionnelle, à la jonction de deux mondes qui ont de bonnes raisons de signorer, celui du complexe militaro-académique de la computer science et celui du parc de loisirs. Un obstacle de taille se dresse cependant sur le chemin du transfert. Spacewar appartient, en effet, à ces expensive hacks qui tournent sur des machines bien trop chères pour une quelconque exploitation commerciale.
Engagé à la fin de ses études par la société californienne Ampex, Bushnell songe alors à utiliser un micro-ordinateur en kit, mais la tentative fait long feu lorsque la machine se révèle cruellement manquer de puissance. Bushnell se lance alors, première grande décision, dans la réécriture complète de Spacewar, en le codant en hardware sur des circuits de transistors dédiés.
Or Bushnell nest pas le seul à envisager lexploitation commerciale du jeu universitaire. Deux étudiants de Stanford, Bill Pitts et Hugh Tuck, construisent au même moment une version payante de Spacewar : Galaxy Gamenote. Pitts et Tuck utilisent un ordinateur, un PDP-10 à 65 000 dollars, sur lequel ils programment le jeu. La machine, installée dans un bar détudiants de Stanford, na certes aucun mal à attirer du public, mais jamais en nombre suffisant pour rentabiliser la mise de départ.
La voie suivie par Bushnell est totalement différente. Sil échoue lui aussi dans sa première tentative de traduction, ce nest pas sans avoir introduit au passage quelques innovations décisives sur la voie de larcade. Bushnell cherche dabord à tout prix à réduire les coûts, ce qui le conduit à abandonner loption dun jeu sur ordinateur. À la place, il fabrique des circuits électroniques, à un prix suffisamment faible pour produire une machine rentable. Mais, ce faisant, il est aussi, nécessairement, conduit à simplifier le jeu original.
Le Computer Space de Bushnell nest déjà plus du tout le Spacewar du MIT ou son clone, le Galaxy Game de Stanford. Le jeu se joue désormais à un seul joueur, comme un flipper. Lobjectif a changé en conséquence, puisquil sagit de manœuvrer un vaisseau spatial engagé dans un combat contre deux soucoupes volantes. Le temps de jeu est limité arbitrairement par la borne. Si les étoiles du planétarium apparaissent encore en toile de fond, cest désormais en ordre dispersé. Plus important encore, la gravité a disparu du jeu. Là où Galaxy Game restait fidèle à loriginal, Computer Space constitue déjà une forme mixte. Mais ce nest manifestement pas encore assez.
À lété 1971, Bushnell quitte Ampex pour rejoindre la société Nutting Associates quil a réussi à convaincre de lintérêt de sa machine. Bushnell y supervise alors le développement et la production de Computer Space. La société possède une petite expérience dans les machines coin-op pour avoir produit un jeu de questions-réponses, Computer Quizz, à destination des bases de larmée américaine.
Le nouvel employeur de Bushnell fabrique 1 500 bornes de Computer Space, avec le fameux habillage en fibre de verre. Les ventes sont décevantes au congrès de lAMOA, comme ailleurs. La borne ne marche bien que lorsquelle est installée à proximité des campus, avec un public détudiants qui connaît déjà Spacewar. Pour sy retrouver avec Computer Space, il faut encore maîtriser les codes de Spacewar et en particulier les contrôles pour le déplacement du vaisseau, diablement compliqués. Le jeu laisse indifférent le public ouvrier qui constitue pourtant le cœur de cible traditionnel de lindustrie de lamusement. Déplacer Spacewar, même considérablement diminué dans ses fonctions, ne suffit pas encore à inventer larcade. Spacewar est si immergé dans la culture des laboratoires universitaires que la forme dexpérience quil propose, le rapport à un univers simulé, ne fait encore aucun sens au dehors. Computer Space constitue une version dégradée de lexpérience de Spacewar, qui na de sens quen référence à loriginal.
Bushnell continue cependant à croire au potentiel des jeux vidéo et fonde avec deux collègues dAmpex une compagnie au nom exotique, Syzygy, un terme qui désigne lalignement de trois corps célestes. Quand il apparaîtra que le nom Syzygy est déjà réservé par une entreprise qui fabrique des bougies pour les communautés hippies, la jeune société sera renommée Atari, du terme qui désigne la position déchec au jeu de go. Nolan Bushnell et Ted Dabney apportent chacun 250 dollars, le troisième membre, Larry Bryan, quittant le navire avant de verser un sou.
Le plan de Bushnell consiste à vendre sous licence ses concepts de jeu vidéo aux grands fabricants de Chicago. Il décroche son premier contrat avec Bally pour un jeu de course. Afin dassurer les finances, Dabney met en place une route de flippers. Avec les droits dexploitation de Computer Space, dont Atari/Syzygy met en chantier une version à deux joueurs, la société parvient tant bien que mal à se maintenir à flot.
HIGH SCORE
Cest alors que survient lépisode Pong. Et que, définitivement, tout bascule. Avant de quitter Syzygy, Bryan a eu le temps de conseiller à Bushnell de recruter Al Alcorn, un jeune ingénieur, féru de circuits analogiques et doté dune solide expérience en matière décrans de télévision, qui travaille à lépoque en alternance à Ampex. Pour le familiariser avec le processus de fabrication dun jeu, Bushnell lui confie la réalisation dun ping-pong électronique, en lui faisant croire au passage quil sagit dun gros contrat pour General Electric, une manière dentretenir la motivation du jeune salarié.
Dans lesprit de Bushnell, le jeu de ping-pong nest quune étape pour se faire la main ; lavenir dAtari se situe dans la continuité de Computer Space, avec le jeu de course promis à Bally, qui se caractérise par toujours plus de raffinement et de complexité dans les circuits. Mais lidée dun jeu de ping-pong ne sort pas de nulle part. Bushnell a assisté en mai 1972 à la démonstration par le fabricant de téléviseurs Magnavox de sa Odyssey, la machine que lon peut considérer comme la première console de salon. Conçue par Ralph Baer, la Odyssey se branche sur le téléviseur et permet de jouer à une douzaine de jeux, dont une version du ping-pong. Si Bushnell nest guère impressionné par la démonstration, à juste titre comme on le verra, le ping-pong avec ses trois carrés pour les raquettes et la balle semble bien le projet le plus simple que lon puisse entreprendre sur un écran de télévision.
Trois mois plus tard, Al Alcorn, plus motivé que jamais, ignorant tout du jeu de la Odyssey, rend sa copie. Contrairement à toutes les attentes, le prototype est excellent. Cest que Alcorn a introduit dans le processus quelques innovations géniales. La grande caractéristique du jeu de Magnavox, ce sont les effets que lon peut donner à la balle et que lon doit choisir sur le contrôleur. Alcorn simplifie le gameplay en inventant une raquette divisée en sept zones qui renvoient chacune la balle selon un angle différent, quel que soit langle de réception dorigine. Plus la balle touche la raquette vers les extrémités, plus langle est ouvert. Sajoute à cela un système daccélération progressive : non seulement la balle gagne en vitesse tous les quatre et douze coups, mais les angles souvrent aussi, rendant le jeu de plus en plus difficile à contrôler.
Lavantage immédiat est que la partie ne peut plus se poursuivre indéfiniment, ce qui est un prérequis pour un jeu darcade. Lun des deux joueurs finit nécessairement par lâcher prise. Laccélération rend, du même coup, le jeu diablement intéressant. Du TV Game de la Odyssey, fondé sur la seule manipulation des objets à lécran, Alcorn a fait, pour reprendre le terme de lépoque, un video skill game, un jeu qui exige de lhabileté et de la vitesse dexécution.
Pong connaît un succès phénoménal, qui prend le monde entier de court. Lanecdote est célèbre : installé dans un bar à Sunnyvale, en Californie, la taverne dAndy Capp, le prototype de Pong attire tellement de joueurs que la machine cesse de fonctionner au bout dune semaine sous lafflux des pièces de 25 cents. Les gens font la queue avant louverture de létablissement pour venir jouer. Là où un bon flipper peut engranger dans les 50 dollars par semaine, le Pong dAlcorn dépasse aisément les 200 dollars de bénéfice.
Bushnell, qui avait proposé sans succès à Bally déchanger Pong contre le jeu de course, se ravise aussitôt. Il abandonne alors sa stratégie initiale de vente de licence et décide de se lancer seul dans la production. Les banques refusent évidemment de prêter le moindre sou pour une aventure pareille et Atari na pas dautre solution que de réinvestir tous ses fonds dans la production des premières bornes qui, une fois vendues, financent à leur tour la production des machines suivantes. Cette décision risquée, à la fin de lannée 1972, pèse dun poids très lourd sur toute lhistoire de larcade.
En effet, la petite start-up Atari est très loin de posséder les capacités de production requises pour satisfaire un marché en pleine explosion. Partout, on réclame des machines Pong. Atari produira environ 8 000 bornes Pong, une goutte deau dans locéan des Pong-Like (100 000 machines en opération en 1974)note. Entre-temps, toutes les entreprises du secteur se sont ruées dans la brèche, après avoir révisé à la hâte leur appréciation initiale. En 1972, on ne compte que deux fabricants de jeux vidéo au monde, Atari et Nutting qui vend sous licence un clone de Pong, Computer Space Ball. En 1973, Bally, Williams, Chicago Coin Machine, Allied Leisure, Us Billiards, Ramtek, les grands fabricants américains de machines coin-op, sont entrés dans la danse, suivis des Japonais de Taito et Sega, des Français de René Pierre, des Italiens de Zaccaria…
Bushnell ne possède, en outre, aucun moyen de protéger linvention dAlcorn. En effet, les brevets sur le contrôle dun signal lumineux sur un écran de télévision sont détenus par Magnavox et Baer. Ce dernier, beaucoup plus méticuleux que Bushnell, tient à jour des carnets détaillant ses inventions. Lorsque les avocats de Magnavox attaquent, Bushnell sait quil na aucune chance en justice, et certainement pas les moyens de soutenir un procès contre le fabricant de téléviseurs. Bushnell obtiendra un arrangement plutôt favorable, payant à Magnavox en un coup 700 000 dollars, plutôt que de verser des royalties sur chaque machine vendue, comme ses concurrents. Toujours est-il que le marché de larcade se retrouve ouvert plutôt que fermé par cette décision de se lancer seul dans la production, sans avoir les moyens, industriels ou juridiques, de protéger linvention.
Le début de larcade ressemble, de fait, à un grand moment de pillage généralisé. Les fabricants de Chicago et dailleurs copient linvention dAtari, une compagnie elle-même fondée sur lemprunt « gracieux » de Spacewar, sans même avoir jamais songé à payer 1 centime à qui que ce soit. Il ne manque plus au tableau que Magnavox qui profite deux fois de leffet daubaine, une fois en menaçant de poursuivre en justice les fabricants de ping-pong électroniques, une autre en profitant de lexplosion de larcade pour les ventes de sa console. Cette situation chaotique, daccumulation primitive, entraîne néanmoins une conséquence heureuse : elle oblige, en loccurrence, à linvention perpétuelle. Atari, en particulier, na guère dautre choix que dessayer de profiter de son avance technologique pour sortir de nouveaux jeux et tester de nouveaux concepts dans un monde rapidement saturé de Pong-Like. Le grand moment dinventivité formelle, qui caractérise lâge dor de larcade de 1972 à 1984, est donc un effet direct des conditions économiques et juridiques qui entourent la décision de fabriquer Pong sans en avoir complètement les moyens.
AVOID MISSING BALL
Mais comment comprendre le succès de Pong, comparé en particulier à léchec relatif de Computer Space ? Quest-ce qui, dans la formule de Pong, peut ainsi faire basculer, aussi brutalement, le jeu vidéo dans un tout nouveau système dexpérience ? Lensemble de larcade peut sinterpréter, ainsi quon le verra, comme une forme dexploration systématique des options ouvertes par le jeu de 1972.
Loriginalité de Pong se vérifie aisément au regard des jeux disponibles à la même époque, comparé à Spacewar ou à son rejeton inachevé Computer Space, aussi bien quau jeu de la Odyssey. Que Pong ne ressemble pas à Spacewar, cest une évidence. Il suffit de regarder. Le jeu dAtari est incomparablement plus simple que Spacewar, pourtant de dix ans son aîné. Lunivers représenté à lécran sy réduit à quatre objets, en tout et pour tout : les raquettes, la balle, le filet central et laffichage des scores. Pong est ainsi à mille lieues de la finesse graphique dun Spacewar.
Mais, en regard, Pong fait surgir un tout autre rapport au jeu et à la machine. Le jeu dAtari abandonne ce qui faisait le cœur dexpérience du chef-dœuvre hacker, le déplacement ingénieux du vaisseau jouant avec laccélération offerte par létoile. Lactivité de lutilisateur se trouve désormais concentrée dans le seul déplacement de la raquette, le long dune ligne verticale.
Mais cest alors toute la logique du contrôle et de laccélération qui en ressort sens dessus dessous : dans Spacewar, le joueur utilise laccélération à ses propres fins, il la soumet à ses plans ; dans Pong, le joueur se retrouve, à linverse, soumis à laccélération progressive et inéluctable du jeu. Ce qui était une ressource stratégique dans un univers contrôlable devient une contrainte externe qui simpose à lunivers du jeu et garantit la perte du contrôle. Spacewar est un jeu de la maîtrise totale sur un univers simulé, Pong un jeu de la perte de contrôle et du dessaisissement de soi face à laccélération inévitable.
Mieux, tout se passe, au fond, comme si Pong était une sorte de Spacewar buggé, défectueux. Laccélération de Pong est en effet strictement analogue à une sorte de bug, à une variable qui, dans le programme, sincrémenterait à chaque pas de calcul jusquau crash final. Là où Spacewar met en scène le triomphe de lesprit sur lunivers transparent de la machine, dans la programmation et dans le jeu, Pong signe la défaite inéluctable de lutilisateur face à la machine. Gagner à Spacewar, cest avoir conçu et mis en œuvre une stratégie plus habile que celle de son adversaire, avoir fait la preuve que lon est un meilleur hacker. Gagner à Pong, cest avant tout ne pas perdre. Ne pas laisser filer la balle.
Tout Pong se trouve ainsi contenu dans la ligne dexplication qui accompagne la borne et tient lieu de notice : « Avoid missing ball for high score. » Lactivité de Pong est essentiellement défensive – éviter de manquer la balle –, elle favorise le repli sur soi plutôt que la construction dune stratégie gagnante dirigée contre lautre. Le jeu vidéo était jusquici le paradigme dun univers contrôlable, dénombrable. Pong y fait surgir la puissance inverse, de la perte du contrôle et de la perte de soi dans le jeu. Cette inversion inscrit le jeu vidéo dans les puissances du carnaval, fait basculer lunivers de la simulation-calcul vers le tohu-bohu de lilinx et ses vertiges. La machine a toujours le dernier mot. Un quasi-bug a triomphé de lesprit du hack.
Mais quen est-il du ping-pong de la Odyssey ? En apparence, cette fois-ci, Pong et le jeu de Baer sont indiscernables. Lécran est structuré de la même manière, les objets sont identiques : les raquettes, la balle et le filet qui partage le terrain de jeu. Mais il suffit de jouer pour que la supercherie éclate.
La vérité est que le ping-pong de la Odyssey est à peine un jeu vidéo. En effet, contrairement à Pong et même à Spacewar, le jeu de la Odyssey nintègre aucune contrainte, ne forme aucun micromonde. La simulation en est absente. Le déplacement des raquettes y est, par exemple, totalement libre : non seulement le joueur nest pas limité à une ligne verticale, mais il peut aussi « dépasser », sans encombre, le filet pour aller à la rencontre de son adversaire ou, encore, toucher la balle « par larrière ». Lorsque la balle cogne le carré, elle repart en direction inverse, à moins que lon ne mette un effet sur le contrôleur. Cest la seule règle.
Le dispositif du ping-pong de la Odyssey nest donc pas fondamentalement différent de cet autre « jeu » disponible avec la console, qui consiste à « visiter » les États-Unis, en promenant un carré sur lécran, non sans avoir pris soin de fixer un calque représentant la carte des États. La Odyssey est moins une console de jeu vidéo quun jouet. Ce sont les joueurs qui doivent prendre en charge les règles et sassurer de produire de lamusement. Ils vont compter les points, mais aussi décider si un point doit être marqué ou non. Les joueurs ont à faire semblant, à faire comme si, à faire comme sil y avait un monde, à ne pas dépasser le filet… La dimension de la simulation nest pas prise en charge par la machine, elle lest par les joueurs. Autrement, le jeu ne peut plus se dérouler. On aurait donc tort, sur la foi des seules captures décran, de confondre Pong et le jeu de Magnavox.
Il faut ajouter que linfrastructure technique nest pas vraiment la même. Le circuit dune borne Pong revient à 280 dollars à fabriquer, quand celui de la Odyssey ne dépasse pas les 15 dollars pour une douzaine de jeux « différents ». La console est certes vendue bien plus cher, au grand regret de Baer. Magnavox a fixé le prix à 99 dollars, en ajoutant dans la boîte des cartes, des pions, des plateaux de jeu, sans doute faute davoir vraiment confiance dans le concept original. Reste que, en dépit des similitudes sur le plan des graphismes et de la représentation, lexpérience de Pong na rien à voir avec celle de la console Magnavox.
Linfluence de Pong sur le reste de larcade est tout simplement gigantesque. Celle-ci se manifeste aussi bien en surface sur le plan de lhistoire des formes et des représentations à lécran, quen profondeur pour ce qui est des expériences du jeu.
À quoi ressemblent les jeux de la grande période de larcade, de 1972 à 1984 ? La liste Klov (Killer list of videogames), lune des plus exhaustives, disponible sur Internet, nous donne un peu moins de 1 400 titres sur la périodenote. La diversité est en réalité bien moins grande. Non seulement il existe une masse considérable de « clones », mais lensemble des jeux peut aussi se ramener à quelques grands principes formels. Il est ainsi possible décrire une histoire naturelle des arcades, qui retrouve derrière la diversité apparente des jeux une poignée de constantes morphologiques. Au fond, lensemble des jeux darcade sur la période peut se ramener à trois lignées ludiques principales. Ces trois lignées nous renvoient en réalité à la même zone dexpérience.
PONG INVADERS
Pong se trouve à la source directe, à lui tout seul, dune première lignée de jeux. Sous le vernis des graphismes améliorés, il suffit souvent de gratter un peu pour retrouver lunivers familier des vieilles raquettes en noir et blanc.
Prenons, par exemple, un jeu important, le Gunfight de Midway, le premier jeu à faire usage dun microprocesseur en 1974. Gunfight est ladaptation américaine dun concept japonais, le Western Gun de Taito, mais auquel le microprocesseur offre un surcroît inégalé de finesse graphique.
Le jeu, qui se joue à deux, met aux prises des cow-boys séparés par une rangée de cactus. Il sagit dabattre lautre avant quil ne vous abatte, avec un nombre de balles limité. Le tir est non seulement contraint par les cactus qui arrêtent les balles, mais aussi par une diligence qui apparaît aléatoirement et traverse lécran de bas en haut. Comment passe-t-on de Pong à Gunfight ?
Il suffit de modifier dun mot la règle principale : « Évite de manquer la balle » devient « évite de toucher la balle » ; les cow-boys sont des raquettes qui engendrent des projectiles quil vaut mieux, cette fois-ci, ne pas chercher à renvoyer. Le déplacement des cow-boys, sur une ligne verticale, est encore strictement identique à celui des raquettes, les cactus et la diligence figurent le filet ; surtout, le mouvement des balles nest pas modifié, puisque toute lhabileté dans Gunfight consiste à surprendre son adversaire en faisant rebondir la balle de revolver sur les bords de lécran, une compétence transférable en ligne directe de Pong. Au-delà de lhabillage, le jeu est donc strictement identique (cf. image 17).
Tentons le même type danalyse sur un jeu plus éloigné, et non moins important, le Space Invaders de 1978 (cf. image 18). Space Invaders est lun des jeux les plus représentatifs de larcade, qui a fourni à lui tout seul plus de clones que Pong et dont on dit même que le succès phénoménal aurait entraîné une pénurie de pièces de 100 yens au Japon. Le jeu est développé par Taito.
Comment passe-t-on de Pong à Space Invaders ? Cette fois-ci, il nous faut faire quelques détours. La première modification consiste à opérer la rotation, dun quart de tour, du monde du jeu. Space Invaders, cest un Pong où le vaisseau-raquette, celui qui engendre des projectiles, se déplace sur une ligne horizontale au bas de lécran, plutôt que sur une ligne verticale.
Cette description correspond, trait pour trait, à Rebound, un clone de Pong par Atari en 1973, qui substitue au tennis de table le volley-ball : les raquettes sont désormais disposées au bas de lécran, se déplaçant à lhorizontale. Le principe reste le même : renvoyer la balle chez ladversaire en tenant le plus longtemps possible contre laccélération. Le jeu est tellement un Pong quil sagit en réalité du même circuit de transistors : Atari vend Rebound comme un kit de modification pour donner une nouvelle vie aux bornes existantes.
Létape suivante est en 1976 Breakout, le dernier jeu à transistors dAtari, un exploit technique de Steve Wozniack avant quil ne parte fonder Apple. Breakout invente le genre de jeu quon appelle le « casse-briques », une autre réminiscence du « chamboule-tout ». Le jeu de 1976 reprend la structure de Rebound, la balle servant désormais à abattre un mur de briques situé en haut de lécran. Laccélération intervient toujours pour déposséder le joueur de sa maîtrise. Le principe des angles de renvoi sur la raquette est conservé, ainsi que les rebonds sur les côtés de lécran. Le casse-briques, ce nest pas autre chose que la conversion ingénieuse de lexpérience de Pong sous la forme dun jeu à un seul joueur (cf. image 19).
Lautre sest mué en un mur de briques ; en revanche, il sagit toujours déviter de manquer la balle pour atteindre le plus haut score. On peut considérer que des jeux à la Anti-aircraft, pour rester chez Atari (1975), constituent une étape intermédiaire de Rebound à Breakout avec le principe dun tireur au bas de lécran qui doit viser des objets en mouvement dans la partie haute.
De Breakout à Space Invaders, la transition est désormais facile. Il suffit de remplacer les briques immobiles par de petits aliens survoltés (quoique toujours aussi sagement alignés). Les boucliers de protection qui apparaissent au bas de lécran sont analogues aux cactus de Gunfight, qui offrent une protection contre les tirs ennemis. Space Invaders, cest un Pong, devenu Rebound, devenu Breakout, en passant par Anti-aircraft, et hybridé, au final, avec une touche de Gunfight.
Le nombre de jeux construits sur le même principe est considérable, avec des variantes comme le Galaga de Namco en 1981, dans lequel les aliens empruntent des chemins plus compliqués.
Il existe donc une lignée clairement identifiable, Pong-Rebound-Gunfight-Breakout-Space Invaders, fondée sur le principe dune raquette-cowboy-vaisseau qui se déplace sur une ligne horizontale ou verticale et engendre des projectiles, sur le fond de laccélération progressive de tout le système jeu.
LA VOIE DU LABYRINTHE
Outre cette première lignée, larcade présente encore deux grandes variations essentielles. Quelles sont les possibilités ? La lignée Pong-Space Invaders se caractérise par deux décisions de forme : le déplacement est dabord très fortement contraint, le monde du jeu est ensuite limité à un seul écran. Il suffit de faire varier ces deux déterminants pour obtenir lensemble des jeux sur la première période de larcade.
La première variante consiste ainsi à substituer au déplacement limité à une ligne de Pong un déplacement libre au sein de lespace du jeu, une possibilité déjà contenue dans Computer Space. Cependant, le principe dun déplacement libre pose problème sur le plan ludique, comme le montre lexpérience de la Odyssey. Pour quil y ait du jeu, le déplacement doit sassortir dun régime de contraintes. Deux possibilités sont dès lors envisageables. La contrainte peut être obtenue soit par la formule statique du labyrinthe, soit par linsertion dynamique dobjets « ennemis » à éviter, qui introduisent du clivage dans lespace, entre zones désirables et zones dangereuses. Les deux formules peuvent parfaitement coexister.
Le prototype du jeu à labyrinthe est Gotcha, par Atari en 1973 : deux joueurs qui se pourchassent, avec la possibilité dinverser les rôles à chaque tour. Le jeu doit sa célébrité à la forme des joysticks insérés dans des boules de plastique rose qui lui ont valu le surnom de boobs gamenote. Il faut dire que la communication dAtari na pas lésiné sur les sous-entendus en la matière. Gotcha constitue typiquement un transfert des jeux de déplacement universitaires à la Hunt the Wumpus ou Fox and Geese vers larcade. Le mouvement sy opère désormais sur un mode continu et non plus tactique, au tour par tour (cf. image 20).
Mais la principale limite de Gotcha tient au fait que les objets manipulés par les joueurs, un carré et une croix en loccurrence, demeurent purement passifs. Au-delà du déplacement, il ny a rien à faire. Combinons avec Pong, ajoutons la possibilité dengendrer un projectile, et nous obtenons lun des plus grands hits dAtari, le Tank de 1974, le jeu qui sera livré par défaut avec la console VCS, sous le titre Combat en 1976. Tank est un jeu de labyrinthe dans lequel une contrainte supplémentaire est ajoutée puisquil faut cette fois-ci éviter les projectiles émis par le joueur adverse. Tank représente ainsi le modèle dune combinaison entre la contrainte statique du labyrinthe et la contrainte dynamique engendrée par les objets ennemis, dans un jeu à déplacement libre.
Un des sommets du genre est atteint avec Asteroids, par Atari en 1979, que lon peut considérer comme une solution dune élégance remarquable au problème des contraintes sur le déplacement. Le joueur doit, en effet, orienter son vaisseau sur lécran, dans un espace progressivement saturé de météorites. Or celles-ci peuvent être détruites pour faire de la place, mais elles se fragmentent en petits morceaux dautant plus dangereux avant disparition complète. Asteroids porte ainsi à son état dachèvement le principe de la contrainte dynamique sur le déplacement : celle-ci est engendrée par le joueur qui produit de lui-même son propre labyrinthe de météores. La beauté cristalline des graphismes en vectoriel ne fait quajouter au charme du jeu. Asteroids peut ainsi être considéré comme laboutissement esthétique dune grande formule ludique (cf. image 21).
Au-delà de Tank et Asteroids, le jeu de labyrinthe à la Gotcha est à la source dun deuxième sous-ensemble ludique gigantesque, celui des jeux de course, lun des genres majeurs du jeu vidéo depuis les premières années. En 1973, Atari sort AstroRace sur les circuits de Pong, à la manière de Rebound, un jeu dans lequel il sagit datteindre au plus vite le haut de lécran, en se faufilant entre des obstacles. Concrètement, au lieu dêtre la raquette, le joueur est la balle et doit éviter des obstacles en forme de raquette.
Mais le véritable prototype du jeu de course, dérivé du jeu de labyrinthe, est Gran Trak 10 en 1975, le frère jumeau de Tank. Le jeu se déroule en deux dimensions, avec une vue de dessus. Il sagit de déplacer son véhicule dans le circuit sans heurter les bords, une mécanique nouvelle dans le monde du jeu à déplacement contraint. Gran Trak 10 est un jeu particulièrement intéressant sur le plan historique, dans la mesure où il marque un tournant dans la relation entre le monde du jeu vidéo et lindustrie traditionnelle de lamusement mécanique. Le jeu de course est en effet un genre qui existait déjà du côté de la fête foraine, avec des machines parfois très compliquées et qui faisaient déjà usage de la vidéo.
À côté de Gran Trak 10, il est significatif quAtari sorte coup sur coup, la même année, un simulateur de flipper, Pinball, et un jeu de tir, Qwak. Les jeux vidéo se livrent à lannexion des formes du jeu traditionnelles, issues de la fête foraine, sur le fond, à nen pas douter, dune connivence essentielle en matière dexpériences. Gran Trak 10 comme Qwak se distinguent ainsi par leurs contrôleurs, un volant proéminent dans le premier cas, un fusil optique, attaché à la borne, dans le second, qui rappellent directement le stand de la fête foraine.
Loption du déplacement libre dans lespace du jeu, par différence avec le déplacement réduit à une ligne caractéristique de la lignée Pong-Space Invaders, engendre donc deux grandes familles de jeux : celle du labyrinthe (en version statique ou dynamique) et celle du jeu de course. La réunion de ces deux grandes voies nous donne lun des jeux les plus célèbres de toute larcade, un certain Pac Man.
Pac Man appartient à lévidence au genre du jeu de labyrinthe. Il y ajoute le principe dun clivage dynamique de lespace au moyen des ennemis fantômes, qui modifient en temps réel le partage des zones sûres et des zones risquées. Lengendrement dynamique de lespace est poussé à ses limites, puisque le joueur a la possibilité dinverser brusquement les rôles pour partir à la chasse aux fantômes. Mais quel est le rapport avec les jeux de course ? Pac Man est en réalité ladaptation dune variante très populaire des jeux de course, le Head On de Sega (cf. image 22). Dans ce jeu, il sagit de déplacer une petite voiture dans un labyrinthe pour avaler des points disposés au sol, comme sil fallait effacer les marquages de la route. Nous avons donc ici un deuxième grand continent dans larcade, une lignée Gotcha-Tank-Gran Trak 10-Head On-Pac Man, au côté de la lignée Pong-Rebound-Gunfight-Breakout-Space Invaders.
DU MONDE CLOS À LUNIVERS INFINI
La dernière lignée, historiquement plus tardive pour des raisons techniques, fait éclater cette fois-ci le principe de la clôture en un seul écran des mondes du jeu. Ici encore, plusieurs variantes existent, avec un coût croissant.
La solution la plus simple à mettre en œuvre, et devenue quasi universelle au début des années 1980, consiste à fabriquer des jeux en plusieurs tableaux fixes. Un peu comme dans le cinéma de lattraction foraine, celui de Méliès, où lon passe dune scène en caméra fixe à une autre, sans aucune forme de transition ou de montage.
La formule suivante, celle du scrolling, cest-à-dire du défilement en plan continu, constitue la première manière authentique douvrir, de lintérieur, les mondes du jeu au-delà de lécran. Tout se passe alors comme si lécran nétait plus quune fenêtre temporaire qui donnerait à voir une fraction dun monde plus vaste, que lon découvre par défilement. La première forme de scrolling apparaît ainsi dans les jeux de course, avec Speed Race en 1974, aussitôt suivi par une multitude de clones.
Il peut être étonnant de constater que le scrolling demeure pendant très longtemps uniquement vertical. Le scrolling horizontal, aujourdhui la forme dominante en 2D, napparaît en effet que bien plus tard. La raison est en réalité étroitement technique : limage de télévision est engendrée par un balayage vertical, ligne par ligne. Le scrolling vertical ne demande donc que de modifier une ligne à la fois pour fonctionner. En revanche, un scrolling horizontal exige de redessiner lensemble des éléments à lécran, ce qui constitue pendant longtemps un véritable exploit technique. Les contraintes daffichage déterminent ici de manière extrêmement forte les options de jeu et finissent par se stabiliser en formes esthétiques, alors même que les contraintes techniques ont depuis longtemps disparu.
De fait, le genre de jeu à défilement vertical constitue aujourdhui encore une tradition vivante de larcade, au Japon en particulier, avec les jeux de shoot them up, dont le principe consiste à diriger un vaisseau tout en évitant une multitude toujours croissante dennemis et de projectiles. On naura pas de mal à discerner, dans les dernières évolutions du genre, ces shooters dans lesquels lécran est littéralement saturé de projectiles, un lointain croisement entre Xevious (Namco, 1982), lun des premiers shoot them up, et Asteroids. Si lon y ajoute linversion des valeurs de lespace, du désirable et du dangereux, inaugurée par Pac Man, on obtient la très belle formule dIkaruga (Treasure, 2002), lun des classiques du genre, dans lequel le vaisseau peut avaler les projectiles ennemis, en les transformant en énergie, à condition de basculer dans la bonne couleur pour son bouclier.
La dernière possibilité de rupture dans les espaces de jeu, la plus tardive aussi, tient à lintroduction de la représentation en trois dimensions, en suivant la voie indiquée par le jeu universitaire. Au lieu de souvrir par les côtés, le monde du jeu souvre, en quelque sorte, du dedans, par la profondeur. Plusieurs technologies coexistent pour obtenir cet effet, qui reste toujours extrêmement coûteux en termes daffichage. À partir de 1976, on voit apparaître quelques jeux en « fausse 3D », qui simulent limpression de la profondeur, avec Starship 1 (Atari) et cet authentique chef-dœuvre quest Night Driver (cf. image 23).
Ce dernier se présente comme un simulateur de course nocturne, reprenant le volant de Gran Trak 10. Ne sont représentées que les bornes lumineuses le long de la route. Limpression produite est absolument remarquable, en rupture complète avec latmosphère résolument claustrophobe des autres jeux darcade de la période. Night Driver reproduit à la perfection, avec si peu de moyens que cela en est incroyable, létat second dans lequel peut nous plonger une longue route de nuit. Jamais plus on ne fera autant avec si peu.
En 1977, avec Space Wars et Starhawk (Cinematronics), une nouvelle technologie pour laffichage 3D fait son apparition, le vectoriel. Le rendu des graphismes en filaire est splendide, mais les bornes sont coûteuses et fragiles. Seules quelques sociétés se spécialiseront dans le vectoriel, notamment Cinematronics, Atari lui emboîtant le pas. Tail Gunner en 1979, Star Castle en 1980, Battlezone en 1980 ou War of the Worlds en 1982 restent des classiques, à la pureté indémodable.
Cette forme de jeu avec des espaces continus en trois dimensions infusera lentement les autres genres. On peut penser ici à Zaxxon, le jeu de Sega en 1982, un autre sommet de larcade classique à légal de Pac Man, qui cumule sans doute toutes les options possibles. Le jeu est un shooter, dérivation de Space Invaders, mais passé en fausse 3D isométrique, avec une perspective de trois quarts, qui permet de manœuvrer dans les espaces du jeu non seulement à droite et à gauche, mais aussi de haut en bas. Zaxxon utilise une forme de scrolling sur la base dune succession de tableaux (cf. image 24).
Lensemble des jeux de la période peut donc se ramener à quelques variations essentielles : selon que le mouvement y est réduit à une ligne ou bien libre dans tout lespace, selon les contraintes appliquées au mouvement libre, contrainte statique (labyrinthe, course) ou contrainte dynamique (ennemis), et enfin selon lextension des mondes du jeu (un écran, plusieurs tableaux, scrolling vertical, horizontal, 3D). Pour autant, lensemble des solutions expérimentées se ramène toujours au même type dexpérience fondamentale. Il sagit de plusieurs voies formelles, mais qui mènent en réalité à un résultat similaire. Linfluence de Pong ne se réduit pas à la définition dune grande famille formelle, celle qui englobe Gunfight ou Space Invaders, aux côtés des deux grandes lignées Gotcha-Gran Trak 10-Pac Man (le labyrinthe ou la course) et Night Driver-Battlezone-Zaxxon (louverture des mondes au-delà de lécran). Ce qui sest inventé avec Pong, cest dabord une forme dexpérience spécifique que lon retrouve à travers toutes les variantes de larcade.
LE JEU ET LA PERTE
Tous ces jeux possèdent en effet une caractéristique commune et pour le moins étrange : limpossibilité de gagner. Les jeux darcade, quel quen soit le type formel, sont des jeux où lon ne peut que perdrenote. Le jeu finit invariablement par terrasser le joueur, par devenir injouable, par dépasser et saturer les capacités de lutilisateur. Même dans les jeux à high score, un dispositif qui apparaît en 1976 avec Sea Wolf (Atari), gagner, avoir son score en haut de laffiche, ce nest jamais quavoir perdu un peu plus tard quun autre, avoir résisté un peu plus longtemps à la défaite inéluctable quimpose le jeu. Larcade repose sur un principe fondamental, qui est celui du débordement du joueur par le jeu. Ce principe fonctionne aussi bien dans les jeux à un seul joueur que dans les jeux à plusieurs, où lon ne triomphe de lautre bien souvent que parce que lon a su résister plus longtemps à la machine ; ce qui est le cas, typiquement, de Pong.
Ce débordement du joueur par le jeu peut sopérer par plusieurs moyens ludiques. Nous retrouvons ici les variantes de forme de larcade pour une identité de fond. La première possibilité sincarne dans laccélération progressive du système du jeu. Le jeu accélère comme une mécanique infernale jusquà ce que le joueur finisse par lâcher prise. Cest la solution inaugurée par Pong et que lon retrouve aussi bien du côté de Breakout que de Space Invaders. Laccélération est une propriété du temps, lautre option possible consiste à jouer sur lespace : saturer progressivement le monde du jeu avec des éléments que le joueur doit éviter, classer ou bien faire disparaître. Dans larcade, le joueur est invariablement trahi par le temps ou par lespace, et plus souvent encore par les deux.
Il se trouve que lun des jeux qui expriment sans doute le mieux ce principe a été produit en marge du régime des arcades, historiquement après la grande vogue du début des années 1980, géographiquement de lautre côté du mur. Il sagit du célèbre Tetris du mathématicien russe Alexei Pajitnov, dont Nintendo a réussi à arracher les droits pour en faire le jeu de base de sa console portable GameBoy en 1990 ; ce qui a assuré à ce jeu venu dailleurs une diffusion sans égale. Or Tetris nest pas autre chose que la transposition sur le plan graphique du principe de larcade, celui du débordement. Les pièces saccumulent jusquà ce que lécran soit rempli à ras bord. Le jeu accélère. Le joueur finit par être débordé. Ce quil constate de visu à lécran.
Bien entendu, laccélération du temps et la saturation de lespace remplissent une fonction économique. Elles interdisent pour le commun des mortels une session de jeu qui durerait indéfiniment. Elles réintègrent ainsi à lintérieur du jeu une contrainte externe qui tient au mode dexploitation du médium jeu vidéo dans les arcades. Ce que les premières bornes, à linstar de Computer Space ou Gotcha, devaient introduire comme un élément extérieur au système, sous la forme dun minuteur, fait désormais partie de la trame ludique elle-même. Il se produit là une forme de bouclage entre les conditions économiques du jeu et les types de plaisir en une formule qui ajuste ensemble économie réelle et économie libidinale. Ce que le flyer de Space Race pour Atari en 1974 condense en un énoncé sans égal : « Just enough frustration to encourage replay after replay » (juste ce quil faut de frustration pour attiser lenvie de rejouer, encore et encore).
Ces ajustements économiques que sont laccélération et la saturation offrent donc à larcade leur ressort le plus profond. Les jeux darcade sont des simulateurs, mais sur un mode qui se situe à lexact opposé de la culture de la simulation universitaire à la Spacewar. Tout le jeu universitaire consiste à produire des simulations dans lesquelles il sagit de découvrir par essais et erreurs le régime optimal. Le simulateur universitaire vise à la bonne gestion. Tout le jeu darcade consiste, à linverse, à simuler des situations qui deviennent progressivement ingérables. Le jeu universitaire est un jeu dordinateur, il met de lordre. Le jeu darcade est un jeu de désordinateur, il impose mécaniquement son désordre. Toute larcade conduit ainsi à se placer soi-même dans une situation impossible, à se placer juste avant le crash. Quand tout va trop vite, mais quexiste encore la possibilité du geste qui sauve. Les jeux darcade sont essentiellement des simulateurs daccident.
On ne comprendrait rien à larcade si lon se contentait de dériver laccélération et la saturation de la simple contrainte dexploitation économique. Pourquoi jouer si lon ne peut que perdre ? Il faut avouer que ce paradoxe, jouer pour perdre, est toujours recouvert dun voile pudique dans les arcades. Il y a le jeu multijoueur où lon triomphe de son partenaire, il y a le high score qui donne limpression de gagner. Ajoutons quil y aura aussi, à partir du milieu des années 1980, des jeux linéaires dont on peut espérer triompher en allant jusquau bout et en mettant une raclée au « boss » final. Cette dimension compétitive, comme le principe tardif de lexploration des mondes ludiques, fait évidemment partie des plaisirs de larcade.
Pourtant, compétition et exploration – la face claire des arcades, la dimension visible et affichée des motivations du jeu – ne constituent quune partie du dispositif. Le secret de larcade se situe du côté de sa face sombre, au moment du climax, celui qui précède dun instant la perte ou la défaite. Dans ce moment dintensité maximale, toute lactivité du joueur se retrouve focalisée sur le jeu devenu trop rapide, quels que soient lentraînement, lhabitude ou les réflexes. À cet instant, le moindre faux pas est fatal. Et demeure pourtant la possibilité du geste qui sauve par miracle, la possibilité de sen sortir avec ses mains alors que le cerveau est déjà dépassé. Larcade produit une forme de vertige, de débordement de soi, un état de concentration intense au bord du précipice.
Il faut donc dire que le paradoxe de larcade nest en réalité jamais vraiment surmonté, au mieux dissimulé sous dautres vêtements, ceux de la compétition ou de lexploration. Dans larcade, on joue pour perdre, ou plus exactement pour ce moment de la perte de soi, de la perte du contrôle, de laccident, du débordement, de la petite mort. Et doù vient la jouissance ? Non pas de perdre pour perdre, certainement, mais plutôt de pouvoir se sauver à lextrême limite. Il y a là un plaisir extraordinaire de jeu, qui épuise autant quil conduit à rejouer, « replay after replay » : sen être sorti à une fraction de seconde, pour quelques secondes encore, sêtre mis hors de soi, avoir éprouvé son corps comme une machine ajustée à la machine du jeu, qui continue à tourner alors que lactivité consciente est déjà hors course. Herz a donné de ces instants, dans Joystick Nation, une description formidable, en racontant comment il jouait avec son frère à Missile Command, hurlant à pleins poumons quelque chose comme « Yowie mooey !!! » lorsque le jeu devenait trop rapide, lorsquil fallait tout donner pour se sauver dans le maelströmnote. Si lon survit à la tempête, les jeux ménagent ensuite des moments de respiration, sous la forme dentractes entre les tableaux avant de reprendre de plus belle, avec leur mécanique folle ; un dispositif que connaissait déjà Pong avec ses effets de seuil, ses paliers dans laccélération.
Si lon isole ce noyau du plaisir de larcade, dans la seconde qui précède laccident, là où existe encore la possibilité du geste qui sauve quand la panique a déjà placé chacun hors de soi, on peut comprendre ladéquation entre la forme et le fond de ces jeux. On sest souvent étonné de la violence exhibée par les jeux darcade et qui sillustre dans ces univers paranoïaques, entre invasion dextraterrestres et pluie de missiles balistiques. Mais cette violence ne fait que reprendre et exprimer en miroir la violence que lon sinflige à soi-même en se plaçant délibérément au seuil de la panique. Mieux encore, le simple fait de payer pour le jeu, la mise symbolique des 25 cents, implique que la perte sera nécessairement consommée. La pièce ne sera pas rendue. On aura toujours perdu quelque chose. Larcade parvient ainsi à agencer de manière extraordinaire léconomie du jeu vidéo et léconomie libidinale du joueur. Il faut perdre, il faut sexposer à la perte inévitable, symbolisée dans le quarter, la pièce de monnaie. De là la difficulté sans doute à transposer sans changements larcade au salon sur les consoles, où plus rien ne justifie la nécessité de perdre, plus rien ne symbolise la défaite.
Toute lexpérience de larcade apparaît ainsi en connivence essentielle avec le lieu et le contexte du jeu. Il y a le quarter que lon dépose comme une offrande aux dieux impitoyables de la machine, il y a les salles obscures et enfumées qui déclenchent tous les soupçons et toutes les angoisses parentales, il y a latmosphère masculine et adolescente. La forme de lexpérience conspire avec le lieu. Les jeux darcade sont de ladolescence. Ils ne simulent pas autre chose, littéralement, que des conduites à risque. Jouer à une borne darcade, cest se placer dans la même situation que celle qui consiste à conduire trop vite un scooter. Toute larcade ne fait que simuler cette scène célèbre de La Fureur de vivre avec James Dean : celle de la course automobile qui mène au précipice. Deux voitures, deux bandes rivales. Il faut conduire le plus vite possible vers la falaise. Le premier à sauter de la voiture est une « poule mouillée ». Laccident est inévitable. Larcade sinstalle sur ce genre de conduite, mélange de compétition et de vertige, et de violence délibérément infligée à soi.
De là, limportance sans doute des jeux de courses de voitures, dont la logique nest jamais la simple simulation de la conduite. Ces jeux sont faits pour rouler trop vite, pour simuler la mise en danger. La formule du jeu de course représente à vrai dire une situation particulièrement intéressante dans le régime de larcade, puisque laccélération nest plus induite par le jeu, mais contrôlée par le joueur. Or toute la logique du jeu pousse à accélérer au-delà des limites du contrôle, avec les dispositifs du timer et du checkpoint. Alors même que lon pourrait rouler en sécurité, il faut rouler trop vite, pour soi et pour ses réflexes. Le cœur du jeu se situe du côté du crash et de laccident. Doù laccent mis sur les détails : le démembrement de la voiture, les explosions, la tôle froissée. Laccident dans le jeu de course est le moment clé du dispositif. Il est de même nature que le célèbre « The End » sur fond dapocalypse nucléaire de Missile Command. Il permet de souffler un instant, de se relâcher face à la borne, de faire un pas de côté, avant de se demander : « Encore une autre ? » Un quarter ou pas ? Please insert coin. Game over.
La comparaison de larcade et du jeu universitaire nous montre à quel point il est possible dutiliser de manière extrêmement différente le médium informatique. Arcade et jeu universitaire sont deux formes dexpériences instrumentées par la machine. Lune comme lautre se jouent de linformatique comme technologie du contrôle. Linformatique permet de réduire le monde à un univers calculable dont tous les paramètres sont explicitement présents. Lordinateur est un « système déterministe », nous disait déjà Turing. Aucun de ses résultats ne peut échapper à notre compréhension. Il est toujours possible de reprendre un à un chacun des pas de calcul et retrouver étape par étape ce qui a été produit.
Mais les pionniers des machines de calcul faisaient aussi état dune autre expérience de lordinateur. Lexpérience humaine du calculateur nest pas seulement celle du contrôle sur un système déterministe, mais aussi celle dun rapport différencié à la vitesse. Chacun des pas de calcul de la machine peut toujours être réeffectué après coup, mais la machine va aussi trop vite pour nos capacités humaines. « Les machines me surprennent souvent », écrit Turing, évoquant les erreurs de programmationnote. Il est toujours possible en principe de comprendre ce qui sest passé, mais en réalité il est bien souvent trop tard. Norbert Wiener, le père de la cybernétique, compare cette situation à la fable du génie qui propose trois vœux : lhomme commence par demander 200 livres ; aussitôt, quelquun frappe à la porte, lui annonce la mort de son fils et lui offre les 200 livres en compensation de la part de la compagnie ; lhomme demande alors au génie le retour de son fils, qui lui revient en fantôme ; le dernier vœu est pour exiger son départnote. Il suffit de déclarer à la machine ce que lon souhaite, mais une déclaration mal formulée mène à la catastrophe. Ce dont on ne se rend compte quaprès coup. Lordinateur comme technologie du contrôle comporte, dans son rapport à la vitesse, la possibilité dune perte de contrôle. Tout se passe comme si larcade avait su exploiter cette composante du médium que les pionniers connaissaient déjà, la transformer en un puissant générateur de vertige après un détour du côté de la fête foraine.
Larcade invente donc une nouvelle zone dexpérience pour le jeu vidéo, sans équivalent ailleurs. Cette expérience persiste aujourdhui et on en retrouvera sans peine lécho dans nombre de jeux contemporains. Sa propriété la plus marquante lui vient de la relation quelle entretient avec son lieu, avec ce contexte de ladolescence et de la mise en danger de soi. Dans larcade, tout converge : la salle, le bruit des quarters dans la machine, les conditions économiques, la forme des jeux, le public, lexpérience.
Et cest pourtant cette alliance, ce dur noyau de sensation, que lhistoire des jeux vidéo va bientôt défaire. Quand larcade va changer de lieu, passer au salon avec les consoles, où lexpérience de la perte irrémédiable na plus nécessairement lieu dêtre. Tout sera alors à réinventer. Entre le canapé et le téléviseur, un nouveau milieu souvre : celui dun cocon domestique bien éloigné des arcades dantan. Autre lieu, autre zone dexpérience.
6. LE SALON, LA TÉLÉ, LA PRINCESSE ET MAMAN
« Merci, mais notre princesse est dans un autre château », Toad, le champignon de Super Mario Bros.
La famille joue à Space Invaders (cf. image 25). Le père et le fils manœuvrent les joysticks – mais comment peuvent-ils jouer ensemble alors que le jeu nest quà un joueur ? La mère a la main posée sur lépaule du fils. La fille répète le geste, une main sur lépaule du père, lautre sur le téléviseur. Limage relie ainsi dune chaîne continue lécran de télévision à la mère, qui se tient légèrement en retrait, en passant par les mains de la fille et le fil du joystick.
Mais la photographie fonctionne aussi en miroir : la ligne fille-père-fils partage lécran, les autres objets sont dédoublés. Le cadre avec le palmier sur fond de soleil couchant, dun goût douteux, fait écho à la plante verte qui dépasse de larrière du téléviseur ; la collection de timbres, étrangement encadrée au mur, répète lalignement des invaders auquel lécran sert de cadre. Et où se trouve le double de la mère ? En face, évidemment, avec lécran et la console, eux qui réunissent si bien – peut-être mieux quelle ? – la famille. Les noires puissances de Space Invaders, la fantaisie de la fin du monde, ont été retournées comme un gant, dans une atmosphère de kermesse familiale. Tout le monde a lair absolument extatique, au point que cela en devient douteux. Mais il y a de quoi : papa bat fiston par 17 à 2. Le jeu vidéo est rentré au salon, sous légide de maman.
TRANSFORMEZ VOTRE TÉLÉVISEUR !
Sur la même boîte pour la console 2600, ou VCS dAtari, on lit linscription suivante – cest la légende : « Transformez votre téléviseur en une aventure aussi passionnante que stimulante pour vous et votre famille. Le Système dOrdinateur Vidéo ATARI vous offre la collection de vidéo-jeux la plus vaste du monde. Elle comporte en particulier tous les grands succès mondiaux des jeux vidéo : des jeux qui conjuguent la vitesse de léclair, des sons, des formes et des couleurs spectaculaires, et des intrigues fabuleuses. […] LOrdinateur de Jeux Vidéo ATARI : une nouvelle dimension dans le domaine des loisirs à domicile. »
Quest-ce qui se produit quand le jeu vidéo, changeant à nouveau de lieu, pénètre lespace domestique ? Que lui arrive-t-il lorsquil passe au salon, arrimé au téléviseur ? On la aujourdhui oublié, mais les consoles de jeux ont été les premiers périphériques à se brancher sur la télévision, à transformer les usages de lécran, avant même la grande vogue du magnétoscope, qui nous a appris par la suite à copier, mais aussi à couper et à combiner les images. Le poste de télévision occupe, comme chacun sait, une place éminemment stratégique dans lespace du salon. Il y règne en despote éclairé, il en détermine la configuration spatiale tout entière, à travers la disposition du canapé ; lequel pourrait bien disputer à la console le titre de premier périphérique, si son invention ne remontait à une période où le téléviseur était encore inconnu. Se brancher sur la télévision, cest donc investir un des lieux privilégiés de lespace domestique ; un terrain qui possède déjà ses normes propres.
Cette alliance avec le téléviseur achève de convertir le jeu vidéo en un véritable produit de masse. Le téléviseur renouvelle la promesse dubiquité, déjà faite par le mall, pour une industrie qui, à linstar de Warner au début des années 1980, rêve tout haut des « 150 millions de téléviseurs dans le mondenote ». Il y a eu du jeu vidéo partout où il y avait un PDP-1, puis partout où il y avait une galerie marchande. Il y aura désormais du jeu vidéo partout où il y a un téléviseur.
Nul besoin dêtre un génie du marketing pour comprendre lampleur du pari. À titre dexemple, il sest vendu pour Space Invaders, lun des plus grands succès de larcade, 60 000 bornes aux États-Unis, et près de 300 000 au Japon, dont 100 000 sous licence. Mais, dans sa version cartouche, pour la seule console VCS, le jeu dépasse le million dunités vendues (sans comptabiliser les cartouches pour les consoles concurrentes). Pac Man, le seul jeu (avec sa suite Ms Pac Man) à dépasser les 100 000 bornes darcade aux États-Unis, atteint le chiffre astronomique de 12 millions de cartouches produites pour la seule VCS. On change très vite déchelle : 40 millions de consoles VCS vendues sur lensemble de la période dexploitation, 62 millions de Nintendo NES, 103 millions de Playstation, 145 millions de Playstation 2…
AU PAYS DES BISOUNOURS
Mais le téléviseur nest pas un simple vecteur de diffusion. La télévision nest pas un espace vierge que le jeu vidéo pourrait soumettre, sans conséquences, à ses logiques propres. Dabord, parce quil existe déjà des programmes, des contenus, des conventions visuelles, tout un discours en images, avec lequel le jeu vidéo devra composer. Que lon songe à la forme que prennent les jeux de sport sur la console : il ne sagit pas tant de simuler la pratique réelle que dimiter la représentation des matchs à lécran. La place ménagée au joueur dans le jeu de sport nest pas tant celle du sportif engagé dans son activité que celle du spectateur enfin devenu actif, qui peut, de sa place de spectateur, changer (enfin) le cours des choses.
La relation du jeu à lécran déborde cependant très largement le seul cas du sport. Avec le téléviseur, le jeu vidéo trouve en effet un milieu qui est déjà mis en coupe réglée par une autre industrie du jeu, non plus celle du jeu vidéo, mais celle du jouet. Les industriels du jouet sont présents sur les écrans à un double titre : non seulement comme annonceurs et gros consommateurs despaces publicitaires, mais aussi comme fournisseurs de programmes pour la jeunesse, avec une forme qui joue un rôle déterminant pour le jeu vidéo, celle du dessin animé.
Linstallation des consoles de salon intervient précisément à un moment dintensification extraordinaire des relations entre les industriels du jouet et les fournisseurs de programmes pour la jeunesse. Si des relations de ce type existent depuis bien longtemps, à limage, pour les États-Unis, de lalliance entre Mattel et Disney dans les années 1950, la seconde moitié des années 1970 est marquée par un véritable saut quantitatifnote. Il faut dire que lindustrie du jouet a connu, dans les deux décennies 1960 et 1970, des transformations structurelles majeures, passant dune échelle artisanale à la production de masse, de lignes de produits fixes à un système de rotation rapide des gammes de jouets ; un nouveau mode de fonctionnement fondé sur le recours intensif aux stratégies marketing et au battage publicitairenote.
Une série comme Goldorak est particulièrement représentative du tournant qui sopère à partir du milieu des années 1970 dans les rapports du jouet et du petit écran. Le dessin animé produit au Japon par la Toei en 1975 sera diffusé à peu près partout dans le monde (à partir de 1978 pour la France). Il saccompagne dune gamme de produits, figurines animées et robots commercialisés par Bandai au Japon, importés par Matttel aux États-Unis.
Goldorak annonce une déferlante de programmes similaires, de dessins animés construits autour dune gamme de jouets : de Gundam (Bandai, 1979) aux Power Rangers (Bandai, 1993), en passant par Dragon Ball (Bandai, 1986) ou Les Chevaliers du zodiaque (Bandai, 1986), GI Joe (Hasbro, 1985), Transformers (Hasbro, 1984), Les Tortues Ninja (Hasbro, 1984), Les Maîtres de lunivers (Mattel, 1981) ou encore Les Bisounours (Parker, 1985)… Cette stratégie commerciale simpose comme la norme dans les années 1980, avec pas moins de trente-cinq séries inspirées par des jeux, alors quelles se comptaient sur les doigts dune main dans la décennie précédentenote.
Mais la relation entre jeu vidéo et dessin animé dépasse la simple opportunité. Le jeu vidéo entretient en effet avec le système du cartoon et du jouet une affinité essentielle. La logique du cartoon sétend en réalité au-delà du simple placement de produit. Ce nest pas seulement du temps publicitaire en plus, mais aussi un univers, des éléments dhistoire, qui font défaut au jouet pris isolément. Par contraste, le jouet autorise un rapport actif au personnage, à la figurine que lon peut équiper, déplacer, installer dans son véhicule, etc. Autrement dit, nous avons dun côté la figurine, actionnable, que lon peut manipuler et qui permet de se raconter des histoires tout en jouant, et de lautre le dessin animé sur lequel le joueur na pas de prise, mais qui fournit en contrepartie son lot dhistoires à réinvestir dans le jeu.
Or quest-ce que le jeu vidéo, sinon la possibilité de réunir les puissances du dessin animé et de la figurine ? Le jeu offre une forme de dessin animé actionnable, dans lequel le joueur/spectateur conserve le contrôle sur le personnage. La figurine est projetée à lécran, le récit saccomplit à travers les actes du joueur. Le jeu vidéo réconcilie autour de son lieu privilégié, le téléviseur, les deux facettes de lindustrie du jouet : la construction dunivers narratifs sérialisés et la production de petits personnages actionnables. En matière de télévision, le jouet a donc précédé le jeu (vidéo) à lécran. Lhistoire des jeux vidéo au salon peut sinterpréter comme une forme dhybridation réussie avec le système déjà en place du dessin animé et de la figurine. De même que Spacewar a dû passer par le parc dattractions pour accoucher de Pong, Pong a dû passer par le dessin animé et le jouet pour accoucher de Mario.
Les témoignages de ce croisement fécond abondent dans les années 1980, sous la forme de ces figures iconiques, qui circulent de dessins animés en jeux vidéo sur lécran du téléviseur. Lomniprésence de Bandai dans le catalogue de la première console de Nintendo, la NES, est ici particulièrement frappante : quarante-cinq titres en tout, dont six jeux pour la seule série Dragon Ball, ou encore deux jeux de rôle pour les Chevaliers du zodiaque… Les États-Unis ne sont pas en reste, puisque le fabricant Mattel exploite sa propre console, lIntellivision, sur laquelle il adapte ses séries phares, comme Les Maîtres de lunivers, qui devient un jeu vidéo en 1983, la même année que le dessin animénote.
Si les jouets deviennent des jeux après avoir été des cartoons, les personnages du jeu vidéo ne tardent pas à emprunter la même voie, en sens inverse. La chaîne CBS diffuse par exemple, dès 1983, un programme de dessins animés, construit autour des grandes figures du jeu vidéo, le Saturday Supercade. Les jeux de Nintendo figurent en bonne place, avec deux dessins animés, lun consacré à Donkey Kong, dans lequel Mario fait ses premières apparitions télévisuelles, lautre à Donkey Kong Jr. Mais le personnage de la borne darcade de Williams Q*Bert a aussi droit à sa série, ainsi que Pitfall, le best-seller dActivision sur la VCS. Pac Man, en star incontestée de larcade, avait déjà ouvert le bal, avec sa propre série sur ABC, diffusée à partir de 1982.
Mais le champion toutes catégories des programmes télévisés reste évidemment Mario, indétrônable, hors concours, avec pas moins de cinq séries à sa seule gloire, deux films, une sitcom, sans compter ses apparitions sur les hamburgers, les boîtes de céréales, les briques de lait, les shampooings, les pizzas et les macaronis au fromage, un hommage, à nen pas douter, à ses origines italiennes authentiques.
Le film danimation de 1986, Super Mario Bros. : Peach-Hime Kyushutsu Dai Sakusen ! (La grande mission pour sauver la princesse Peach), qui nest jamais sorti ailleurs quau Japon, souvre ainsi sur une scène saisissante dans laquelle on voit Mario face à son téléviseur, jouant à un jeu vidéo, avant que le monde de lécran ne fasse irruption dans son salon. Le personnage du dessin animé et le personnage du jeu se confondent alors, pour réaliser lhybride parfait jeu-jouet-cartoon-écran, célébrant les noces du jouet et du jeu vidéo autour du téléviseur (cf. image 26). Et ils vécurent heureux et eurent beaucoup denfants, ceux que lon connaît par leurs prénoms : Mario, Luigi, Link, Sonic, Pikachu…
On aurait donc tort de ne voir dans le téléviseur quun simple dispositif daffichage pour la console, indifférent aux contenus qui y sont diffusés. La télévision constitue un milieu en soi, un terrain déjà mis en forme, qui possède ses propres codes, ses points dattraction, ses zones de branchements potentiels.
Le dessin animé, et plus généralement toute lindustrie télévisuelle du jouet, sert donc ici de passeur. Le jeu sinstalle au salon en passant par la case jouet/cartoon, tout comme il sétait établi dans la galerie marchande en transitant par le parc dattractions.
Mais pour quel effet du côté des jeux ? Peut-on repérer des formes spécifiques à la console de salon, qui ne sont ni de larcade, ni de luniversité, ni du micro-ordinateur, mais qui témoignent de ladaptation au nouvel écosystème du téléviseur ? Si la console se branche sur la télévision, par quelles voies nouvelles nous branchons-nous, nous-mêmes, sur la console ? Que deviennent les vertiges de larcade ou les plaisirs de la simulation transposés au cœur de lespace domestique ?
DE LA PREMIÈRE À LA DERNIÈRE CARTOUCHE
Parcourons la séquence qui sétend de linstallation de la VCS (Video Computer System) dans les foyers américains (1977) à lirruption de la Playstation (1995), à la recherche de linvention de formes propres. Peut-on repérer des genres qui ne sont plus du jeu darcade, sans se confondre pour autant avec les jeux de bureau, ceux que lon joue sur lordinateur ?
En octobre 1977, Atari lance sur le marché la VCS, une machine qui présente du point de vue de lhistoire des consoles un double intérêt. Cest dabord la première console de salon à véritablement mordre sur le marché domestique. La VCS sest vendue à 40 millions dunités dans le monde. À titre de comparaison, sa plus grande rivale sur la période, lIntellivision de Mattel, plafonne à 3,5 millions dexemplaires. Mais la VCS est aussi une console dont la trajectoire ludique, particulièrement longue, retranscrit tous les soubresauts de lhistoire des jeux aux États-Unis (cf. image 27).
La VCS appartient à cette première génération de machines, comme la Channel F de Fairchild, les consoles de Magnavox et RCA, la Odyssey II et la Studio II, qui sont construites autour dun processeur 8 bits, équivalent à celui que lon trouve dans les micro-ordinateurs de la même période. Surtout, ces consoles adoptent pour la première fois le principe des cartouches interchangeables. Ce point les distingue radicalement de la Odyssey, la première console à se brancher sur le téléviseur en 1971, mais dont la douzaine de jeux, au premier rang desquels le fameux ping-pong électronique, est codée en hardware sur les circuits de la machinenote.
Par rapport à cette toute première génération de consoles, la machine dAtari possède un avantage majeur. Elle est la seule à être produite par une société spécialisée dans les jeux (Fairchild est un fabricant de microprocesseurs qui cherche un débouché à ses produits, Magnavox et RCA sont des fabricants de téléviseurs). Atari peut donc puiser dans son savoir-faire en matière darcade.
Mais cet avantage est aussi un inconvénient. La console de salon peut-elle se contenter de nêtre quune sorte de miniborne darcade domestique ? Lexpérience des arcades est-elle adaptable, sans changements, au salon ? Plusieurs raisons incitent à en douter.
En apparence, la console réalise le rêve de tout joueur darcade : disposer enfin dun temps de jeu illimité. Plus besoin dinsérer pièce sur pièce pour poursuivre le jeu. Mais cest précisément aussi cette durée sans borne qui se met à poser problème. La logique de larcade impose la répétition à linfini des mêmes séquences, ce qui risque à la longue de lasser le joueur de salon. Le fait même de devoir payer et de perdre irrémédiablement son quarter fait partie intégrante de lexpérience du jeu. À quoi bon jouer si la perte ne se matérialise plus, si le temps est désormais potentiellement infini ?
Home Pong, la première incursion dAtari sur le marché domestique, illustre bien les limites dun simple transfert de larcade à lespace du salon. Si les machines se sont bien vendues, 150 000 exemplaires en 1975, on sait aussi quelles ont rapidement été remisées, en masse, au grenier et au garage. Nul ne peut jouer indéfiniment à Pong, quelle que soit la qualité du jeu. Toute la question est donc de savoir si la VCS peut être autre chose quun Home Pong avec des cartouches interchangeables.
Lhistoire de la VCS est particulièrement chaotiquenote. Les deux premières années dexploitation sont décevantes. Le souvenir des Home Pong aussitôt achetés aussitôt abandonnés a dû peser dans la balance, comme la concurrence des autres consoles. Sajoute à cela, à partir de 1976, la grande vogue des jeux électroniques, dans laquelle sillustrent les fabricants de jouets comme Mattel, Coleco ou Nintendo, qui feront ensuite leur entrée sur le marché des consolesnote.
La crise couve à Atari tout au long de lannée 1978. Bushnell entend persuader Warner dabandonner la VCS pour passer à la génération suivante ; un discours inaudible pour Warner qui vient non seulement de débourser 28 millions de dollars pour acheter Atari, mais aussi dinjecter 100 millions supplémentaires destinés en grande partie à la VCS. Le conflit éclate en novembre et Bushnell quitte Atari début 1979. Dans le même temps, Warner a désigné Ray Kassar, lancien P-DG de Burlington, la firme textile, pour reprendre en main la compagnie. Les relations sont exécrables avec les développeurs, qui voient le pouvoir passer progressivement de lingénierie au marketing.
En 1979, la VCS est au point mort. Deux événements conjoints la font renaître de ses cendres. La moitié de léquipe des programmeurs de la VCS quitte en effet Atari, en conflit avec Kassar, pour fonder Activision, qui devient le premier éditeur-tiers de lhistoire des consoles, la première société à éditer des jeux sans être le fabricant de la machine. La justice américaine confirme bientôt leur droit à publier des jeux, en accord avec la jurisprudence en vigueur pour les micro-ordinateurs.
Dans le même temps, chez Atari, le management de Warner prend une décision importante, en achetant les droits de Space Invaders, le jeu qui a, à lui tout seul, relancé larcade en 1978 et 1979. La cartouche Space Invaders pour la VCS sort en 1980. Cest un grand succès. Les gens achètent à nouveau la VCS pour pouvoir jouer au jeu. Les conditions sont dès lors réunies pour la deuxième vie de la console, la période faste de 1983-1984. Léquation est simple : beaucoup plus de logiciels, sur une base hardware qui sest considérablement étendue. Les profits record engrangés par Activision, dont les cartouches dament bien souvent le pion à celles dAtari, attirent les convoitises. Le nombre déditeurs-tiers grimpe en flèche pour atteindre plus de cent vingt sociétés en 1983. À lépoque, il semble que tout le monde produise des jeux vidéo : même les chaînes de télévision comme Fox ou CBS ont ouvert des studios. Cest la ruée vers lor.
Leuphorie est de courte durée. Lannée 1984 voit leffondrement brutal du marché. Il y a trop de jeux, de trop mauvaise qualité, qui engendrent des invendus, lesquels font baisser brutalement les prix, jusquà ce que chacun se retrouve avec des stocks gigantesques de cartouches sans plus aucune valeur. On brûlait du café dans les locomotives en 1848, en 1984 Atari doit se débarrasser dune montagne de cartouches, à la sauvage, en les enterrant dans le désert du Nouveau-Mexique. Cest limage classique de la crise de surproduction.
De fait, la période 1983-1984 est marquée par tous les excès : de labsurde – avec la cartouche Rubiks Cube – à labject – avec les jeux de la société Mystique, racistes et sexistes, comme le tristement célèbre Custers Revenge, dans lequel le joueur incarne un cow-boy en rut qui traverse lécran, évitant des volées de flèches, pour violer une Indienne attachée à un poteau, en passant par le trash BeatEm & EatEm, une version hardcore de Kaboom ! le hit dActivision, où le joueur est chargé davaler les boulettes de sperme projetées par un personnage qui se masturbe au-dessus dun immeuble…
Pour autant, la crise nincombe pas seulement à la multiplication des éditeurs-tiers, comme on le dit souvent du côté des fabricants de consoles, qui érigeront plus tard le verrouillage des contenus en règle dor. Le marketing dAtari porte sa part de responsabilité, avec la sortie de jeux de très mauvaise qualité, notamment les versions ratées de Pac Man ou de E.T. lextraterrestre qui entraînent une vague sans précédent de retoursnote. Si on ajoute à cela la concurrence des nouvelles consoles, plus performantes, de Mattel et de Coleco, mais aussi des micro-ordinateurs dont le prix baisse sensiblement à lépoque, le tout sur fond de récession économique, les conditions sont réunies pour un effondrement brutal. En 1983, Atari enregistre une perte sèche de 346 millions de dollars, la société licencie et délocalise lensemble de sa production dans le Sud-Est asiatique. En vain : en 1984, lentreprise est démanteléenote. La même année, Mattel met fin à sa division électronique. Coleco est acculé à la faillite en 1985.
ADVENTURE, PITFALL ET CHUCK NORRIS
Limmense majorité des titres de la VCS est constituée dadaptations de jeux darcade, ce qui a fait le succès de la console mais a aussi entraîné sa pertenote. La VCS souffre en effet, au début des années 1980, dun retard technique criant, qui la condamne à une position seconde vis-à-vis des arcades : elle affiche des jeux dégradés, moins beaux que les originaux, quand ils ne sont pas franchement laids (Donkey Kong), voire totalement massacrés (Zaxxon)note.
Est-ce à dire que la VCS serait totalement dépourvue de jeux originaux, de jeux adaptés à lemplacement de la console au salon ? Lexamen des quelque quatre cents jeux du catalogue sur la période 1977-1985 fait apparaître une situation bien plus intéressante et nuancée que ce que lon aurait pu croire.
Une part importante du catalogue paraît dabord consacrée aux jeux de sport, un genre qui est certes bien présent en arcade mais qui apparaît surreprésenté sur la console. Atari inaugure ainsi un phénomène typique des machines de salon. Les jeux de sport à licence, avec le nom des athlètes, feront une grande partie du succès de Sega. Mais Nintendo consacre aussi une part considérable de son activité de développement de jeux en interne aux titres de sport. Comment expliquer cette surreprésentation ? Pourquoi le public préférait-il les mêmes jeux de sport à la maison plutôt quen arcade ?
Le phénomène peut sexpliquer, en partie, par un effet dhéritage. Les Home Pong, la première console dAtari, ont dabord été distribués, non par les magasins de jouets, qui nen voulaient pas, mais par les départements sport de la chaîne de magasins Sears. Les départements sport réalisent en effet lessentiel de leur chiffre daffaires pendant les beaux jours et manquent de produits pour la saison dhiver. Dans ces conditions, un « ping-pong électronique » pouvait trouver place dans les rayonnages. Au-delà, le jeu de sport apparaît particulièrement adapté à lespace domestique, bien mieux quà larcade. En effet, le sport sur lécran du jeu ressemble au sport tel quil apparaît sur lécran du téléviseur. Il y a ici une continuité naturelle. Les jeux de sport sont du salonnote.
Il faut attendre la publication, en 1980, de Adventure, le jeu de Warren Robinett, pour voir apparaître ce qui est sans doute le premier jeu développé spécifiquement pour la console de salon dans un registre inédit, celui de l« aventure-actionnote ». Adventure sapparente à deux genres de jeux universitaires : laventure en mode texte, à qui le titre fait écho, et lexploration de donjons. Mais au mode texte Robinett substitue une représentation graphique, en deux dimensions, qui rompt avec les codes du jeu universitaire en 3D. Mieux, Robinett fait limpasse sur la dimension centrale du jeu de donjon, devenu jeu de rôle : la simulation, la résolution des combats et des actions à base de tables statistiques (cf. image 28).
Adventure se présente comme un hybride formidable : un jeu universitaire à qui lon aurait ôté toute la dimension de simulation, un jeu daventure en mode texte sans texte, un jeu de rôle sans rôles ni statistiques. Le jeu conjugue une forme daction pousse-bouton héritée de larcade avec les plaisirs du jeu dexploration. Il faut dire que Robinett a dû faire de nécessité vertu. Les choix de design correspondent à des limitations techniques : labsence de dispositif de saisie pour le texte ou le manque de mémoire. Au final, le jeu sen ressent : les plaisirs de lexploration achoppent sur labstraction de la représentation, qui nest pas compensée par la richesse dune architecture statistique sous-jacente, et plus généralement sur létroitesse du monde.
On pourrait en dire autant du Pitfall dActivision, un jeu qui sapparente au genre « plate-forme », dans lequel le personnage a la possibilité de circuler sur plusieurs niveaux à lécran (cf. image 29). Pitfall met laccent sur la dimension de lexploration en proposant plusieurs tableaux. La comparaison avec larcade est particulièrement intéressante puisque Pitfall sort la même année que Jungle Hunt, un jeu darcade de Taito, qui repose sur un principe similaire dexploration à travers plusieurs tableaux, dans un style graphique assez proche. Jungle Hunt repose sur un nombre de vies limité pour le personnage principal qui doit éviter les obstacles dressés en travers de son chemin.
Le jeu dActivision est construit sur un tout autre principe : le joueur na pas de vies, il peut mourir autant quil veut ; en revanche, il a vingt minutes pour découvrir le plus possible du monde. Autrement dit, laccent se déplace ici vers la dimension dexploration en profondeur dun monde, un genre de jeu pour lequel larcade apparaît structurellement contre-indiquée. Il ne sagit plus de payer pour des concentrés de vertige, mais de prendre son temps avec le jeu.
Adventure et Pitfall partagent une orientation commune, qui les distingue du style des arcades. Le point le plus frappant ici est que ces deux jeux de la VCS préfigurent exactement les deux jeux les plus célèbres de la NES, la console de Nintendo, ceux que lon identifie à coup sûr comme les jeux de la console de salon. Pitfall ouvre la voie à Mario, Adventure est une sorte de Zelda. Il est sidérant de voir que le catalogue de la VCS anticipe sur les inventions majeures de Nintendo, celles qui ont retourné la relation entre les arcades et la console de salon. Pour autant, Adventure et Pitfall ne sont pas Zelda ou Mario. La limite est ici technique : les mondes ne sont jamais aussi détaillés ni aussi vastes, les graphismes natteignent pas la qualité du cartoon, les jeux se contentent desquisser une zone de plaisir encore inconnue.
Le jeu qui résume le mieux les promesses non tenues de la VCS est sans doute le Chuck Norris Superkicks de Xonox. Publié en 1983, celui-ci se présente, sur le papier, comme une réalisation extrêmement ambitieuse, dans le genre « aventure-action », avec une alternance de déplacement sur une carte vue de dessus et des phases de combat en vue latérale. Non seulement le jeu semble offrir un monde vaste livré à lexploration, mais le basculement entre les deux modes de représentation anticipe sur ce que lon trouvera du côté du jeu de rôle japonais sur la NES. Pourtant, il suffit de sessayer au jeu pour que lillusion se dissipe. Chuck Norris est un jeu atroce, pratiquement injouable, où la laideur des environnements le dispute à limprécision des contrôles. Si le titre de pire jeu du monde existait, Chuck Norris pourrait définitivement prétendre à la palme. Chuck Norris condense toutes les limites de la VCS, avec des formes de jeu qui promettent un nouveau régime, mais échouent en même temps à concrétiser ces promessesnote.
NINTENDO POWER
En 1985, pour tous les analystes, le jeu vidéo est mort et enterré. La crise a envoyé au tapis tous les acteurs de la filière. La console de salon rejoint le hula-hoop au cimetière des modes inexplicables, des folies passagères et des gadgets oubliés. Mais léchec est autant économique que formel ou esthétique. La console de salon est une aberration microgéographique. Elle na, au sens propre, aucun lieu dêtre. Larcade na rien à faire au salon. Les consoles ont échoué à produire une forme dexpérience adaptée aux contraintes de leur nouveau milieu.
Il suffit de quelques mois pour que ces doutes soient balayés. À contretemps de lhistoire, Nintendo débarque aux États-Unis et réinvente dans la foulée la console de salon. Non pas techniquement, car la NES nest quune VCS améliorée, mais formellement. Si Atari a popularisé la console à cartouches, Nintendo a inventé le genre dexpérience qui va avec.
Nintendo a fait ce quAtari na jamais même songé à faire : renverser le rapport de larcade et de la console. Il suffit de penser au système Play Choice 10 que Nintendo introduit dans les arcades à partir de 1986. Comme son nom lindique, le Play Choice est une borne qui permet de choisir entre une dizaine de jeux. Or ces jeux ne sont autres que ceux de la console de salon, de la NES, rehaussés graphiquement par les circuits dédiés de la borne. On comprend les avantages économiques dun tel système pour Nintendo : ne développer quun seul catalogue de jeux, pouvoir les tester à lavance… Mais le point essentiel est que les principes de larcade en sortent complètement bouleversés. La borne Play Choice 10 révolutionne en particulier le système qui contrôle les temps de jeu. Au lieu dacheter, comme pour larcade classique, des vies pour son personnage, un principe lui-même dérivé des trois balles du flipper, le joueur achète désormais un temps de jeu fixe. Quelle que soit son habileté, le temps de jeu est égal. Pour continuer à jouer, il faut payernote. Autrement dit, larcade est morte, et à la place le Play Choice 10 substitue une forme de location, à la durée, dune console de salon. Ce nest plus larcade qui vient à la maison avec la console, mais la console qui sinstalle dans les arcades avec le Play Choice 10.
Il nest pas indifférent que Nintendo ait dabord été un fabricant de jouets avant dêtre un fabricant de jeux vidéo. Nintendo nest ni Atari ni même Sega, deux sociétés qui ont construit leur succès avec larcade. Donkey Kong, pour Nintendo, est certes une belle réussite, avec 60 000 unités vendues, à la hauteur dun Asteroids pour Atari, mais cest le seul à cette échelle. Si Nintendo devait se comparer à une autre société, ce serait bien plutôt à Mattel aux États-Unis.
Les deux entreprises possèdent une trajectoire similaire. Chacune a construit son entrée sur le marché des consoles de salon, non par larcade, mais par le biais des jeux électroniques. Nintendo doit ainsi à limmense succès de sa gamme de jeux Game & Watch le trésor de guerre qui lui a permis dinvestir dans une console de salon, mais aussi certains de ses plus grands principes ludiques, la croix directionnelle que lon retrouve sur le pad de la NES, le design à deux écrans qui est encore celui de la console portable DS en exploitation aujourdhui.
Nintendo possède cependant un avantage de taille par rapport à Mattel. La compagnie domine en effet sans concurrence véritable son marché domestique. Sega, léquivalent dAtari pour le Japon, ne se lance sur le marché des consoles quaprès Nintendo, et sans grande réussite. Lorsque Nintendo arrive sur le marché américain, en 1985, il na plus aucun concurrent. Le pari est certes risqué mais, une fois gagné, il place Nintendo de facto en position de monopole.
Au sens strict, Nintendo est donc responsable dune authentique révolution dans lordre du jeu vidéo en soumettant larcade à la console de salon. Cette réussite ne tient pas seulement au succès comptable de la console, mais aussi à linvention de formes de jeu inédites, qui dament le pion aux arcades.
DE LA FAMICOM À LA NES
La première console de Nintendo a connu deux vies très différentes. Nintendo lance dabord sa console au Japon en 1983, sous le nom de Famicom, pour Family Computer. La Famicom intègre le même genre de processeur 8 bits que la VCS, auquel elle ajoute cependant une puce dédiée pour les graphismes et des cartouches de plus haute capacité.
La Famicom japonaise se contente de suivre la voie ouverte par la console dAtari, avec un catalogue fondé sur les conversions de jeux darcade et les titres de sportnote. À cette différence près que Nintendo prend bien soin déviter lémergence déditeurs-tiers indépendants comme Activision en érigeant le contrôle des contenus en règle dor. Aucun jeu ne peut être édité sur la console sans laccord de Nintendo, qui garde la haute main sur la fabrication des cartouches et contrôle les programmes via un dispositif de sécurité. Les conditions sont drastiques : les éditeurs sont limités à cinq titres et Nintendo peut toujours refuser un programme (auquel cas le développement sest fait à perte)note. Le succès de la plate-forme attire cependant les grands fabricants darcade de larchipel, Taito, Capcom ou Namco, qui y trouvent un second marché pour leurs jeux.
Il faut attendre 1985-1986 pour voir la Famicom changer de nature et devenir autre chose quune VCS améliorée ou une Intellivision qui aurait réussi. La période correspond à la sortie américaine de la Famicom, qui change de nom pour loccasion, devenant dabord AVS (Advanced Video System), puis NES (Nintendo Entertainment System). Le changement de nom imite non seulement le code en trois lettres de la VCS, mais il illustre surtout les difficultés de la sortie américaine. Le fabricant japonais doit se contenter dune sortie locale, sur la seule zone de New York, repoussant la sortie nationale à 1986, faute de trouver des distributeurs prêts à se risquer à vendre à nouveau des jeux vidéo.
Face à ces difficultés, Nintendo choisit de mettre laccent sur la dimension de jouet de sa console plutôt que sur laspect jeu vidéo. De là le nom de Nintendo Entertainment System, qui sappuie sur la présence du pistolet optique, le Zapper, et surtout de ROB, le petit robot dont les mouvements peuvent être pilotés par les jeux. Il nest pas sûr que la manœuvre aurait suffi en létat. Les études de marché sont si mauvaises que Arakawa, le président de la branche américaine, demande officiellement à la maison mère dannuler la sortie.
Tout se passe comme si Nintendo sétait fait une spécialité des renversements de dernière minute aux États-Unis. Linstallation de la branche arcade en 1981 a débuté par une catastrophe, avec un jeu comme RadarScope qui, en dépit de son succès au Japon, sest révélé invendable en Amérique du Nord. Il a fallu convertir les bornes en urgence avec un kit de modification pour sauver laffaire. Ce fut le succès de Donkey Kong. Lhistoire se répète à cinq ans décart pour Nintendo USA, avec le même homme, Shigeru Miyamoto, celui qui a créé Donkey Kong en 1981 et qui, en 1985, produit Super Mario Bros., la cartouche distribuée avec la NES pour la sortie nationale de 1986.
Les nouvelles aventures de Mario assurent à elles seules le succès de la console. Si la VCS a été achetée pour jouer à Space Invaders, la NES a été achetée pour jouer à Super Mario Bros. À une différence près, cest que Super Mario Bros. nest plus, sur le fond, un jeu darcade.
NOUVEAUX RÔLES
Par où la NES a-t-elle révolutionné le jeu vidéo ? Si lon examine lensemble du catalogue, trois formes de jeux se dégagent qui nont plus aucun équivalent du côté des arcades, trois formes qui sont propres à la console de salon : le jeu de plate-forme à défilement horizontal (Mario, 1985), laventure-action (Zelda, 1986), le jeu de rôle japonais (Dragon Quest, 1986)note.
Linvention du jeu de rôle (role playing game ou RPG) sur la console de salon repose sur un double déplacement : déplacement à léchelle géographique des États-Unis au Japon, pour créer ce genre que lon appelle le Japanese RPG (ou JRPG), déplacement à léchelle microgéographique dans lespace domestique, du bureau au salon. En matière de jeux, la distance du bureau au salon vaut bien celle dun continent à un autre.
La NES pioche en effet, avec le RPG, dans une formule qui existe déjà en dehors des arcades et qui ne saurait exister en borne darcade, ne serait-ce que parce quelle exige des sessions de jeu longues et ininterrompuesnote. Si la bureautique sapparente, selon le mot de Richard Stallman, à une « érotique du bureau », alors le jeu de rôle est son dieu, lui qui sait transformer les tableaux de chiffres en univers fantastiques, convertir les feuilles Excel en objets de désir. Aucune autre forme de jeu na poussé aussi loin lamour des statistiques que le jeu de rôle occidental, lui qui apparaît sur les micro-ordinateurs exactement au même moment que le tableur.
Il est difficile de séparer dans le JRPG ce qui tiendrait à la différence culturelle Japon/États-Unis et aux impératifs du transfert sur la console. Du RPG sur ordinateur au JRPG sur console, trois grands blocs de différences majeures sautent aux yeux. Sur le plan de la représentation, le JRPG abandonne tout dabord le principe de la vue en 3D des donjons qui dominait le jeu occidental. Il conserve en revanche le déplacement, en deux dimensions, sur la carte du monde. Linnovation principale porte sur les phases de combat qui sont désormais observées en vue latérale, en deux dimensions.
Ce premier changement dans les modes de représentation est étroitement corrélé aux deux autres. Les JRPG adoptent majoritairement une esthétique dite « kawaii », avec des personnages « mignons », qui semblent toujours sortir dun dessin animé. Les histoires peuvent être extrêmement sombres, à linstar de celles des jeux de rôle occidentaux, mais la tonalité graphique est toujours cartoonesque. Que lon songe par exemple aux fameux slimes, ces ennemis en gelée que lon croise à répétition dans tous les JRPG et qui se caractérisent par leur bonne bouille sympathique. Nous touchons ici à lun des effets du système téléviseur, à linfluence de la forme cartoon, comme aux impératifs du rajeunissement des publics. Une anecdote est ici significative. Hillsfar, un RPG action de SSI, une des sociétés américaines majeures du secteur, a été porté en 1989 sur la console de Nintendo : par la magie de la console, la bière et le vin que lon servait à la taverne se transforment en limonade et jus dorange pour se couler dans les codes nouveaux du téléviseur (cf. image 30).
Les transformations dans le rapport au personnage ne se limitent pas à des changements de style graphique. Au lieu davoir des personnages génériques, auxquels on donne un nom, puis dont on se contente daugmenter les statistiques, ces feuilles Excel érotisées qui sont au cœur du RPG américain, le JRPG place le joueur en position de devoir veiller sur un petit groupe daventuriers, préécrits, avec leur personnalité propre, et qui évoluent au fil de lhistoire. La formule narrative du JRPG est ainsi centrée sur la découverte des personnages, masquant en partie la dimension purement calculatoire, au profit de la construction dun univers narratif non génériquenote.
Tout conspire dans le JRPG à créer une forme originale. Labandon de la 3D sert la dimension cartoonesque en même temps quil impose de garder la vue sur le groupe de personnages. Lenvironnement générique des donjons laisse peu à peu la place à des environnements différenciés intégrés dans une logique narrative. Avec le JRPG, la NES transforme en profondeur le grand genre du bureau pour produire une forme dexpérience à nulle autre pareille. Elle assure la conformité du jeu de rôle avec la télévision par le biais du cartoon. Elle y projette une atmosphère juvénile et joyeuse qui rappelle plus le club des Cinq que les plaisirs de la feuille de calcul.
LHISTOIRE DU PLOMBIER JAPONAIS
Mais tout cela nest encore rien à côté des deux phénomènes, Mario et Zelda, qui sont au cœur de la réussite de la NES, eux qui vont asseoir la console de Nintendo aux États-Unis au moment où elle en a le plus besoin face au scepticisme du marché et à la bagarre qui sannonce avec Sega. Super Mario Bros., cest 40 millions de cartouches vendues, 6,5 millions pour Zelda (le jeu nest pas livré avec la console). Sur lensemble de la franchise, Mario dépasse les 400 millions dunités vendues.
Super Mario Bros., comme Legend of Zelda, contrairement au JRPG, ont comme points de départ bien identifiés des jeux darcade. Il est possible den retracer la généalogie complète. Toutes les étapes du bricolage sont visibles à ciel ouvert, ce qui permet de comprendre pas à pas comment des formes majeures ont pu se cristalliser autour dun nouveau lieu.
Le personnage de Mario fait sa première apparition dans la borne Donkey Kong en 1981 (cf. image 31). Or Donkey Kong est déjà un jeu extrêmement singulier du point de vue de larcade. Le jeu se distingue par la reprise et lintégration de toute une série dinnovations, déjà présentes mais dispersées : le jeu de plate-forme (inauguré avec Space Panic de Universal en 1980), la variété des tableaux (Phoenix de Taito en 1980), linversion des valeurs du chasseur et du chassé lorsque Mario détruit de son marteau les bidons qui dordinaire lécrasent (Pac Man), la scène dexposition (Lupin III de Taito en 1980).
La grande innovation de Donkey Kong, celle qui lui est propre, est sans doute le trio amoureux : le grand singe capture la demoiselle en détresse que le joueur, dans le rôle dun étrange chevalier-charpentier à gros nez et à moustache, doit délivrer (pour la reconversion dans la plomberie, il faut attendre Mario Bros. en 1983). Jusquici, tous les jeux darcade reposaient sur le principe dun « sauve-toi toi-même ». Le but consistait à durer le plus longtemps possible dans le jeu, en évitant les projectiles et autres embûches. Donkey Kong fait bouger la structure, puisquil ne sagit plus seulement de se sauver soi-même pour poursuivre le jeu, mais aussi de sauver la jeune femme, matérialisée à lécran. Le jeu déplace en quelque sorte lénergie mobilisée par le joueur pour sa propre sauvegarde et la concentre dans la figure dun tiers, Pauline, la demoiselle qui appelle à laide.
La borne de Miyamoto joue sur les investissements de désir dans le jeu, quelle fait glisser de manière subtile. De là découlent plusieurs transformations. Le jeu intègre dabord un but positif, une fin. Il ne sagit plus seulement déviter de manquer la balle (Pong) ou déviter de la toucher (Space Invaders). Il faut aller jusquau bout dune structure narrative pour vaincre le jeu. Pour la première fois, il devient possible de triompher de la borne. Larcade nest plus seulement ce face-à-face avec soi, cette mesure de soi-même face à une machine qui ne triche pas et reporte en toute objectivité la moindre faiblesse.
Bien entendu, Donkey Kong ne rompt pas complètement avec les formes de larcade. Au bout du dernier tableau, les retrouvailles ne sont que de courte durée et le jeu reprend tel quel, en étant simplement plus difficile, avec des projectiles plus rapides et qui prennent des chemins plus compliqués.
Le succès aidant, Donkey Kong a connu plusieurs suites : Donkey Kong Jr., dans lequel on dirige le fils du singe qui cherche à délivrer son père des griffes de lhorrible Mario, mais aussi Popeye, qui renouvelle le principe du triangle amoureux sur plate-forme, ou encore Mario Bros., qui, comme le nom lindique, introduit le personnage du frère, Luigi, dans un jeu où deux joueurs peuvent sentraider pour débarrasser un système de canalisation des tortues qui lencombrent !
LA CONSOLE SUR LE DIVAN
Le jeu de la NES, en 1985, Super Mario Bros., se distingue de ces tentatives antérieures par labandon des tableaux fixes et ladoption dun système de scrolling horizontal, sur le modèle de ce que Defender (Williams) proposait déjà depuis 1980. La structure ternaire de Donkey Kong est conservée, avec le joueur Mario, la princesse et le grand méchant, ici Bowser, une sorte de tortue maléfique. Cette structure est désormais projetée sur un univers bien plus vaste que le seul écran. Super Mario Bros. conserve de larcade les mécanismes de base, sauter à temps, éviter les obstacles, contourner habilement les ennemis, mais il les projette vers une tout autre finalité.
Super Mario Bros. réinvente les investissements dans le jeu, en ouvrant une zone qui nest ni la mesure de soi par le débordement de larcade ni la simulation de la tradition universitaire. Il ne sagit plus de résister à laccélération infinie, mais de découvrir un espace à lintérieur de lécrannote. Tout semble dans Super Mario Bros. profondément adapté à la structure de la console de salon. La dimension de lexploration provient des machines domestiques, mais hybridée désormais avec les gestes de base de larcade, pour produire un monde dimmédiateté, sensible et actionnable. Le jeu se coule dans les formes du dessin animé pour enfants, avec son univers coloré et fantaisiste. Super Mario Bros. est le premier jeu à troquer le fond noir des jeux darcade ou des jeux dordinateur contre un fond coloré, avec ce bleu clair reconnaissable au premier coup dœil.
Mais il y a encore plus que cela. La structure de lhistoire elle-même, le triangle œdipien, nous renvoie à la situation de la console. Le petit garçon qui doit sauver la princesse dans le jeu joue sous la surveillance de sa mère au salon, au centre de lespace familial. Si lon peut samuser de cet article qui détectait chez Pac Man, aux grandes heures de larcade, tous les symptômes dune régression au stade oral, force est de constater que les deux compères Mario et Link ont développé de leur côté un penchant compulsif pour les demoiselles en détressenote.
On oublie aujourdhui à quel point cette structure dhistoire si typique des jeux Nintendo était originale pour lépoque. Du côté du RPG, le grand genre narratif, le récit standard, nimplique jamais le rapt de la princesse. Lhistoire type met en scène le traditionnel sorcier maléfique qui menace le monde à laide de ses hordes de créatures dont le héros devra venir à bout. Il est impossible de ne pas percevoir lanalogie entre la structure de lhistoire et la situation même du jeu. Le jeu sarrête et meurt de lui-même quand meurt le sorcier. Lenvoûtement du jeu se superpose exactement au maléfice. Le seul moyen de sen libérer consiste à aller jusquau bout, à achever lhistoire pour que la vie puisse enfin reprendre ses droits.
Nolan Bushnell a toujours insisté sur le rôle positif de la mère dans le système de la console de salon, regrettant ouvertement le moment où les jeux vidéo ont perdu cette assise familialenote. De fait, lespace du jeu Super Mario Bros. sidentifie à lespace du désir œdipien pour la mère, constamment repoussé. Contrairement au jeu de rôle classique, le jeu ne sarrête pas quand le sorcier a été vaincu, mais quand les retrouvailles avec Peach devraient être consommées.
Lécran de cette fausse fin est extraordinaire. Il faut dire que le pauvre Mario est un spécialiste de la frustration : à chaque victoire contre les clones de Bowser, un petit champignon sapproche et prononce la phrase célèbre : « Notre princesse est dans un autre château. » Lorsque Mario finit par vaincre le véritable Bowser à la fin du monde 8, la princesse se dérobe à nouveau, comme il se doit. « Merci Mario ! » dit-elle, avant dajouter : « Ta quête est terminée. Nous te présentons une nouvelle quête. Appuie sur le bouton B pour choisir un monde. » Lespace du jeu est ici littéralement engendré par labsence de la princesse, strictement analogue à linterdiction de la consommation du désir pour la mère. Lespace du jeu et lespace du désir se superposent exactementnote (cf. image 32).
La structure dhistoire mime la situation de la console au salon, où le jeu saccomplit en quelque sorte deux fois sous légide de la mère : à lintérieur du jeu, mais aussi à lextérieur dans son environnement immédiat. Tout converge ici encore dans une forme dexpérience qui ne ressemble plus à larcade, et pas du tout au bureau ou à luniversité. Le type de jeu, les investissements quil exige du joueur, le public enfantin, la situation microgéographique de la console, tout cela sajuste et fait système. Au-delà même de la forme cartoon que le jeu sur console emprunte habilement à la télévision, les titres phares de Nintendo ont su représenter et réinscrire à lintérieur même de lespace du jeu leurs conditions externes dexercice. Tout comme larcade avait réussi à transformer la contrainte économique en un vecteur dexpérience.
La genèse de Zelda est un décalque de celle de Mario. Zelda propose encore une forme de jeu hybride, de lordre de lexploration/action, qui mélange les grands jeux dexploration universitaires et les mécanismes de larcade. Zelda est une sorte de jeu de rôle-action à la manière de Gauntlet (Atari, 1985), adapté à la console de salon. Là où Gauntlet ne proposait quun environnement générique, quune progression linéaire, Zelda ouvre plusieurs chemins possibles à travers un monde différencié aux allures de cartoon.
Mais, par différence avec le JRPG dont il est proche, Zelda focalise lhistoire sur un héros solitaire, Link, plutôt que sur une bande de copains. Il reprend ainsi la structure œdipienne de Mario, simplement décalée vers un autre mode de jeu. Tout se passe comme si les jeux de Nintendo avaient réussi à reconfigurer les investissements psychiques qui sexerçaient dans larcade, cette forme de mesure adolescente de soi, masochiste et violente, pour les projeter dans lespace domestique, sous le contrôle de la mère.
Les jeux de Nintendo ont été regardés pendant longtemps avec condescendance, comme des objets puérils, indignes dune attention sérieuse. Aujourdhui, la nostalgie lemporte sans doute sur ce premier regard, sans pour autant leur rendre pleinement justice. Il faut se rendre compte des inventions considérables dont ces jeux sont responsables, non seulement sur le plan des mécaniques du jeu comme on le dit bien souvent, mais aussi sur le plan des expériences. Ces jeux réussissent là où la VCS avait échoué, en inventant une forme dexpérience adaptée à la situation microgéographique de la console de salon. Cette forme dexpérience na rien à envier dans sa complexité à celle de Spacewar, de Pong ou de Space Invaders.
Mario ou Zelda parviennent ainsi à ce tour de force dévoquer linsouciance enfantine au sein de la machine de calcul, de recréer quelque chose de lordre de la paidia, du chahut idiot. Mais ces jeux où lon peut sauter sur la tête dun champignon exigent aussi par ailleurs une précision maniaque, un rapport à lhabileté et à la répétition hérité de la discipline de fer des arcades. Le jeu oscille entre louverture de la paidia, louverture des mondes, et la clôture de la cartouche ou du système Nintendo, la clôture du ludus au sein du jeu. Cette combinaison douverture et de clôture qui caractérise tous les systèmes dexpérience du jeu vidéo – de Spacewar, ce jeu libre mais traversé par la menace de la guerre, à Pong ou Pac Man, les jeux du vertige dans les espaces du mall – prend ici une forme originale qui définit encore lune des plus grandes puissances du jeu vidéo.
SEGA, SONY ET LES AUTRES
Il sest donc inventé à partir de la VCS et autour du téléviseur un nouveau régime dexpérience, adapté par essais et erreurs de larcade et des machines de bureau. Observer ainsi les jeux nous offre une clé de lecture pour dautres épisodes clés de lhistoire des consoles, à commencer par léchec de Sega. Ce dernier ne relève sans doute pas uniquement de raisons économiques. Bien entendu, le fabricant darcades ne possède ni le trésor de guerre de Nintendo ni les « poches profondes » de Sony. Mais léchec de Sega à concurrencer durablement Nintendo peut aussi sexpliquer par un effet de lieu : Sega a misé, pour un public plus âgé que celui de Nintendo, sur un retour de larcade au salon. Ce faisant, Sega est entré en concurrence avec lautre machine de ladolescence, le micro-ordinateur du bureau. Sega se retrouve en quelque sorte écartelé entre le salon et la chambre, avec une console orientée arcade qui aurait pu trouver son lieu dans la chambre de ladolescent, mais qui se branche encore sur le téléviseur du salon.
On peut aussi comprendre, avec ce genre de lecture par les lieux de lexpérience, lentrée fracassante de Sony sur le marché des consoles au milieu des années 1990. Au-delà de laspect économique, qui permet à Sony de casser les prix, la Playstation se distingue des machines de Nintendo par le choix qui a été fait dy adapter les deux grandes innovations issues des machines de bureau : le CD-ROM et la 3D. Celle-ci, en particulier, correspond à linvention dune nouvelle grammaire ludique, dont la meilleure incarnation est le jeu de tir en première personne (fps). Le fps peut sinterpréter lui-même comme une forme dhybride entre la tradition des arcades et celle du hack (dont les fondateurs dId Software, John Carmack et John Romero, sont issus). La 3D dId Software est un exploit technique, un hacknote. Id Software invente une 3D suffisamment rapide pour y réinvestir un régime de jeu qui relève de larcade, vif, impitoyable et violent.
Il peut être très étonnant de constater aujourdhui quun jeu comme Doom conserve par exemple un système de high score à la manière des arcades. Ce dernier saffiche à la fin des niveaux, qui comportent aussi des zones de bonus cachées. Le jeu de tir en première personne relève ainsi dun autre grand moment de cette sorte de tectonique des plaques : la rencontre du jeu darcade et de lordinateur sous le régime de la 3D. La Playstation a bénéficié de cette innovation, quelle a su reverser dans le monde des consoles de salon. Doù sans doute, via ces nouvelles formes dexpérience, la possibilité dentrer en concurrence avec Nintendo sur son terrain. Il ne sagit évidemment pas du seul facteur à lœuvre. Il y en a manifestement beaucoup dautres, et qui ont été abondamment décrits, du côté de léconomie comme de la structure des publics. Cest un élément dexplication qui les complète du côté de lanalyse des jeux.
Les jeux vidéo ont-ils connu depuis dautres transformations de même ampleur que linvention du jeu hacker, des arcades, de la console de salon ou de la 3D ? On doit songer ici à lavènement du jeu en ligne et en particulier du jeu de rôle massivement multijoueur à la fin des années 1990, qui recompose à sa manière des éléments présents depuis longtemps dans la tradition des machines de bureau. À une échelle moindre, les deux dernières décennies ont vu la quasi-disparition de certains genres clés, comme le simulateur de vol qui était pourtant le jeu-roi des années 1990 et qui est aujourdhui cantonné à un marché de niche, détrôné sans doute par les jeux à monde ouvert. Tous ces phénomènes mériteraient à leur tour une lecture attentive, centrée sur la formation et le déplacement des terrains dexpérience.
7. LA POLITIQUE DE LALGORITHME
« Theres a soldier in all of us », publicité Call of Duty : Black Ops, 2010.
Nous avons cherché jusquici à décrypter la spécificité du jeu vidéo comme médium, à décrire la manière dont se cristallisent les différents états ludiques. Les jeux vidéo se distribuent autour de quelques régimes dexpérience caractéristiques, établis pour la plupart depuis bien longtemps. Ces expériences se déploient comme des moments de retrait par rapport au cours ordinaire des choses sociales. Elles impliquent une forme dimmersion dans les images sans laquelle les plaisirs du jeu ne sauraient se produire – ce qui ne signifie pas que ces états soit véritablement coupés du monde ou dénués de toute signification hors de lespace du jeu. Quest-ce que les jeux font de nous dans lexpérience même quils proposent ?
Les jeux vidéo possèdent une particularité exceptionnelle par rapport à lensemble des jeux existants : ils se jouent avec une machine, lordinateur, qui est absolument décisive pour notre modernité. Supprimez la raquette de tennis, supprimez le plateau du Monopoly, supprimez Barbie, supprimez le masque de lacteur, et ainsi de suite, le monde ne sarrêtera pas de tourner. Dans les jeux vidéo, il se trouve que linstrument de lexpérience ludique est dans le même temps lobjet technique le plus indispensable au monde contemporain, celui par lequel lensemble des dispositifs de pouvoir, économique ou politique, à quelque niveau que ce soit, sexercent.
Le cinématographe était certes en son temps lui aussi par bien des aspects la forme médiatique la plus caractéristique du monde industriel : le film est le produit dun dispositif technique automatisé ; le négatif est destiné à être reproduit à linfini, en grande série, plutôt que consommé dans son originalité ; il est fabriqué selon des méthodes empruntées à la grande industrie, pour la division du travail et la planification des tâches. Et, pourtant, quelle que soit limportance du cinéma pour le XXe siècle, lappareil même de la prise de vues et de la projection demeure une machine spécialisée qui ne joue quasiment aucun rôle pour le reste du monde social. Supprimez le cinématographe, et la machine économique et politique dans son ensemble continue à tourner.
Les jeux vidéo occupent donc parmi les expressions culturelles de la modernité une position véritablement exceptionnelle. Ils représentent une forme médiatique qui ne saurait exister ailleurs que dans le moment contemporain, postindustriel, marqué par lomniprésence des technologies de linformation. Mieux, le type de jouissance quils proposent apparaît étroitement indexé à la logique des machines informatiques. Lextraction des plaisirs sopère au cœur du dispositif central des pouvoirs économiques et politiques. Est-ce que les jeux vidéo font de la politique ? Oui, certainement. Toute la question est de savoir comment et où.
UN IGLOO BLANC
Dans son livre The Closed World, lhistorien de linformatique Paul Edwards décrit le projet Igloo White, du nom du centre de commande unifié pour les opérations de larmée de lair américaine en Asie du Sud-Est durant la guerre du Vietnamnote. Igloo White réalise le rêve (et le cauchemar) du « champ de bataille électronique », de la conversion du réel en un monde clos de symboles efficaces. Dans la salle de contrôle, des écrans vidéo reliés à des ordinateurs affichent en temps réel les données de milliers de capteurs déployés le long de la piste Ho Chi Minh au Laos. Lorsque lun de ces capteurs détecte une activité humaine, un signal apparaît sur la carte. Lobjectif des Américains est de repérer et de détruire les convois de ravitaillement de la guérilla.
Un signal est détecté, les ordinateurs en calculent la direction et la vitesse. Puis les coordonnées sont transmises par radio aux avions F4 qui patrouillent dans la zone. Le pilote na quà se laisser guider. Les ordinateurs dIgloo White peuvent même contrôler à distance le déclenchement des bombes. Le processus complet ne prend pas plus de cinq minutes.
Igloo White opère la réduction du grand monde à la transparence glacée dune vue synoptique et informationnelle. Ce petit monde, que lon peut manipuler sans se salir les mains, en restant toujours soucieux de loptimum, déclenche à distance son déluge de feu. Igloo White est le symbole de lefficacité du symbolique, de la violence de linscription. Mais Igloo White comporte encore une autre leçon, car le champ de bataille électronique sy révèle aussi être un mirage. Linformation nest jamais fiable, les capteurs se trompent. Et la guérilla viêt-cong a appris à noyer le réseau sous de fausses informations : un simple radio-cassette qui diffuse des bruits de camion le long de la piste suffit à faire circuler des convois virtuels sur les écrans dIgloo White. Le grand monde résiste à son absorption dans le petit monde des symboles et les bombes tombent sur des hectares de jungle videnote.
Igloo White ressemble à un jeu vidéo et ses opérateurs le comparent à lépoque à un « pinball géant ». Le fantasme du champ de bataille électronique imprègne en retour les jeux. Est-ce que lon peut jouer à Igloo White ? Il suffit de penser au blockbuster de 2009, Call of Duty : Modern Warfare 2 (Infinity Ward Activision). Un des gimmicks visuels du jeu consiste à faire passer le joueur dune vue satellite du théâtre dopérations, celle du champ de bataille électronique avec ses entités abstraites, à la vue « incarnée » par le joueur, plongé au cœur de laction. Évidemment, la « vue incarnée » que propose Modern Warfare nest pas moins désincarnée, électronique et symbolique que celle des écrans dIgloo White, dont le jeu recycle le langage visuel.
Modern Warfare cherche à produire lillusion que lon peut rejoindre de lintérieur même de lordinateur, du monde symbolique, le monde concret, que lon peut résorber la distance entre lunivers abstrait du champ de bataille électronique et le chaos du réel. Lillusion dun retour au réel, le pseudo-« réalisme » du jeu, masque en loccurrence ce qui est le plus intéressant, le plus attaché au dispositif informatique, la puissance opératoire des abstractions. Le « réalisme » du jeu dissimule la réalité de lordinateur (cf. image 33).
Il suffit de penser à un autre jeu, comme Defcon, produit par Introversion (2006), un studio indépendant, pour voir ressurgir dans toute sa puissance le dispositif informatique. Defcon simule un affrontement nucléaire. Le joueur ne quitte pas le poste de contrôle. Sur son écran saffiche un autre écran, celui de lopérateur du champ de bataille électronique. Le but du jeu consiste à faire plus de morts que son adversaire en « réussissant » ses bombardements nucléaires (cf. image 34).
Au lieu du réalisme chatoyant et pyrotechnique de Modern Warfare, le jeu se contente dafficher sobrement des nombres : les millions de morts. La violence de ce dispositif de champ de bataille électronisé et virtualisé ne peut être plus claire. Ce que le réalisme de Modern Warfare cache, la puissance destructrice de lunivers symbolique, Defcon lexhibe sans médiation. Inscrire, capter, substituer au réel un univers de signes, opérer sur ces signes et, par leur intermédiaire, faire retour sur le grand monde.
Quest-ce qui fait de linformatique une technologie intrinsèquement politique ? Et à quoi jouons-nous quand nous jouons avec cela ? La fonction des ordinateurs nest pas simplement de calculer et de mouliner des nombres, mais de produire des univers symboliques et dopérer sur ces univers. Réduisez une situation à ses paramètres de base, modélisez les relations entre ces paramètres, insérez enfin les données pertinentes, et vous aurez construit un univers de symboles, sur lequel lordinateur ouvre des possibilités de manipulation inégaléesnote.
Sil sagissait, au départ, avec les « ordinateurs de calcul », de produire les tables balistiques pour larmée, de résoudre les équations de diffusion pour la bombe atomique, les premières applications ont bien vite dépassé le calcul numérique pour la gestion des données : lautomatisation des fiches de paie de lentreprise, les systèmes de réservation pour les compagnies aériennes, et, in fine, toute activité qui peut se réduire à de linformation manipulable. Leffet est simple. Tel salarié devient telle entrée dans un tableau, une entrée associée à dautres, à la case poste de travail, salaire, qualification ou toute autre donnée utile, tout comme lavion, le billet, le siège du passager, les horaires de vol, le pilote et léquipe de bord finissent absorbés dans lunivers symbolique, intégrés comme « data ».
Que gagne-t-on à transmuer des objets du monde réel, des personnes ou des choses, en data ? Une telle opération est toujours solidaire de deux effets, qui sont inhérents à lexercice du pouvoir. La transformation des choses en information, en données si possible fidèles que lon pourra agréger à dautres données de même classe, est linstrument indispensable de la constitution dune vue privilégiée, synoptique, sur lactivité. Rassembler des données, cest fabriquer un point de vue surplombant, central, qui peut tout voir, ou du moins voir plus que chacun des acteurs locaux. Le rassemblement des données permet ensuite une forme daction à distance, à partir de ce lieu central : agissez sur tel paramètre, effacez ce signal derreur. Ces deux possibilités, le synopsis et laction à distance, sont constitutives des technologies de linscription, dont lordinateur démultiplie les pouvoirs à une échelle inédite.
Imaginez un territoire inconnu, dessinez-en la carte, faites de la montagne une succession de courbes de niveau, marquez les inflexions de la côte, notez les villes et villages, dessinez soigneusement les voies de communication. Ramenez ensuite cette carte au centre, à la métropole, combinez-la à dautres, recoupez ces informations avec les récits des voyageurs, eux-mêmes compilés dans de lourds volumes, fabriquez un atlas. Vous obtenez non seulement une connaissance du terrain qui excède celle de tous vos informateurs locaux pris un à un, mais aussi tout autre chose, car souvre alors la possibilité dune action en retour : envoyer des navires en tel lieu déjà connu, décider de linstallation dun établissement sur un emplacement devenu par la magie des cartes stratégiquement désirable.
Tout cela, nous savons le faire dans les jeux vidéo, avec Civilization (Microprose, 1991), Colonization (Microprose, 1994) ou tous les autres jeux du même genre qui mettent en scène la conquête du territoire, son entrée progressive dans le monde clair et ordonné des paramètres numériques, véritable métaphore de la digestion progressive du grand monde, celui de lhistoire et de la géographie, dans les entrailles de lordinateur ; mais tout ceci, nous le faisions il est vrai depuis longtemps, avec le livre de comptes, la carte, latlas, lenquête ou lencyclopédie. Décider et dénombrer sont les deux faces dune même médaille. Lordinateur porte à achèvement ce vieux processus : il favorise une forme de conversion universelle des données entre elles, en même temps quil fournit la puissance de calcul nécessaire à un traitement automatisé dune masse toujours plus considérable de données et dindicateurs. Il réalise à rebours le rêve leibnizien de léquivalence totale entre lexistence et le code, un rêve qui sincarnait a priori dans la figure dun dieu qui crée le monde en calculant, et que les ordinateurs réalisent a posteriori en rebouclant dans le code toutes les données du réel. Une fantaisie métaphysique vieille de trois siècles est devenue le tissu de notre quotidien.
LA VIE SANS FRICTION
La propriété la plus caractéristique de linformatique est sans doute de créer et de maintenir un tissu continu dinscriptions, en modification perpétuelle, en inflation constante. Ce processus nous traverse plutôt quil ne sapplique à nous du dehors, codés, recodés, indexés, décrits, évalués, aussi bien comme populations que comme individus, en masse comme dans le détail. Il ny a pas de dispositif de pouvoir sans sujétion, production et orientation du désir, libre coopération ou servitude volontaire. Ce monde, mi-symbolique mi-réel, avec tous les écarts que cela implique, nous lhabitons avec notre corps qui se connecte aux machines, avec nos actes les plus quotidiens qui manipulent sans y songer plus que cela ces univers de données. Quel genre de vie est-ce que de vivre ainsi « à lécran » ?
À tout seigneur, tout honneur, il faut reconnaître à Bill Gates davoir produit une description limpide de la manière dont lunivers informatique traverse nos engagements de subjectivité. Dans La Route du futur, ce best-seller un peu démodé des années 1990, à laube de lInternet grand public, Gates invoquait un « capitalisme sans friction ». Vingt ans après, on ne peut que saluer un art certain du pronostic. « Sans friction » – cest lintérêt du concept – ne désigne pas seulement, comme on peut sy attendre, une nouvelle phase du capitalisme marquée par la transparence des marchés, mais aussi la production dune nouvelle forme dindividualité. Le capitalisme « sans friction » de Gates suppose que nous, les individus, plongions corps et âme dans la grande mise en nombre du monde.
Côté pile, « sans friction » renvoie ainsi à une connaissance complète de létat du marché également distribuée dans le corps social, lidéal dune vue synoptique, mais sans effet de centre, dune myriade décentralisée de perspectives totales : « Si chaque acheteur connaît les tarifs de chaque vendeur, et si chaque vendeur sait ce que chaque acheteur est prêt à payer, tous les acteurs du marché peuvent prendre des décisions éclairéesnote. » Mais la condition pour que se réalise le marché parfait, côté face, est que la mise en information ne concerne pas seulement le système de léchange, de loffre et de la demande, de la fixation des prix, mais aussi les acteurs de léchange eux-mêmes, les individus concrets.
« Sans friction » nous renvoie alors à un deuxième idéal, celui de lajustement parfait du marché à lindividu, la personnalisation de la production remplaçant lancienne forme de la production de série. « Les produits aujourdhui fabriqués en série seront confectionnés à la fois en série et sur mesurenote. » Pour que se réalise cette conversion du sur-mesure et de la série, de lindividu et de la masse, il est nécessaire que chacun tienne à jour, comme consommateur, le registre de ses données personnelles, de façon à se voir proposer des marchandises adaptées ; ce qui se produit aujourdhui tous les jours à toute heure sur Internet. Ce nouveau genre de consommation individualisée réalise un vieil idéal dharmonie entre le social et lintime : les marchandises, pourtant le produit dun processus social collectif et anonyme, lequel méchappe largement, seraient véritablement miennes. Je pourrai my reconnaître comme lartisan se reconnaît encore dans le produit quil a fabriqué, qui porte sa marque, qui exprime quelque chose de ses tours de main et de son style propres ; un rapport à lobjet qui disparaît précisément dans la forme de la production de masse.
La même logique fonctionne encore du côté de la production. À chacun de construire sa fiche de personnage, de déclarer ses compétences individuelles, en sorte que les équipes de travail puissent être assemblées à la volée, par projets, en fonction de linformation personnelle publiquement disponible. « Sans friction », la relation entre acheteurs et vendeurs (transparence du marché), entre consommateurs et producteurs (abolition du social dans les myriades individuelles), entre employeurs et employés (auto-ajustement des intérêts plutôt que lutte des classes).
Le point remarquable est que ce dispositif de pouvoir quest linformatique nous traverse de part en part, ne fonctionne selon son idéal « sans friction » que si nous y investissons de nous-mêmes, si, au sens strict, nous nous y investissons. Louvrage ne se prive pas dinsister sur ce point, cherchant à imaginer les zones nouvelles de branchement du désir et de la machine. On y entend, par exemple, que « toutes les facettes de lexistence humaine se croiseront sur ce marché ultime, de la négociation dun milliard de dollars au flirtnote ». Lexemple du flirt est significatif. Il ne sagit pas seulement de dire quInternet servira de nouveau médium pour nos amours, mais de thématiser lidée que le flirt se fera désormais exactement comme une transaction de marché, non plus en milliards de dollars, mais en information, à partir des déclarations de préférences personnelles des uns et des autres. Lexemple offre une image frappante de la colonisation, jusquà la racine, dun processus intime par les nouvelles logiques du pouvoir. En nouveaux Folamours, nous apprendrons à aimer le code et à ne plus nous en faire.
Les jeux vidéo offrent un point de vue sans égal sur ce processus, dans la mesure où leur fonction est précisément de produire des ajustements satisfaisants de désir, de machine et dinformation. Louvrage de Gates souvre sur une anecdote personnelle, consacrée justement aux jeux, comme premier exemple dintrication intime avec la logique de lordinateur. « Jai écrit mon premier programme à lâge de 13 ans. […] Sur un ordinateur énorme, lent, mais totalement fascinant. […] Le grand avantage des ordinateurs : vous obtenez des résultats immédiats qui vous disent si le programme fonctionne ou non. Un feedback dont peu dobjets sont capables. Voilà doù vient ma fascination pour les logiciels. […] À lépoque, nous nous amusions ; cest du moins ce que nous pensions. Mais le jouet dont nous disposions nétait pas un jouet comme les autres – avouons-lenote. »
Je crois, comme Gates, quil faut avouer que ce nest pas un jouet comme les autres, quil offre, en loccurrence, un effet de loupe extraordinaire sur un processus plus général, celui de la mise en nombres, celui de la manipulation des inscriptions, celui de la constitution dunivers symboliques, celui de notre propre insertion dans les logiques de linformation, celui de la grande réforme de lentendement et de la sensibilité à laquelle nous participons tous. Comment peut-on aimer et désirer cela ? Aimer et désirer la mise en nombres, et jouer avec ? Le virtuel des jeux vidéo nest pas autre chose que notre réel, ou ce quil tend à devenir, pris dans un codage de plus en plus systématique des activités et des choses. Comment du désir se noue-t-il avec la machine, au cœur même du régime contemporain des pouvoirs ?
De là limportance et la nécessité de la question politique posée aux jeux. Les jeux vidéo sont sans doute lun des meilleurs lieux pour interroger sur le vif la manière dont les dispositifs du pouvoir informationnel nous traversent, à la condition de garder en tête lhétérogénéité du médium (il ny a pas un régime unique dexpérience du jeu vidéo) comme lambiguïté irréductible des jeux eux-mêmes. Les jeux ne nous proposent pas plus de simples assignations à conformité quils ne nous offrent clés en main des voies démancipation. Ils se contentent bien plus souvent de nous laisser sur le fil, dans la position du danseur de corde, entre lamour du dispositif et lexpression crue et sans détour de ses effets les plus intimes.
MESSAGES DE GUERRE
Comment les jeux font-ils de la politique ? Il est important de distinguer ici plusieurs strates, lesquelles ne sont pas toujours accordées les unes aux autres ; un désaccord qui fait souvent lambiguïté et la richesse signifiante de lobjet. Le niveau le plus évident de politisation des jeux tient aux contenus véhiculés par le médium. Il sagit de la strate la plus visible – dès quil y a médium, il y a message –, celle qui déclenche les plus grandes controverses.
Pour qui douterait que les jeux vidéo peuvent saventurer sur le terrain politique, il suffit de songer au cas récent de Six Days in Fallujah et de la controverse monumentale que ce dernier a entraînée aux États-Unis en 2009. Six Days in Fallujah se présente comme la recréation de la bataille pour la ville irakienne de Falloujah en 2004 sous la forme dun jeu de tir tactique. Le sujet ne saurait être plus brûlant, alors que la guerre nest pas finie, que civils et soldats meurent encore. Pour corser le tout, la bataille de Falloujah fait elle-même lobjet dune polémique, quant à lusage que font les Américains darmes non conventionnelles. Comment un jeu peut-il aborder un tel sujet ?
Le point étonnant est que la controverse se développe alors quune partie des militaires américains expriment leur satisfaction de voir la bataille ainsi recréée, sensibles à lidée que le jeu puisse « alimenter le soutien aux anciens combattants en faisant comprendre aux civils ce que la guerre a vraiment été pour euxnote ». En face, les associations opposées à la guerre, les vétérans et les familles de soldats dénoncent lindécence du projet. « Transformer un crime de guerre en jeu et faire de largent sur la mort et les blessures de milliers de personnes, cest répugnant… On devrait se rappeler du massacre de Falloujah avec honte et horreur et non lembellir et chercher à le rendre glamour pour le divertissementnote. »
La controverse monte en puissance dans la presse jusquà un débat en direct sur Fox News qui réunit le développeur du jeu, un responsable militaire favorable au projet et la mère dun soldat décédé en Irak. La pression est telle que léditeur Konami finit par renoncer à sortir Six Days in Fallujah et abandonne du même coup Atomic Games, la compagnie qui développe le jeu aux États-Unis. Il faut dire quAtomic Games commet une erreur monumentale en laissant entendre que, par souci dobjectivité, les développeurs ont consulté non seulement des militaires américains, mais aussi des insurgésnote. Vraie ou fausse, plus probablement fausse que vraie, cette déclaration conduit Atomic Games à perdre ses derniers soutiens du côté de larmée et précipite le jeu dans lindécence. Finalement, ici, ce nest pas tellement le fait que le jeu puisse représenter une guerre en cours qui entraîne lannulation – après tout, dautres jeux le font, à commencer par le jeu officiel de larmée, Americas Army, qui comporte des modules sur lAfghanistan et lIrak –, mais bien plutôt le fait que le jeu ait pu prétendre représenter la guerre en prenant en compte le point de vue de lennemi.
Six Days in Fallujah nous offre ainsi le modèle dun jeu qui sempare de front dune question politique décisive, jusquà se retrouver emporté lui-même dans la tourmente. Lexemple est loin dêtre isolé. La même année 2009, quelques mois plus tard, le développeur écossais T-Enterprise a dû annuler un autre jeu, à la tonalité nettement plus critique cette fois-ci, qui mettait en scène rien moins que lévasion dun détenu de la prison de Guantanamo. Toutes les tentatives pour limiter limpact, comme situer le jeu en 2020 ou remplacer les soldats américains par des mercenaires, nont rien fait pour empêcher lindignation dune partie de la presse américaine, sur le thème : « Ces gens-là réécrivent lhistoire : ils essayent de faire croire que nos troupes sont les oppresseurs et que les détenus sont les victimesnote. » La colère des opposants se cristallise en particulier sur le fait quun ancien détenu de Guantanamo, Mozzam Begg, ait été employé comme consultant.
Il ne fait donc aucun doute que les jeux vidéo puissent, comme nimporte quel autre médium, aborder pour le meilleur et pour le pire des questions politiques. Six Days in Fallujah et Rendition : Guantanamo sont sans doute deux exemples extrêmes – ce que confirme leur annulation –, mais ils ont lavantage de nous montrer, en grand, lun des mécanismes de base de la politisation des jeux ; un mécanisme qui fonctionne bien au-delà de ces deux seuls exemples. Six Days in Fallujah comme Rendition : Guantanamo appartiennent à un genre commun, celui du jeu de tir en première personne. Or la structure ludique de ces jeux fabrique inévitablement du politique, en imposant une distribution binaire des rôles, de lami et de lennemi, celui qui tire, celui qui meurt.
Le même phénomène fonctionne dans dautres gammes de jeux, dès lors quils utilisent cette structure dopposition. Il suffit de songer à la première grande controverse de lhistoire des jeux vidéo, celle qui a entouré la sortie du jeu Death Race en 1976 par Exidy, et qui porte précisément sur lidentification de lennemi. Dans Death Race, le joueur doit piloter une voiture pour écraser de petites figures humanoïdes, représentées à lécran par un tas de pixels, des zombies selon les développeurs, mais que lon peut aisément prendre pour des piétons lambda. La question ici est toujours la même, celle de la violence légitime, du permis de tuer. Contrairement à ses successeurs, Death Race na pas connu dannulation, la polémique se développant après la sortie du jeu, gonflant les ventes, mais entraînant en retour campagnes de presse, débats télévisés (CBS et NBC) et actions de boycott locales.
Death Race a donné le ton de plus de trente ans de controverses, centrées sur la question de lennemi légitime. Une histoire des ennemis, des bons ennemis, reste encore à écrire, du vaisseau de Spacewar aux terroristes qui peuplent les Call of Duty, en passant par les invaders, zombies et autres innombrables nazis qui constituent le petit peuple des jeux. Pour la dernière décennie, Nina Huntemann a conduit une étude remarquable sur lévolution politique des jeux de tir, le genre first person shooternote. Lexamen des titres publiés fait apparaître en particulier limpact du 11 Septembre sur les jeux vidéo, avec la montée en puissance des thèmes des opérations spéciales et de la guerre secrète. Lhistoire typique met en scène un agent qui doit intervenir pour des missions illégales, dans lintérêt des États-Unis, mais que le gouvernement ne pourra officiellement cautionner. Tout se passe donc comme si la politique de ladministration Bush avait trouvé un écho direct et fidèle du côté des jeux de tir. Le dernier blockbuster en date, Call of Duty : Black Ops (Infinity Ward Activision, 2010), le bien-nommé, souvre précisément sur une séquence dassassinat ciblé, manqué en loccurrence, contre Fidel Castro.
Huntemann porte un jugement nuancé sur cette évolution des jeux. Elle souligne à juste titre lintérêt quil y a pour les jeux à pouvoir représenter les questions les plus contemporaines. Sur ce point, le jeu vidéo se distingue comme médium du cinéma, pour lequel les films qui sessayent à représenter des conflits en cours ont beaucoup plus de mal à trouver un public. Lhypothèse dHuntemann est que les jeux ont une fonction cathartique : se libérer de sa peur, la mettre en scène dans une fiction du contrôle sur ce qui ordinairement nous échappe. Mais sil est légitime que les jeux semparent de questions politiques, Huntemann souligne aussi le déficit général du traitement. Le point est particulièrement net dans le récent Black Ops, par exemple : si le matériau est absolument extraordinaire – le terrorisme et la violence dÉtat –, il faut bien avouer que le jeu, au mieux nen fait rien, au pire les légitime sans plus de questions.
Quun médium comme les jeux vidéo remplisse une fonction de propagande nest pas si étonnant. Huntemann fait le parallèle avec la situation du cinéma pendant la Seconde Guerre mondiale, comparant les jeux daujourdhui, ceux de la guerre contre le terrorisme, à une série comme Why We Fight, lexemple classique de la propagande made in Hollywood. En un sens, il ny a donc rien de nouveau sous le soleil. Elle souligne cependant que si nos jeux ressemblent aux Why We Fight, ce nest pas sans transformer la question, moins concernés sans doute par le pourquoi et bien plus absorbés dans le comment : « How to fight ? »
AMI, ENNEMI
Quelle importance convient-il daccorder à cette première strate de discours ? Il y a de quoi être tiraillé entre, dun côté, le caractère massif de ces messages politiques et, de lautre, le soupçon de leur insignifiance. Tant de jeux sont à ce point solidaires de la défense de lempire américain par tous les moyens que le phénomène paraît difficile à évacuer.
Bien avant les jeux étudiés par Huntemann, Alain et Frédéric Le Diberder intitulaient le dernier chapitre de leur ouvrage de 1993, Qui a peur des jeux vidéo ?, « Le meilleur des mondes américains ». Le chapitre cite notamment le manuel du simulateur de vol Falcon 3.0 dont la première phrase proclame : « Nous avons tous été fiers de la façon dont la coalition sest comportée pendant lopération Tempête du désertnote. » Le constat des frères Le Diberder ne semble pas moins vrai aujourdhui quhier.
Pour autant, comment le message est-il reçu ? Des jeux comme Modern Warfare ou Black Ops excellent plus à créer un sentiment de confusion, projetant le joueur dune séquence frénétique à une autre, quà transmettre un message clair. Mais il y a plus que cela. Un des caractères essentiels des jeux vidéo est la facilité avec laquelle les positions peuvent être inversées. Le phénomène vaut aussi bien pour les jeux de tir que pour les simulateurs, dès lors que lon passe du mode « solo », à un seul joueur, au mode multijoueur, qui permet de saffronter en réseau. Les joueurs sont alors amenés à changer de position à intervalles réguliers, pour jouer un camp puis lautre au gré des parties.
Dans lun des jeux les plus joués en ligne, Counterstrike (Minh Le et Jess Cliffe, 1999), les joueurs alternent entre le rôle du terroriste et celui du contre-terroriste. Est-ce à dire que les joueurs changent périodiquement didentification ? Quils se sentent à un moment donné lâme dun commando, linstant daprès celle dun terroriste ? La vérité est plus triviale : il ny a pas didentification. Ne reste plus, une fois engagé dans le jeu, que la structure ludique dans sa pureté cristalline, celle qui oppose deux équipes adverses, comme il peut y avoir les bleus contre les rouges.
Cette propriété essentielle de réversibilité des positions fonctionne aussi dans les jeux solo. Une illustration extraordinaire nous en est fournie avec le jeu Quest for Saddam (2003), développé aux États-Unis par Jesse Petrilla, un activiste islamophobe. Le but du jeu, comme le nom lindique, consiste à traquer Saddam Hussein, sous la forme dun jeu de tir en première personne. Or Quest for Saddam a été modifié par le Global Islamic Media Front, un petit groupe européen qui se présente comme un soutien dAl Qaeda. Quest for Saddam est devenu Quest for Bush. Les deux jeux restent strictement identiques dans leurs mécanismes, les cartes et les environnements demeurent, seul change lhabillage, le décor et les « skins » des ennemis, cest-à-dire les à-plats de couleurs qui habillent les polygones (cf. image 35).
Autrement dit, le doublon Quest for Saddam/Quest for Bush, qui représente deux options politiques diamétralement opposées, dissimule mal sous une variété de surface une complète identité en profondeur. Dans les deux cas, on peut se dire que, en réalité, on joue au même jeu (extrêmement rudimentaire sur le plan technique et ludique au demeurant). La facilité avec laquelle lidentification ennemi/ami peut être retournée, voire tout simplement annulée, apparaît comme une propriété singulière du médium, toujours à même de subvertir la transmission du message désiré.
Pour trouver lexception qui confirme la règle, il faut se tourner vers le jeu qui est sans doute le modèle absolu du jeu politique aujourdhui, Americas Army. Développé par larmée américaine depuis 2001, dabord sous la forme dun jeu disponible gratuitement sur Internet pour PC, étendu ensuite avec de multiples franchises aux consoles de salon, Americas Army est un outil de recrutement et de propagande pour larmée américaine. La décision de produire un jeu est une réponse directe à la crise des recrutements qua connue larmée à la fin des années 1990. Le principe déclaré dAmericas Army consiste ainsi à sensibiliser le public potentiel des recruteurs (les jeunes adultes) au moyen dun médium dont il est particulièrement friand (le jeu de tir). À lintérieur du jeu, il suffit de cliquer sur un lien pour se retrouver sur le site de recrutement. Le discours proposé par Americas Army a le mérite de la clarté : ainsi, la séquence dintroduction explique au joueur : « Je suis un soldat et le membre dune équipe. Je sers le peuple des États-Unis et je vis selon les valeurs de larmée… Je suis prêt à intervenir, à mengager et à détruire les ennemis des États-Unis en combat rapproché. Je suis un gardien de la liberté et du mode de vie américain. Je suis un soldat américainnote. » À la suite de cet écran, le joueur senregistre et choisit son avatar.
Or Americas Army met un très grand soin à conjurer cette réversibilité des positions qui est une des puissances du jeu vidéo. Americas Army encadre dabord de manière très stricte la pratique des mods. Aucune modification nest possible, que ce soient des nouveaux scénarios ou des nouvelles cartes, sans recevoir dabord laval de larmée. Ce qui est une manière déviter une mésaventure à la Quest for Bush. Mais le dispositif le plus impressionnant porte sur les affrontements multijoueurs. Americas Army est fait de telle sorte quil est impossible de jouer le bad guy ; le joueur se retrouve forcément dans la peau dun soldat américain et, sil voit en face de lui un terroriste, le joueur qui « pilote » ce terroriste se perçoit lui-même sur lécran comme un soldat américain. Il est donc impossible dans le jeu d« incarner » lennemi, et par conséquent impossible de tuer un soldat américain. De fait, la mort dun soldat est une forme de tabou dans un tel jeu, ce que lon peut comprendre au vu de ses objectifs. La sobriété sur ce plan dAmericas Army contraste avec la propension pour le gore dont font montre habituellement les jeux de tirnote.
Americas Army fait donc tout pour condamner artificiellement la puissance de réversibilité des positions et des messages. Le jeu illustre tout à la fois la possibilité dutiliser avec succès les jeux vidéo pour transmettre des messages politiques et la difficulté quil y a à le faire. Aussi faut-il prendre garde à ne pas réduire le discours des jeux à sa seule expression de surface. Jouer à un jeu, ce nest pas simplement regarder un jeu ou lire le script. Leffet nest pas le même et lon aurait tort de croire que, dans la mesure où le jeu vidéo implique le joueur, il entraîne nécessairement un surcroît didentification. Aussi cette première strate de discours, la plus semblable à ce que lon trouve dans les autres médias, peut-elle être brouillée dans lexpérience de jeu, tournée vers laction et les tâches à accomplir dans lurgence plutôt que vers la réception dun message, quand elle nest pas tout simplement inversée ou neutralisée dans la pratique du multijoueur ou du modnote.
MODÈLES RÉDUITS
Reste que la transmission dun message à travers le jeu nest pas la seule manière, ni même la principale, pour les jeux de faire de la politique. Les jeux vidéo possèdent cette propriété, quaucun autre médium ne comporte nativement, de proposer non seulement une représentation des choses du monde mais aussi un modèle. Cest avec leurs règles que les jeux vidéo font de la politique, plus encore quavec leurs images. Ici, il ne sagit plus seulement de savoir qui est lennemi et qui est lami, mais bien plutôt de savoir pourquoi il y a des ennemis et des amis et si dautres rapports que laffrontement sont possibles à lintérieur du jeu. Que puis-je faire avec le modèle du monde qui mest fourni ? Quelles actions sont disponibles ? Quels possibles sont oubliés ?
Voici une manière de faire de la politique à travers les jeux qui ne ressemble à aucune autre forme connuenote. On peut demander à un film ou à un livre ce quil représente, comment il le représente, on ne peut pas lui demander de modifier telle ou telle règle. Il y a ici ce que lon pourrait appeler une politique de lalgorithme, pour la distinguer de la politique des images qui ne se joue quen surface. Ou, pour le dire encore autrement, en deçà des programmes politiques explicites qui peuvent transparaître à travers les jeux (la fabrication de lennemi, la légitimité des opérations « spéciales »), il existe une politique des programmes.
On le perçoit dans le cas dAmericas Army. La règle détermine ce qui est possible à lintérieur du jeu et ce qui ne lest pas. Elle circonscrit notre puissance dagir. On se souvient du slogan de Margaret Thatcher : « There is no alternative », il ny a pas dalternative, en loccurrence, au marché, à la logique de la propriété privée, à la libéralisation. Les jeux vidéo nous mettent aux prises avec une question aussi fondamentale : quelles alternatives sont possibles, concevables, mais aussi actionnables, dans les mondes du jeu ? Il y a ici une manière de faire de la politique pour les jeux qui est autrement plus puissante que la simple diffusion de messages explicites. Car elle touche désormais aux actes de jeu eux-mêmes, à leur configuration. Il sagit de la matière même avec laquelle on joue.
Prendre en compte cette politique de lalgorithme permet délargir considérablement le spectre des jeux « qui font de la politique ». Nul besoin de controverses à la manière de Six Days in Fallujah ou Rendition : Guantanamo. Lexemple sans doute le plus frappant de ce travail souterrain de politisation nous est fourni par la série des Sims (Maxis, 2000), la plus vendue pour les micro-ordinateurs. Le jeu incarne le genre dit sandbox (bac à sable), qui laisse au joueur une très grande liberté dans les actions possibles. Les Sims se présentent comme une sorte de simulateur de vie sociale, dans lequel le joueur prend en charge un individu ou une famille au cours de sa vie. La liberté laissée au joueur sillustre en particulier dans la construction de la maisonnée, réinventant du côté du jeu vidéo un mélange jouissif de Lego et de maison de poupée. Le jeu se montre particulièrement progressiste, autorisant non seulement les unions homosexuelles, mais légalisant aussi le mariage gay ainsi que ladoption par les couples homosexuels (Sims 2). Ces possibilités illustrent la palette des options personnelles disponibles à lintérieur du jeu, avec une longueur davance sur la société elle-même.
Pour autant, il existe un point sur lequel le jeu ne transige pas : pour continuer à jouer, il faut accumuler constamment de largent et des marchandises de façon à répondre aux besoins des Sims. Tout est possible, à condition de transformer sa vie en une sorte de téléachat continu. Will Wright, le développeur, a insisté sur la dimension parodique du jeu, en présentant les Sims comme une forme de caricature critique du mode de vie de la classe moyenne américaine. « Si vous vous asseyez et décidez de construire une grosse maison, pleine dobjets, sans tricher, vous réalisez que tous ces objets finissent par vous pomper tout votre temps, là où ils vous promettaient de vous en faire gagner… Et effectivement cest une sorte de parodie du consumérisme dans lequel à partir dun certain point vos objets semparent de votre vienote. »
Il nen reste pas moins que le jeu nest possible quà la condition dadhérer à la règle de base de la vie bonne : consommer, toujours et toujours plusnote. Si parodie il y a, celle-ci ne fonctionne pas à travers les règles du jeu. Elle nest possible que du dehors, lorsque lon regarde le jeu de loin, et non lorsque lon y joue. Rien ninterdit de laisser ses personnages mourir de faim, dépuisement dans une maison vide, sans portes ni fenêtres, mais précisément alors le jeu sarrête. La balance entre ce quil est possible de faire à lintérieur du jeu et ce quil est impossible de faire – mener une vie hors du cadre – constitue un sous-texte politique bien plus puissant que toutes les images de surface. Le jeu parle à travers son modèle.
Ce point vaut pour nimporte lequel des jeux sandbox ou des jeux « à monde ouvert », la liberté quils laissent au joueur ayant toujours sa contrepartie quelque part ailleurs dans la dure loi dairain du code. Les géographes Hovig Ter Minassian et Samuel Rufat ont ainsi montré combien le jeu Sim City (Maxis, 1989), lancêtre des Sims, intégrait sous forme de règles strictes une vision biaisée du développement urbainnote. Lensemble du jeu conduit ainsi à « privilégier une urbanisation de type nord-américaine », fondée sur l« étalement urbain », en rendant quasiment impossibles dautres formes de politiques urbaines ; celles qui privilégieraient par exemple la mixité sociale ou la revalorisation dun centre-ville ancien. Nature et espace sont considérés de manière « utilitariste », comme de simples « intrants à bon marché ». Planter des arbres ne sert à rien dans Sim City, alors qu« en raser pour construire des parcs urbains à la place renforce localement lattractivité résidentielle et commerciale ». Lobjectivité revendiquée de la simulation dissimule ici des biais politiques qui simposent sans jamais être explicités.
LA RÉALITÉ DU VIRTUEL
Il nest donc pas étonnant que le système des règles fasse lobjet dune forme de négociation permanente, sur les forums des jeux, entre des groupes de joueurs et les développeurs. Ces négociations ont un caractère politique en ce quelles touchent à la configuration même du jeu, en ce quelles prennent pour objet direct lidéologie cachée dans lalgorithme. Or il est un cas où ces négociations sont particulièrement actives et virulentes : celui des jeux de rôle en ligne massivement multijoueurs avec des univers persistants. Certains joueurs en viennent même à produire ce que lon pourrait appeler de la contre-expertise, organisant des expériences de mesure in situ, à lintérieur du jeu, de manière à prouver que les chiffres ou les données des développeurs sont faux ou biaisés. Cette situation singulière sexplique sans doute en partie par le système dabonnement qui lie les joueurs aux producteurs de contenu. Un tel système suppose que les joueurs maintiennent leur confiance dans le jeu mois après mois, par différence avec le modèle traditionnel dans lequel le joueur achète le jeu une fois pour toutes.
Mais il y a plus que cela. Les jeux de rôle en ligne ajoutent une dimension essentielle à la politique de lalgorithme. Les débats ne portent pas seulement sur le modèle, les actions quil rend possibles ou quil élimine, mais sur les relations entre les joueurs qui peuplent le monde. Le modèle se complique ici dune dimension sociale. Il ne sagit plus seulement de savoir si le modèle est fidèle à un quelconque réel premier, mais sil est juste, sil maintient une forme déquilibre légitime entre les investissements des uns et des autres dans le jeu.
Léconomiste Edward Castranova a ainsi pu défendre la thèse selon laquelle ce genre de jeu pourrait fonctionner comme une sorte de banc dessai, une manière de tester dans le « virtuel » des règles du jeu, politiques et économiques, transférables ensuite dans le « réelnote ». Le fond de la thèse repose ici sur lidée que les processus sociaux qui se déroulent dans les univers en ligne ne sont pas moins réels que ceux de la vie hors du jeu. Il y a autant de politique et déconomie à lintérieur du jeu quà lextérieur. Et elles ne sont pas dune autre nature. Elles fonctionnent sur le même matériau de base : de véritables interactions humaines. La séparation entre le virtuel et le réel est donc largement arbitraire. Le calibrage du modèle possède une dimension intrinsèquement politique.
Largument est particulièrement impressionnant sur le plan économique. Il est en effet possible dacheter et de vendre pour des sommes « réelles » des objets ou de la monnaie virtuels. Il existe par conséquent, naturellement, des taux de change, que lon peut suivre aisément sur nimporte quel site dédié, entre monnaies virtuelles et devises ordinaires. Lexplication du phénomène ne tient pas à une sorte de folie, de dédoublement de la personnalité ou de perte des repères qui saisirait les joueurs de jeux vidéo, désireux de se ruiner pour des fétiches virtuels.
Le phénomène sexplique bien plutôt par les propriétés les plus ordinaires de la théorie économique. La valeur des objets dans le jeu est tout simplement déterminée par le temps nécessaire pour les acquérir. Plus un objet exige de travail pour être fabriqué ou obtenu, plus sa valeur est élevée sur le marché, au sein du jeu où existent des dispositifs déchange, comme à lextérieur du jeu où celui-ci peut faire lobjet dune transaction via un site Web. Le mécanisme de base est exactement le même que celui qui gouverne la production de valeur dans notre monde.
En conséquence de quoi il est parfaitement possible de déterminer, par exemple, le taux horaire du salaire pour les activités à lintérieur du jeu, voire de calculer le PIB dun univers virtuel et de le comparer à celui de nimporte quel pays. Dans un article qui est resté célèbre, Castranova avait ainsi pu déterminer en 2001 le PIB par habitant du monde dEverquest (Verant Interactive, Sony, 1999), estimé à lépoque comme léquivalent de celui de la Bulgarie, soit quatre fois celui de lInde ou de la Chinenote. Il est évident aujourdhui, au vu de la croissance exponentielle des mondes en ligne, que les chiffres, en valeur absolue, ne peuvent être que bien supérieurs. À lépoque de larticle, Everquest réunissait environ 400 000 joueurs, quand un jeu comme World of Warcraft dépasse aujourdhui la barre des 12 millions.
Cette situation implique deux conséquences. Il est dabord possible de gagner sa vie dans un univers virtuel, en revendant le fruit de son travail. De fait, lensemble des jeux en ligne connaissent le phénomène des gold farms, des sociétés dédiées à ce que les joueurs appellent le farming, cest-à-dire des actions répétitives, destinées à collecter des ressources. Aux États-Unis, au Mexique, en Roumanie, en Chine, les gold farms emploient des joueurs à travailler à lintérieur du jeu pour revendre ensuite lor ou les objets virtuels ainsi amassés. En dépit de la politique de certains éditeurs comme Blizzard pour World of Warcraft qui vise à décourager le trafic dobjets, de personnages et dor, le phénomène existe toujours ; et chacun peut croiser un de ces farmers au détour du jeu. Lactivité économique à lintérieur du jeu se convertit en activité économique à lextérieur. La conversion est rendue possible dans la mesure où les mécanismes de production de valeur demeurent identiques, dedans comme dehors.
En revanche, si les mécanismes qui engendrent un comportement économique restent les mêmes de part et dautre de la frontière poreuse du jeu, les règles qui régulent le comportement des économies peuvent être spécifiques. Ces règles possèdent en outre la propriété dêtre bien plus faciles à modifier que celles de notre monde. De là, la thèse du « banc dessai » : comment peut-on calibrer les économies des mondes virtuels de façon à ce quelles respectent une forme de justice, à la différence des économies réelles que nous connaissons ? Avec les mêmes mécanismes de base, quels genres déconomies peut-on produire dans les mondes virtuels, qui assurent un maximum de satisfaction collective ? Quelles sont les règles économiques du bonheur ?
Castranova consacre ainsi de longues discussions à la manière de réguler les économies virtuelles. Un phénomène particulièrement caractéristique des économies en ligne est ce que lon appelle la « MUDflation », contraction d« inflation » et de « MUD », du nom des Multi Users Donjons, parmi les premiers mondes multijoueurs. La régulation de la MUDflation constitue ainsi un des éléments essentiels de la politique économique des jeux en ligne. Le principe est le suivant : à chaque fois quun joueur tue un monstre, par exemple, il reçoit une récompense directement ou indirectement monétaire, sous la forme dun objet dont la seule utilité est dêtre revendu à un marchand. Par conséquent, la masse monétaire en circulation dans le jeu augmente inévitablement.
Ce phénomène dinflation produit dans les jeux un effet étrange. Il enchérit considérablement les prix pour les objets de haut niveau, obligeant les joueurs à constamment produire de la valeur. Dans le même temps, le prix des objets accessibles aux joueurs de bas niveau seffondre devant laffluence de loffre. La MUDflation déstructure ainsi le système de justice des jeux en ligne : les récompenses de leffort et du mérite divergent de plus en plus entre les joueurs de haut niveau et les nouveaux entrants. Il existe toute une série de parades possibles pour juguler la MUDflation et diminuer la masse monétaire en circulation. Mais certains remèdes se révèlent pires que le mal. Le but du jeu, si lon peut dire, consiste à produire une économie qui soit à la fois fun à jouer et juste pour lensemble des joueurs.
Les jeux de rôle en ligne présentent donc une situation dans laquelle les règles du jeu et le calibrage du modèle peuvent sinterpréter directement et sans médiation comme des règles politiques, régissant un monde commun. « Une partie de ces débats relève à lévidence dun débat politique, dune discussion sur les règles du jeu, exactement comme sur Terrenote. » Il ne reste plus quun dernier pas à franchir : que se passerait-il si lactivité économique et politique dans les mondes virtuels se révélait plus satisfaisante que celle du monde ordinaire pour une fraction de plus en plus importante de la population ? Le dernier temps de la thèse de Castranova consiste ainsi à évoquer la possibilité de ce quil appelle l« exodenote ». Si lactivité dans les « univers synthétiques », pour reprendre son expression, nest pas dune autre nature que lactivité dans notre univers normal, si ces activités produisent de la richesse en même temps que du fun, pourquoi ne migrerions-nous pas, si les conditions économiques et politiques y sont meilleures, dans les mondes en ligne ?
« Pour la première fois, lhumanité na plus un seul monde, mais plusieurs, où habiter… Une compétition se met en place. Comme pour toute compétition, le résultat dépend des caractéristiques des participants. Savoir si le monde synthétique va croître dépend de la nature de lexpérience quil propose, mais aussi de la nature de lexpérience ici sur Terre. Les gens iront là où la situation est la meilleure pour eux. Cest une question de migrationnote. »
Le travail de Castranova nous offre une illustration extraordinaire de la manière dont les jeux vidéo peuvent « faire de la politique » avec leurs règles, dune façon qui ne ressemble à aucun autre médium. Un film ou un livre peut véhiculer des représentations politiques. Il peut même analyser une situation de manière à en livrer un modèle. Mais il ne permet pas dagir directement sur le modèle, de jouer avec, dexpérimenter en temps réel sur des variantes. Or cest précisément cette forme dexpérimentation sur le modèle qui ouvre la possibilité dune forme de politique inédite pour les jeux.
Faut-il admettre pour autant la thèse de lexode ? Lidée selon laquelle les mondes en ligne pourraient offrir une forme dexpérience plus satisfaisante que celle de la vie ordinaire suppose de fermer les yeux sur les limites caractéristiques du médium jeu vidéo. Toute la thèse de lexode repose en effet sur une description des actes de jeu en termes d« immersion » : les mondes virtuels sont aujourdhui si réalistes que nous devons faire un effort pour nous rappeler que tout ceci nest quun jeu, explique Castranova. Plus les jeux deviendront réalistes, plus ils seront à même de faire concurrence de manière satisfaisante à la vie ordinaire. « La croyance inconsciente et par défaut du cerveau est que tout ce qui est vu est absolument réel. Dans le contexte des jeux immersifs générés par ordinateur […], notre cerveau doit produire un flux constant de rappels à lordre (“ceci nest pas réel”), à moins quil nabandonne la partie et ne prenne lexpérience telle quellenote. »
Cette description ne me paraît pas convaincante. Il me semble, à linverse, que leffort constant du joueur consiste moins à échapper à limmersion quà essayer de la créer et de la maintenir active à travers le jeu. Les jeux requièrent des joueurs qui savent « jouer le jeu », qui évitent de produire des interactions catastrophiques, qui exhiberaient au grand jour les limites de la simulation. Et, quand bien même les jeux deviendraient de plus en plus « réalistes », de plus en plus « immersifs », de plus en plus généreux dans les possibilités quils accordent aux joueurs, ce qui sera certainement le cas, ils nen resteront pas moins le produit du médium informatique, le résultat dun calcul. La thèse de la migration vers les mondes en ligne conduit ainsi à masquer la dimension profondément calculatoire du médium. Sur ce plan, les mondes virtuels ne sont pas des mondes comme le nôtre, sauf à considérer que chaque chose, chaque activité y est déjà le résultat dun code.
Le second problème tient à la spécificité des jeux en ligne dans le traitement de Castranova. Le texte est très clair : lanalogie entre le travail et le jeu ne vaut que dans la mesure où le jeu présente un caractère social. Hors des jeux en ligne, la thèse na plus rien à dire sur les jeux vidéo en général, renvoyés à de simples passe-temps sans conséquencesnote.
La thèse de lexode implique une confiance trop grande dans les vertus de limmersion, elle occulte les limites du médium en même temps quelle isole les jeux en ligne parmi les jeux vidéo pour en faire un cas à part. Or les jeux vidéo ne font pas seulement de la politique à travers les représentations quils véhiculent ou les règles qui régissent les mondes quils proposent, mais aussi de par leur dispositif même ; celui précisément que Castranova oublie en se focalisant sur limmersion. Sa thèse sur les relations entre le jeu et son extérieur, sur la proximité entre le jeu et le travail, mérite en fait dêtre étendue au-delà du seul cas des jeux en ligne, à la recherche de ce que lon peut appeler une forme d« esthétique politique » du médium.
8. LENGAGEMENT TOTAL
« À lère du capitalisme avancé, la vie est un rite permanent dinitiation. Chacun doit montrer quil sidentifie sans réserve avec le pouvoir qui ne lui fait grâce daucun coup », Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, La Dialectique de la raison, 1944.
Les jeux vidéo peuvent faire de la politique : ou bien en véhiculant des messages à linstar des autres médiums, ou bien, et de manière plus originale, en configurant lespace des possibles à lintérieur du jeu. Ces deux strates sont évidemment les plus visibles : les polémiques qui secouent à intervalles réguliers lindustrie ne se font pas sans campagnes de presse tonitruantes ; quant aux jeux en ligne, ces derniers entraînent dans leur sillage dinfinies discussions sur les règles, qui emplissent les forums.
Mais lattention accordée aux formes dexpérience dans le jeu, à leur construction progressive à travers différents milieux, invite à aller au-delà. Les jeux vidéo ne font pas seulement de la politique avec leurs messages ou avec leurs règles, mais aussi avec les genres de plaisirs quils organisent. Il y a une politique du fun, qui regarde du côté de lagencement intime des plaisirs et des peines, des positions de sujets que les jeux nous incitent à investir et à habiter.
Cette troisième strate de lecture des jeux vidéo relève de ce que lon pourrait appeler une forme d« esthétique politique » du médium : une esthétique au sens où elle sintéresse à leffet des jeux dans leur consommation, aux genres de sensations quils produisent ; une politique au sens où elle sinterroge sur la portée de nos engagements dans le jeu, sur cette forme de « vie à lécran » qui déborde largement le monde du jeu lui-même. Cette esthétique politique sintéresse de manière générique aux lignes de force du médium, plutôt quelle ne sattache à tel ou tel jeu singulier, avec ses messages ou ses règles. Quest-ce que nos engagements dans le jeu ont à nous apprendre des configurations que prennent aujourdhui le désir et la subjectivité ?
JAURAIS BIEN VOULU GAGNER DES MILLIONS
Il ny a jamais deffet de domination sans sujétion, sans une forme de concours actif des dominés eux-mêmes, sans servitude volontaire et librement désirée. Du fond de son exil à Los Angeles – banlieues sans fin et « petits logements hygiéniquesnote » –, Theodor Adorno a dû regarder quelques ancêtres des jeux télévisés : une Roue de la fortune préhistorique ou un genre de Qui veut gagner des millions ? à lancienne. Les passages qui sy rapportent dans le fameux chapitre sur les « industries culturelles » de La Dialectique de la raison fournissent le modèle dune esthétique politique que lon peut transposer aux jeux vidéonote. Le point intéressant est que lanalyse dAdorno ne se réduit pas du tout, contrairement à ce que lon raconte dhabitude, à une simple théorie de la réception passive du message, à une théorie de la propagande.
Regarder le jeu, dans la description dAdorno, cest faire exister en soi un petit théâtre denvie, de frustration, danimosité et de résignation, un petit théâtre de passions tristes. Le jeu télévisé ne fonctionne et ne produit ses effets que parce que le spectateur y met évidemment du sien, y engage ses propres désirs. Adorno fait apparaître le travail du spectateur, la manière dont celui-ci joue avec le dispositif, passant dune position de sujet à une autre. La logique de lidentification apparaît ainsi particulièrement retorse : je midentifie dabord comme spectateur à celui qui a été choisi, lanonyme à qui la télévision offre sa minute de gloire ; cest moi ou cela aurait pu être moi. Mais, dans le même temps, cet anonyme est aussi humilié, et tout le dispositif des jeux repose sur ce point. La télévision met en scène une forme de cynisme qui fait que lon rit de la maladresse du candidat ou de ses erreurs bêtes, que lon se repassera ensuite en boucle, hilares, sur Youtube. Le premier jeu à être diffusé à la télévision aux États-Unis, Truth or Consequences (sur WNBT en 1941, CBS dans les années 1950), reposait déjà sur le même principe. Les candidats sont confrontés à des questions auxquelles il est impossible de répondre ; à la suite de quoi il leur est demandé de « faire face aux conséquences » en se pliant à un gage qui leur offre loccasion de se ridiculisernote.
Le jeu entretient une forme de jubilation ambiguë, encore renforcée par la présence des rires préenregistrés. Cette atmosphère de kermesse malsaine sur le plateau comme le rire du téléspectateur sont manifestement un des contrecoups de lenvie. Elle ou lui, la candidate ou le candidat, va peut-être gagner des millions alors que cela aurait pu être moi. Jaurais pu être à sa place. « Une seule jeune fille peut tirer le gros lot, un seul homme peut devenir célèbre, et même si mathématiquement tous ont la même chance, elle est cependant si infime pour chaque individu quil fait mieux dy renoncer tout de suite et de se réjouir du bonheur de cet autre quil pourrait bien être lui-même et quil nest cependant jamais. Même là où lindustrie culturelle invite encore à la naïve identification, elle la démentit aussi promptementnote. »
Le rire que produit cette identification vacillante se retourne en définitive contre soi, en un rire dhumiliation : je sais bien dans le même temps que si javais été à la place du candidat, je naurais sans doute pas fait mieux. Moralité : je ne vaux pas mieux que celui qui se ridiculise à lécran dans son désir de richesse ou de célébrité. Message supplémentaire : être riche est le résultat dune opération qui sapparente à un tirage au sort des élus, et non à une structure sociale. Il faut se résigner à sa propre médiocrité : surtout ne changeons rien, et surtout pas lordre des choses. « Samuser signifie être daccordnote. » La télévision est le « prophète de lordre existantnote ».
Lintérêt de cette analyse critique, dans sa radicalité, est quelle nous montre le lieu dune esthétique politique : non pas tant dans les messages explicites qui sont diffusés que dans la configuration du sujet, des désirs, de lenvie que le dispositif requiert et fait fonctionner. Le reproche dAdorno est simple : la culture industrielle liquide la puissance démancipation qui a toujours caractérisé la culture populaire. La vérité de la culture ne se trouve pas plus du côté de la « culture haute » que de la « culture basse », la vérité de la culture est dans sa division. Cette division exprime un partage social et politique, une division de classes. « L“art facile” en tant que tel, le divertissement, nest pas une forme de décadence », écrit Adorno. « La pureté de lart bourgeois qui sest hypostasié comme royaume de la liberté en opposition à la pratique matérielle, fut obtenue dès le début au prix de lexclusion des classes inférieures. Lart facile a accompagné lart autonome comme une ombre. Il est la mauvaise conscience sociale de lart sérieuxnote. »
Lanalyse du jeu télévisé nous livre en creux le critère esthétique que mobilise Adorno. Une œuvre intéressante, quelle vienne de la culture haute ou de la culture basse, est une œuvre qui parvient à exprimer, à mettre en scène à travers sa forme la contradiction même de la culture. On peut évidemment ne pas être daccord avec cette option esthétique, au demeurant exigeante, mais elle nous offre une clé de lecture politique des phénomènes de la culture industrielle : où passe, en nous, spectateurs ou joueurs, la frontière fragile entre la résignation et lémancipation dans les expériences marchandes ?
La position dAdorno a été trop souvent identifiée à une forme de détestation élitiste de la culture populaire dont lœuvre de Walter Benjamin fournirait en quelque sorte le contrepoids, lui qui aurait compris et défendu ce grand art démocratique quest le cinéma. En réalité, les œuvres dAdorno et de Benjamin sont orientées par une même question, celle du devenir marchandise des objets de culture. Si cette question se pose – quest-ce qui change lorsque nous nous mettons à consommer de la culture produite et empaquetée comme marchandise ? –, cest que les formes du sujet, définition de soi, identité vécue, mais aussi modes de perception, imagination et sensibilité, se transforment avec le temps. Lirruption de nouveaux médiums, intrinsèquement techniques et intrinsèquement marchands, comme le cinéma, la radio ou la télévision, apparaît ainsi comme un événement décisif pour lhistoire de la subjectivité. « Sur de longues périodes de lhistoire, avec tout le mode dexistence des communautés humaines, on voit également se transformer leur façon de percevoir », prévient ainsi Benjamin qui discerne des affinités entre le cinéma et les « modifications profondes de lappareil perceptif » qui caractérisent la vie modernenote.
On comprend la place stratégique quont pu occuper les films dans cette approche, eux qui représentent déjà une forme dexpérience marquée jusquà los par la technique et la marchandise ; une marque qui sincarne dans la reproduction illimitée en série du négatif par opposition à la singularité de lœuvre dart traditionnelle. Il y a là une forme de culture qui porte à incandescence le mouvement de la technique et de la marchandise, et qui y embarque de manière inédite notre subjectivité. Mais tout cela peut encore se dire à lidentique des jeux vidéo, si ce nest que technique et marchandise ne sont plus tout à fait les mêmes. Il faut rouvrir le projet dune esthétique politique, ajouter un dernier niveau de lecture des jeux, moins évident, sans doute, que la politique des messages ou des règles, mais non moins significatif. Quelles formes de subjectivité sinventent avec les jeux vidéo ?
Où situer cette troisième strate ? Reprenons notre exemple du jeu les Sims. Ce dernier présente une première articulation entre un message libéral sur le plan des mœurs (première strate, les représentations) et une incitation à laccumulation infinie du côté des règles et du gameplay (deuxième strate, le modèle). Mais il y a encore plus que cela. Dans les Sims, on ne joue pas seulement avec des représentations, des systèmes de règles ou des modèles, mais aussi avec la possibilité de « mettre en nombres » le monde et dagir sur lui à travers des indicateurs.
COGITO ERGO SIMS
Lensemble du jeu repose ainsi sur un système de paramètres sans lequel le jeu ne saurait se produire : des barres qui expriment létat de satisfaction de nos personnages par rapport à leurs besoins fondamentaux (nourriture, sommeil, confort, mais aussi relations sociales, divertissement…). Lindividu existe dans les Sims sous la forme pure dun ensemble dindicateurs. Comme chacun des objets du monde possède en retour lui aussi ses propres paramètres, le jeu ne consiste pas en autre chose que la recherche à tâtons dun optimum : le plus de satisfaction possible pour mon Sims à travers les objets les plus adaptés. Sans cette gelée calculatoire qui sétend sur chacun des objets et chacun des sujets de ce monde-là, le jeu nexiste pas. Bien entendu, il est toujours possible de se laisser séduire par les reflets de surface ou de tricher pour se concentrer sur la fabrique de la maison de poupée avec des crédits illimités ; mais, dès que lon entre dans la logique du jeu, dès quon le joue, il est impossible de ne pas suivre la voie des indicateurs, de la résorption des alertes, de la maximisation du bonheur, des profits, des amis, des amours.
Les Sims font en petit ce que linformatique fait en grand : réduire une situation à ses coordonnées symboliques et la manipuler à distance en agissant sur linformation disponible. Le jeu nest pas seulement une métaphore de la manière dont linformation nous traverse, mais une incitation à la mise en pratique, à lexpérimentation de nouvelles définitions de soi. Quel joueur des Sims na pas envisagé sa propre vie au sortir dune session de jeu comme un ensemble de paramètres à satisfaire ? Ce qui na pas de nombre na pas de nom, ce qui na pas de nombre nexiste pas. Et cest avec cela que lon joue, en deçà des messages, en deçà des règles, au niveau du dispositif du jeu vidéo lui-même.
Le jeu se paye même le luxe de mettre en scène lapplication à soi-même de la logique des indicateurs. Le Sims nest pas seulement le citoyen dun univers numérique. Le Sims, cest nous. Ainsi, le joueur est incité à fournir du divertissement à ses personnages en les faisant par exemple jouer à un jeu vidéo ; lequel nest autre que les Sims. Mon personnage joue aux Sims, qui jouent aux Sims, qui jouent aux Sims, qui jouent aux Sims… et moi, derrière mon écran, qui suis-je ? Comment le joueur pourrait-il jouir dune situation dexception et échapper à la mise en abyme ? Le fond du jeu se situe au niveau de cette forme dindividualité numérisée, celle quévoquait Gates où lamour et le commerce se ramènent à de linformation. Voici que, en jouant, je me suis subrepticement transformé en capital humain.
Les Sims se présentent ainsi comme un assemblage de significations disjointes, qui devrait nous apprendre à nous méfier des interprétations par trop univoques. Le même jeu véhicule tout à la fois un message libéral au plan des mœurs, une injonction à consommer et une incitation à la mise en conformité avec le régime du calcul et des indicateurs. Cette dernière strate nest pas simplement cachée dans les profondeurs du jeu, mais exhibée en surface, retournée en miroir vers le joueur qui na dautre choix que dy contempler, contraint et forcé, son propre reflet numérique. Ouvre les yeux et regarde ce que le jeu a fait de toi.
CE QUIL Y A DANS LE DOS DU DRAGON
Il faut envisager sérieusement la possibilité que les jeux vidéo ne soient pas des jeux. Les analyses de Castranova ont attiré notre attention sur la faiblesse de la frontière entre monde virtuel et monde réel. Si je prends du temps pour collecter des ressources, si je « farme » dans un jeu en ligne, mon activité nest pas fondamentalement différente dun travail. Je produis de la valeur, comme en produirait nimporte quelle autre activité économique. Ici, jouer égale travailler, aussi surprenant et contre-intuitif que cela puisse êtrenote.
Mais Castranova sarrête à mi-chemin. Lidentité du jeu et du travail ne fonctionne que dans le cas restreint des mondes en ligne. Elle ne se produit que si le jeu héberge de véritables interactions sociales, sil dispose dune place de marché accessible à tous, etc. Il suffit de débrancher le câble qui relie à Internet pour que le jeu retombe dans linsignifiance, redevienne le passe-temps sans conséquence quil naurait jamais dû cesser dêtre.
Il en va tout autrement si lon sattache à la nature même des actes de jeu, aux formes de lexpérience. Les jeux vidéo ont quelque chose de trompeur : ils nous présentent souvent des univers de fantaisie, éloignés au plus haut point de la réalité quotidienne ; ils nous racontent des histoires à dormir debout, des histoires de princesses, de dragons et de preux chevaliers. Mais, afin de comprendre la véritable nature des jeux, il faut sans doute troquer la surface pour linterface.
Les analogies entre le jeu vidéo et le travail sétendent à lévidence bien au-delà du seul comportement économique. Elles tiennent à une affinité plus profonde, qui est une affinité de dispositif. Dès lors que le jeu et le travail possèdent le même instrument, la machine informatique, ils nous entraînent inévitablement lun et lautre vers la manipulation dunivers réduits à des coordonnées symboliques.
Rien nillustre mieux ce genre daffinités que les interfaces dun « groupe de raid ». Une bonne part de lactivité dans les jeux en ligne est tournée vers laffrontement contre les « boss ». Ces monstres, particulièrement puissants, exigent pour être vaincus toute une équipe, le raid, avec une division des tâches poussée : le « tank » prend les dégâts et maintient focalisée lattention du boss, le « healer » soigne tant bien que mal le tank, enfin, le « dps » (damage per second), un rôle qui se résume à lexpression dune statistique, sattache à faire le plus de dégâts possible. Chacune de ces activités a suscité le développement dinterfaces spécialisées, destinées à faciliter la tâche des joueurs. Ces interfaces comptent parmi les objets sans doute les plus complexes que lon puisse trouver dans un jeu vidéo. Elles ont comme caractéristique dexhiber la réalité informatique de la simulation dans sa forme la plus crue (cf. image 36).
Les actes de jeu sont susceptibles dun double langage. De lextérieur, on dira que le groupe des héros sattaque au dragon. Mais, de lintérieur, force est de constater que le dragon en question disparaît littéralement derrière linterface. Le raid est un moment de jeu si intense que linterface dévore la surface. La montagne de barres colorées, de nombres et dindicateurs qui surgissent de partout, dalertes quil appartient au joueur de résorber sans retard, est autrement plus intimidante que le pauvre dragon ; lequel ne reprendra ses droits en tant quobjet de fantaisie, objet désirable, quune fois mort, quand linterface sera enfin coupée.
Dans ces conditions, que signifie jouer ? Lactivité du groupe de raid ressemble à sy méprendre à la surveillance des réseaux telle que la décrit lanthropologie du travailnote. Cest que cette activité de surveillance a déjà été elle-même profondément remaniée par linformatisation et lautomatisation des processus. Auparavant, surveiller le réseau, cétait intervenir sur le terrain pour réparer les équipements en panne. Aujourdhui, lactivité sapparente à un travail informationnel de « monitoring » en amont qui vise à assurer la fluidité du trafic, « rerouter » les flux et éviter le dérèglement en cascade de tout le système. Ce style de gestion du réseau repose, lui aussi, sur des interfaces informatiques spécialisées, qui permettent de suivre en continu létat du trafic, de faire apparaître et de traiter les incidents.
Une interface de raid ne fait pas autre chose. Certes, il ne sagit plus de maintenir un flux de trafic, mais un flux de dégâts. Pour autant, dans un cas comme dans lautre, il sagit toujours dinformation. Lactivité consiste à établir une hiérarchie entre les interruptions, résorber des signaux derreur, traiter aussi vite que possible les incidents majeurs. Seul change, ou du moins il faut lespérer, la fréquence des incidents, beaucoup plus rapide dans le cas du raid où le boss joue le rôle dun générateur automatique de problèmes, qui perturbe à dessein le flux.
Sil existe une analogie entre les actes, si le jeu ressemble à un travail, le travail à un jeu vidéo, cest que lactivité se déploie dans les deux cas sous une forme symbolique. Laction sest déplacée de lacte physique réel vers linterface. Ce qui dun côté apparaît comme une activité de travail, et qui nest certes pas un jeu avec des conséquences considérables sur une infrastructure réelle, devient par un autre côté, avec la même matière technologique, un jeu. Rien ne change si ce nest que, dans le jeu, lactivité devient désirable pour elle-même. Le jeu vidéo transforme en machine à produire de la satisfaction des actes qui pourraient tout aussi bien relever dun travail informationnel.
CALL CENTER, MON AMOUR
Parvenir à métamorphoser lunivers informationnel du poste de travail en objet de désir nest pas la propriété la moins désirable des jeux. Il existe ainsi un programme explicite en théorie du management qui vise à convertir les situations de travail en situations de jeu vidéo, au nom de leur affinité par-delà la frontière du virtuel et du réel. Cest la doctrine de l« engagement total » proposée par Byron Reeves, spécialiste des médias et professeur à Stanford, et J. Leighton Read, entrepreneur en biotechnologiesnote. Cette doctrine illustre la nature politique du médium : les jeux cultivent une forme dengagement total avec la machine informatique que nos managers rêvent de reproduire hors du jeu.
Largument de Total Engagement est simple : les jeux vidéo, et plus particulièrement les jeux en ligne dans les univers persistants, suscitent un intérêt fabuleux de la part des joueurs et une forme d« engagement total ». Ces jeux ressemblent à sy méprendre à ce qui est exigé des situations de travail aujourdhui. Tout se passe comme si, avec ces jeux, les gens payaient (un abonnement) pour travailler. Mais, dans le même temps, force est de constater que le « vrai travail » échoue bien souvent à produire le même niveau dengagement. La conclusion simpose : il faut réformer le poste de travail en tenant compte des leçons des jeux.
Chaque chapitre du livre souvre ainsi sur des descriptions romancées de conversions de situations de travail en situations de jeu. La première nous met aux prises avec la valeureuse Jennifer qui travaille pour un call center, un job typique de léconomie informationnelle dont les instruments sont le téléphone et lécran dordinateur. Au centre de lopen space trône un tableau numérique qui affiche en permanence les données sur lactivité : temps moyen de prise des appels, nombres dappels en attente, nombres dappels abandonnés, et ainsi de suite. Tous les actes sont supervisés et enregistrés. Les appels de Jennifer sont susceptibles dêtre écoutés à tout moment par les gens de lassurance qualité. Tout est minuté, jusquà la pause déjeuner qui exige quun code soit saisi sur lordinateur. Au bout de trois mois, notre Jennifer craque : le travail est solitaire et routinier, il ny a plus dapprentissage, plus de progrès possible.
Imaginons maintenant avec les auteurs de Total Engagement que le travail de Jennifer se transforme en un jeu. Elle se connecte de chez elle sur son PC. Elle active un avatar, puis elle assemble son groupe de travail, analogue à un groupe de raid. Elle peut voir le niveau de chacun, les appels à traiter, les appels résolus. Les membres peuvent monter de niveau en fonction de leurs accomplissements dans lunivers du call center. Jennifer peut encourager ceux qui restent à la traîne comme le chef dune « guilde », dune association de joueurs, le ferait dans un jeu en ligne. Toutes les données habituelles du call center sont désormais accessibles sous forme de points dexpérience, de rangs attachés aux personnages ou de monnaie virtuelle. Il suffit de cliquer sur un avatar pour obtenir lensemble de ses données, découvrir la tâche en cours, son crédit virtuel, ses réalisations passées. Lunivers du jeu maintient ainsi un feedback constant et transparent sur lensemble des activités qui sy déroulent. On peut même imaginer à lintérieur du jeu un centre commercial dans lequel il serait possible dacheter des objets virtuels pour décorer son personnage ou son espace de travail.
La conclusion sensuit delle-même : « Jennifer est engagée dans son travail. Elle a limpression de connaître les règles et de savoir comment progresser. Elle est évaluée objectivement en permanence et toutes les données de chacun sont disponibles. Elle est intéressée par lhistoire et les graphismes. Elle rencontre de nouvelles personnes, virtuellement dabord, dans la vraie vie ensuite lorsque les groupes gagnent en maturité. Jennifer se sent appartenir à une équipe, elle apprend des capitaines et enseigne aux novices, le tout en jouant à un jeu au travail. Et le plus important pour elle : son progrès dans le jeu lui a permis, une fois atteint le niveau approprié, de changer de rôle pour devenir un agent qui sollicite des propositions pour la fondation caritative de sa sociéténote. »
On le voit : la possibilité même dune conversion du poste de travail en un jeu tient à la nature déjà informationnelle de lactivité. Le travail se transforme en un jeu, le jeu en un travail, dans la mesure où lun et lautre partagent la même logique des indicateurs. Ce nest pas simplement le jeu qui vient au travail, mais le travail qui vient à linformation. À quoi reconnaître les parentés du jeu vidéo et du travail selon Reeves et Read ? Les deux auteurs sappuient sur la liste des compétences édictée par lOccupational Information Network, un projet du ministère américain du Travail. Chacune des quarante compétences professionnelles que comporte la liste possède sa contrepartie dans lexpérience des jeux. À en croire les auteurs, il ny a donc aucune facette du travail contemporain que lon ne retrouverait dans les jeux vidéo.
La transformation de lactivité du call center en jeu de rôle en ligne représente certes un exemple extrême. Lensemble des composantes du jeu sont ici utilisées. Le livre propose aussi une description similaire dune activité de vidéo-surveillance. Lidée est que lordinateur engendre des menaces virtuelles, mélangées aux images réelles, pour maintenir le niveau dattention des surveillants. Les auteurs identifient ainsi quatre ingrédients ludiques qui peuvent être mobilisés pour la réforme des situations de travail, soit tous ensemble comme dans lexemple de Jennifer, soit séparément. La transformation du poste de travail peut ainsi impliquer lusage davatars et dun espace en trois dimensions, elle peut sappuyer sur des systèmes de marché interne, elle peut sinspirer des formes dorganisation des groupes de raid ou encore des positions de leadership au sein des jeux.
Une forme plus modeste de lintroduction déléments ludiques est par exemple lusage de monnaies virtuelles pour la gestion de lattention. Dans les situations de travail, chacun est noyé de-mails, nous expliquent les auteurs. Lorsquun expéditeur veut signaler quun mail est important, il peut y attacher une certaine quantité de crédit virtuel. Le dispositif a déjà été expérimenté chez McKinsey ou Googlenote. Si le destinataire reconnaît limportance du message, il peut envoyer en retour des crédits. Se dégage alors dans lentreprise une forme de marché de lattention qui peut se déplacer du mail à lorganisation des réunions. La monnaie virtuelle fournit encore un indicateur des réseaux informels de lentreprise. Elle permet de suivre les principales voies déchange de linformation, de repérer les outsiders ou ceux qui émettent sans retour.
Le point important est que toutes ces solutions ludiques convergent. Quil sagisse des avatars, de lorganisation de marchés internes, de la constitution des équipes ou des modalités du leadership, toute la transformation en jeu repose sur lexistence préalable dinformations disponibles. Cest parce quexistent des indicateurs que lon peut jouer. Jouer à quoi ? À les optimiser. Ainsi, pour ce qui est du travail collaboratif : « Une bonne collaboration se produit quand la performance est tracée et quand ces traces entraînent des conséquences. Cest là que lordinateur aide. Il est difficile dimaginer un environnement de travail qui produise automatiquement autant de données, aussi pertinentes, valides et transparentes sur la manière dont les groupes et les individus progressent quun jeu en lignenote. »
Là réside le nœud de toute laffaire : le jeu sur ordinateur est le modèle dune situation de travail dans laquelle lensemble des indicateurs est publiquement disponible. À quoi sert lavatar ? À produire lillusion dune fantaisie, à reproduire le sentiment dune présence physique alors que le travail est physiquement éclaté, mais surtout à rendre publiques les données. Un clic sur le personnage donne accès à toute linformation nécessaire, sans possibilité de tricher ; ce qui est une condition pour la formation des équipes comme pour lexercice du leadershipnote.
Louvrage promeut ainsi une forme déquation libérale entre logique de linformation, logique du marché, logique de la démocratie, dont la condition est le paramétrage de chaque chose. Linformation est léquivalent universel, condition de lorganisation dune concurrence libre et non faussée entre acteurs égaux à la base. Cest légalité parfaite des chances, dès lors que tout peut être mis en équivalence. Lidéal de justice, lidéal defficience économique et lidéal de la réalisation de soi dans le travail-jeu convergent en une forme dutopie totale, effrayante et désirable. Il ne sagit rien moins que détendre lempire du marché à chacun des aspects de lexistence, de tisser une toile dinformation qui enserre les individus corps et âme.
Cette doctrine du total engagement présente lintérêt monumental de se situer au point de liaison entre le désir et les nouveaux modes du management informationnelnote. Comment faire pour que lon aime cela, pour que lon se vende sans réserve à la logique du marché, de lattention, de la reconnaissance, des tâches à accomplir ? Par où inventer de nouvelles formes de lindividualité adaptées à ces nouvelles configurations du pouvoir ? Comment rendre désirable cette identité numérique ? Les jeux vidéo fournissent un modèle de cette adéquation souhaitée : des subjectivités à paramètres, du désir doptimum, un affairement infini qui se prolonge de tâche en tâche.
LA CITÉ DE JUSTICE
Mais jusquoù lajustement est-il possible ? On peut se demander ce quil adviendrait du jeu sil finissait par sidentifier complètement au travail comme le souhaitent Reeves et Read. La position des jeux en ligne paraît en effet profondément ambiguë : si le jeu sapproche au plus près du travail et de ses actes, il maintient aussi par un autre côté une distance. Les jeux en ligne à la World of Warcraft occupent une position exceptionnelle et profondément clivée : tout à la fois une forme de quasi-travail et une critique en acte du travail tel quil se produit. Lidéal dun travail intégralement informatisé, soumis à la logique des indicateurs, fonctionne comme un horizon critique vis-à-vis du grand monde, des situations réelles où règne le conflit, où la reconnaissance nest jamais acquise quel que soit leffort ou le mérite. Le jeu en ligne constitue une forme de cité de justice, dans laquelle chacun trouverait automatiquement sa place par le libre jeu du marché ; une place exactement proportionnée à ses efforts. Il nous offre une image puissante de ce que le travail devrait être si les individus y étaient adaptés, si notre subjectivité pouvait sajuster sans frein au médium de linformation.
Mais il faut bien voir aussi combien cet idéal de lauto-ajustement des mérites et des places contredit les conditions de base du travail. Castranova a très bien décrit quelques-unes des satisfactions les plus puissantes des jeux en ligne. Ces jeux organisent un flux de reconnaissance continu, chaque acte étant payé de retour. Ils offrent de surcroît une forme dégalité dans lélitisme ou lhéroïsmenote. Dans ces jeux, il y a de la place pour chacun tout en haut de léchelle sociale. Le jeu garantit à chaque joueur que rien ne saurait lempêcher datteindre le niveau maximum.
Il aura alors tout loisir dêtre admiré par les personnages non joueurs qui le traiteront comme le héros des contes, le justicier, le sauveur. Les jeux en ligne représentent une forme de société sans classe, non pas parce quil ny aurait pas de pauvres ou de prolétaires, mais parce que la position des pauvres et des prolétaires est jouée par la machine. Il existe un petit peuple des jeux en ligne : les personnages non joueurs qui peuplent les villes et comblent de louanges les joueurs, ou bien encore les « mobs », cest-à-dire les monstres, véritables prolétaires du jeu qui respectent à la lettre la formule de Marx, eux qui nont que « leur peau à offrir pour être tannée sur le marché ». Chacun sait quil suffit de faire effort pour atteindre une position dominante.
Bien entendu, il existe ensuite une compétition entre les guildes et des distinctions dans léquipement. Mais chacun peut néanmoins prétendre faire partie de lélite. Il y a ici une forme de justice qui contraste avec les situations de travail, y compris avec le travail réformé à la Reeves et Read où légalité des chances vise à assurer la concurrence à tous crins et la sélection des forts et des faibles.
Une anecdote illustre cette dimension dhéroïsme égalitariste qui fait la trame de lexpérience des jeux en ligne. Il a existé, et il existe sans doute toujours, dans World of Warcraft une quête journalière, de celles qui se répètent tous les jours, qui consistait à apporter un granule de feu à une princesse retenue pour dobscures raisons prisonnière dun bloc de glace sur un petit lac. Une fois délivrée, la princesse offrait au joueur une épée magique quil fallait ramener à un autre personnage pour achever la quête et recevoir les gratifications afférentes. Lhistoire peut donner lillusion dune dimension épique ; celui qui délivre la princesse de sa prison de glace ne peut être quun héros. Mais, concrètement, les choses se passaient ainsi : non seulement la quête se répétait jour après jour, ce qui neutralise quelque peu le sens de lépopée, mais comme un grand nombre de joueurs devaient accomplir en même temps la même quête, il se formait sur le lac une file dattente de héros en stock, chacun attendant sagement son tour pour recevoir lépée. Lanecdote donne une image de la forme dhéroïsme de supermarché que proposent les jeux en ligne, un héroïsme pour tous, lesprit dun monde sans esprit, la gloire dun monde sans gloire.
Le jeu vidéo est une forme culturelle dune importance considérable. Sur le plan esthétique, bien quelle soit fort mal connue. Sur le plan politique, dans la mesure où elle nous offre une image extraordinaire de la fabrique du sujet dans le monde contemporain. Investir de son désir dans la relation à la machine informatique est une expérience cruciale qui nous en apprend sans doute plus sur les formes de la subjectivité aujourdhui que lacte de la lecture ou le regard porté sur un film. On aurait tort de négliger les jeux vidéo. Ce qui se joue dans le jeu se joue aussi, décalé, fragmenté, tordu, hors du petit monde du jeu, dans le grand monde. Les jeux nous renvoient une image complexe de la subjectivité contemporaine ; une image qui nest pas un simple reflet, mais un lieu où sintensifient toutes les logiques du management informationnel, où celles-ci sont visibles, accessibles à la critique, actionnables, reconfigurables, jouables.
Il y a, du côté de la production et du travail, lexigence dune prise sur les individus qui dépasse la simple contrainte, qui produit de lengagement, qui mobilise lêtre entier. Cest la logique du management par projets que décrivaient Luc Boltanski et Ève Chiapello dans Le Nouvel Esprit du capitalisme : un management dont les mots dordre sont « créativité, réactivité et flexibilité », qui prône « la découverte et lépanouissement personnel », métamorphose les petits chefs en coachs et fait du « Connais-toi toi-même » une injonction productivenote. Les auteurs de Total Engagement nont rien inventé, sinon le fait de pointer le lieu où ces logiques peuvent se déployer sans entraves, sagencer enfin à nos désirs, répondant à la critique de Boltanski et Chiapello lorsquils écrivaient que « la capacité de mobilisation contenue dans le nouvel esprit du capitalisme nous semble finalement médiocrenote ». De cette médiocrité, le remède a été trouvé.
LA MARCHANDISE IDÉALE
Mais la signification des jeux vidéo dépasse le cadre des analogies avec le travail. Les jeux vidéo reflètent une seconde transformation monumentale dans la logique de la marchandise, avec une exigence de mobilisation totale qui nest pas moindre que celle du travail. Aujourdhui, la marchandise nest plus simplement destinée à être consommée comme une valeur dusage, un objet externe et utile, mais comme une expérience, valorisante pour lindividu, comme un jeu vidéo.
Dans Digital Play, Stephen Kline, Nick Dyer-Witheford et Greig De Peuter ont ainsi proposé de considérer le jeu vidéo comme la « marchandise idéale du capitalisme contemporainnote ». Les auteurs reprennent le concept aux travaux de Martyn Lee sur la culture de la consommationnote. Pour chaque régime de production, il existerait quelques marchandises qui en incarneraient les caractéristiques fondamentales, non seulement du point de vue des secteurs industriels mobilisés, mais aussi en termes de qualités ou daffects. Ainsi, le mode de production fordiste, entendu comme le régime de la production industrielle de série, aurait pour marchandise idéale lautomobile ou le pavillon de banlieue américain. Lautomobile et le pavillon incarnent les valeurs clés du mode de production : la série, linterchangeabilité selon des standards, la production de masse, la durabilité… Ces marchandises font système : la maison de banlieue est la condition de lautomobile, comme lautomobile est la condition de la maison de banlieue. Enfin, autour de ces marchandises, se déploie tout un régime de sociabilité, de rêves et de fantasmes.
Quelle autre marchandise pourrait exprimer mieux que les jeux vidéo les transformations contemporaines du capitalisme, postfordiste, postmoderne, digital, informationnel ou libéral ? Ses composantes sont limportance des actifs immatériels et des nouvelles technologies, laccélération de la circulation financière transnationale dans un contexte de libéralisation tous azimuts, des flux dinnovation à rotation rapide, la saturation des espaces publics par la publicité et les stratégies de marketing, et enfin une « atmosphère postmoderne, submergée de simulacre et dhyper-réalité », si lon suit la description quen donnent les auteurs de Digital Playnote.
En regard de ce tableau, le jeu vidéo apparaît effectivement comme un candidat parfait au titre de marchandise idéale. Comme lInternet, le jeu vidéo est un produit de la culture hacker au sein du complexe militaro-académique américain des années 1960, mais, à la différence du Net, sa mise en exploitation commerciale remonte au début des années 1970, le Net restant encore un espace pour partie non marchand. Pourquoi les jeux vidéo plutôt que le secteur plus respectable des logiciels de bureau ? Parce que les jeux ont lavantage dêtre engagés beaucoup plus intensément dans des logiques publicitaires, dans les flux et reflux volatils du style et de la mode, au même degré que le cinéma ou la musique populaire. Pourquoi les jeux vidéo plutôt que les autres industries culturelles ? Parce que le jeu vidéo est la première marchandise culturelle directement numérique, engagée jusquau cou dans linformatisation des sociétés. Enfin, par son mode de production, le jeu est caractéristique de la situation actuelle, avec la séparation entre des activités à haute valeur ajoutée au Nord, ce qui nexclut pas les emplois précaires, et la confection matérielle (CD, boîtes) ou encore les tâches secondaires (animation) délocalisées dès que possible.
Cette élection au rang de marchandise idéale permet de rompre, une fois de plus, avec la marginalité apparente du jeu vidéo. La thèse de Digital Play attire notre attention sur la manière dont les jeux concentrent quelques-unes des logiques clés du capitalisme. Nous avons vu que le jeu vidéo disputait son titre de marchandise idéale aux autres produits des industries culturelles comme la musique ou le cinéma ; ce qui est une manière de rendre justice à la montée en puissance des logiques du marketing et de la publicité.
Or il est toujours possible de porter un double regard sur ces marchandises culturelles : nous pouvons soit y voir une exception (culturelle) dans le régime de la marchandise, des marchandises qui ne sont pas comme les autres ; soit, à rebours, y lire, non plus lexception, mais la règle, la pointe avancée du devenir marchandise aujourdhui. Le principe de ces marchandises culturelles consiste en effet à nous vendre des expériences à consommer. Elles ne font de ce point de vue quanticiper la transformation plus globale de lensemble des marchandises ordinaires en opérateurs dexpériences.
Dans un monde saturé de publicité, lorsque jachète un produit, jachète aussi un univers, celui de la marque. Cest la logique du branding que Naomi Klein avait parfaitement analysée : désormais, ce que jachète ou ce que je dois acheter, ce sont des mondes dexpérience, une définition de soi, avant le produitnote. Il suffit de regarder nimporte quelle publicité : le produit ny apparaît plus que comme support pour des qualités immatérielles. LiPad est-il une tablette tactile ? Non, cest une manière de « penser différemment ». La logique publicitaire est de vendre la marchandise comme expérience, là où le jeu vidéo est une expérience vendue comme marchandise. Comme si toutes les marchandises navaient plus comme désir que de devenir des jeux vidéo. Comme si le jeu vidéo était la forme achevée du devenir marchandise.
Lenvers de la mondialisation, ce très ancien processus douverture des marchés et de délocalisation des activités, cest aussi une colonisation du monde par les logiques marchandes, non plus simplement en extension géographique, mais aussi en intention subjective. Le jeu vidéo comme marchandise idéale nous invite à prendre en compte lévolution expérientielle et interstitielle du capitalisme contemporain.
Expérientielle, parce que le capitalisme revendique aujourdhui plus que jamais la qualité des expériences, aussi bien du côté de la marchandise que du côté de la production avec les règles du nouveau management.
Interstitielle, pour sa capacité à investir les temps morts, les friches du régime ancien, de façon à mettre en coupe réglée chaque instant de lexistence. Le trajet du jeu vidéo comme marchandise est ici tout à fait significatif. Le jeu naît à luniversité, comme nous lavons vu, avant dêtre relocalisé, avec larcade, dans ce nouveau lieu public dédié à la consommation quest le mall, le centre commercial. Puis, du mall, le jeu intègre lespace domestique, il entre au salon, en appendice du téléviseur qui devient au début des années 1980 le support de périphériques multiples, la console dabord, le magnétoscope ensuite. Puis nous avons la console portable, une machine à transformer les temps de transport en temps de loisir consommable. Aujourdhui, le jeu sur mobile, connecté à tout instant, ne laisse plus aucune zone dombre à lachat dimpulsion dune petite expérience préemballée.
Lévolution des jeux vidéo est représentative de cet idéal si puissant du « capitalisme sans friction » qui ne laisse plus aucun temps mort, rêve de faire basculer lexistence entière dans le régime du marché. Le jeu vidéo tient ensemble, comme aucune autre forme culturelle ne sait le faire, désir, marchandise et information. Cest à la fois un objet marginal, secondaire, un gadget que lon pourrait se permettre de traiter avec condescendance et un objet qui concentre les logiques les plus puissantes de la subjectivité dans le capitalisme contemporain. Le jeu vidéo représente la marchandise suprêmement désirable, celle dont la consommation saccomplit intégralement et sans résidu sous la forme dune expérience ; une expérience-marchandise branchée en plein cœur de la mise en nombres du monde.
LA GAMIFICATION DU MONDE
Lexigence dengagement total dans le travail comme dans la marchandise incite à penser que lavenir des jeux ne se situe pas forcément là où on lattend. Ces dernières années, les principales annonces de lindustrie ont porté sur les capteurs de mouvements (Move ou Kinect pour Sony et Microsoft à la suite du succès inattendu de la Wii et de ses Wiimotes) ou encore sur la 3D avec ou sans lunettes (la 3DS de Nintendo). Chacun reconnaîtra aisément, à peine déguisée derrière ces deux technologies, dans la promesse de leur union, cette vieille lune de la réalité virtuelle. Si les jeux passaient en réalité virtuelle, se dit-on, alors se réaliserait enfin le rêve dune immersion totale ; une hypothèse que je ne partage pas, comme on laura compris, pour avoir décortiqué les spécificités du rapport à limage dans les jeuxnote.
Mais la réalité est sans doute plus terre à terre que les promesses du virtuel. Tout ce chapitre invite à prendre au sérieux une autre hypothèse : que lavenir soit dans la poche – autrement dit, du côté des téléphones mobiles et autres dispositifs connectés. Où situer la prochaine dérive des continents ludiques ? Non vers un lieu spécialisé, le laboratoire, la salle darcade, le salon, mais partout et à chaque instant avec soi. Il est fort possible que le prochain terrain de jeux ne soit pas un espace à part, mais la réalité tout entière. On objectera que jusquici, quelle que soit son importance économique, le secteur des jeux sur mobile na engendré aucune innovation ludique dampleur, se contentant de recycler des principes hérités de larcade ou des jeux casual sur le Web. Cest une erreur de perspective. Le mobile ne se limite pas à une forme de jeu dégradée parce que lécran est plus petit et que manque la puissance de calcul. Il autorise une forme de jeu inédite, parce que lécran, aussi petit soit-il, est partout.
Cest ce que décrit le terme à la mode de « gamification ». Les dispositifs connectés permettent de transposer les mécaniques du jeu à lensemble de la vie quotidienne. Cest la réalité elle-même qui devient un jeu sur lécran du mobile. Si notre réalité nest pas aussi fun quelle devrait lêtre, si notre « réalité est cassée », pour reprendre lexpression de Jane McGonigal (reality is broken), si nous devons envisager avec Castranova lexil, alors la gamification se présente comme le remèdenote. Transformons le monde en un jeu vidéo.
Le designer Jesse Schell a décrit une journée ordinaire dans un monde gamifiénote. Voilà que je me brosse les dents le matin : « 10 points ! » sécrie avec enthousiasme ma brosse à dents, qui augmente aussitôt mon seuil dexpérience. Si je répète le geste tous les jours de la semaine, jobtiens un bonus important et peut-être un niveau supplémentaire. Si je me brosse les dents plus de trois minutes, jai encore droit à un badge ou à un achievement sur le modèle de la Xbox. Plus tard, je choisis de prendre le bus pour me rendre à mon travail. Mon mobile me crédite dune centaine de points dexpérience sur le programme de la mairie en faveur des transports en commun ; des points que je pourrai ensuite échanger en fonction de mon niveau contre une réduction de mes impôts locaux. Au travail, je compare mes tatouages à encre numérique avec ceux de mes collègues. Sils affichent la publicité pour le même produit, nous gagnons un bonus, nous augmentons notre statut auprès de la marque et nous obtenons des bons dachat. Et ainsi de suite : mes baskets enregistrent mon temps quotidien de marche, ce qui peut me permettre de réduire mon forfait dassurance, mon livre électronique détecte les ouvrages que jai lus en entier ou en diagonale, et tient à jour mon profil parmi les auteurs de recensions sur le site de vente en ligne, mon téléviseur vérifie les publicités que je regarde activement et crédite mon seuil de points, etc. La gamification nous promet, en guise de monde plus fun, un univers de traces, de points, de récompenses numériques et de progression sur le modèle des jeux en ligne.
Pour basculer dans cette dystopie fun, nous navons besoin que de dispositifs communicants, géolocalisés, connectés partout. Nous les avons déjà. Tout ce que décrit Jesse Schell existe plus ou moins. Il y a le programme Nike+ qui utilise la puce GPS de votre mobile pour suivre vos courses à pied, les enregistrer sur le site, remplir vos barres de progression et dobjectifs, répondre à des défis, gagner des badges, sans compter les encouragements que vos innombrables amis Facebook peuvent vous envoyer lorsque le téléphone détecte que vous vous mettez à courir. Comme dit le slogan : « Progressez à chaque fouléenote. »
Mais le programme Virgin HealthMiles fait encore mieux, lui qui réussit à « aligner les intérêts de votre entreprise avec ceux de vos employés en faisant la promotion dun genre de vie sain et productifnote ». Concrètement, le programme consiste à installer un podomètre pour chaque employé. Plus il marche, plus il remplit ses objectifs et plus il gagne des points HealthMiles quil pourra ensuite échanger contre des bonus divers, y compris des réductions auprès des compagnies dassurance santé. Mais il y a encore les sublimes Chore Wars ou Epic Win, ces applications qui transforment la gestion des tâches ménagères en jeux de rôle en ligne. Chaque membre de la maisonnée reçoit son avatar et obtient des points dexpérience en fonction des tâches quil effectue. « La maison na jamais été aussi propre ! » peut-on lire en témoignage sur le site de Chore Wars. « Tout ce quil y avait à faire, cétait de transformer ça en une compétition ! Les garçons sont tellement obsédés à lidée de se dépasser les uns les autresnote ! » Tout cela pourrait prêter à sourire si la mairie de New York navait mis à lessai un programme gamifié de gestion des populations pauvres : des points à échanger contre des récompenses monétaires pour lassiduité scolaire, des bonus pour les bonnes notes des enfants à lécole ou encore un rendez-vous chez le dentistenote. En la matière, tout est simplement possiblenote.
En létat, la gamification soulève sans doute bien plus de critiques quelle ne recrute dardents défenseursnote. On le comprend. Une fraction des game designers a insisté sur le fait que la gamification est destinée à échouer, tant elle sappuie sur une représentation réductrice des jeux. Ce que lon appelle « gamification » devrait bien plutôt sappeler « pointificationnote ». Les jeux mobilisent des systèmes de récompense, cest indéniable ; cela ne signifie pas quils se réduisent à des systèmes de récompense. Lexcellent Progess Wars propose une critique en acte de la gamification sous la forme dun jeu qui ne consiste quà cliquer pour remplir des barres et gagner de lexpérience. Le moins que lon puisse dire est que le fun tant attendu ny est pas. Il existe une masse considérable de jeux atroces et auxquels personne na envie de jouer. Il y a fort à parier quune bonne part des dispositifs gamifiés finissent par rejoindre la massenote.
La gamification, qui saccompagne souvent dun éloge du pouvoir des jeux et des joueurs, repose en réalité sur un mépris total du médium, réduit à des mécaniques pavloviennes. Pour quun jeu soit intéressant, encore faut-il que nos décisions influent sur le cours du jeu. Troquer lépée magique contre le pistolet est une décision tactique qui fait sens à lintérieur du jeu, que lon peut soupeser parce quelle transforme, à son échelle, la relation au monde ludique. À linverse, les dispositifs gamifiés nous dépossèdent de notre puissance de décision, de notre capacité à agir sur le monde et ses cadres. Le monde nest peut-être pas tant en manque de games et de règles du jeu que de play, de comportements véritablement ludiques, de capacité à jouer avec les règles. Que serait un monde dans lequel sexercerait notre capacité à jouer ? La critique laisse ouverte la possibilité dun usage positif et subversif de la gamificationnote. Ne pourrait-on pas imaginer, avec ces mêmes dispositifs, des jeux qui soient vraiment des jeux, qui augmentent notre puissance dagir collectivement sur le monde plutôt quils ne le détruisent ?
La gamification dans sa forme réductrice et caricaturale est – espérons-le – vouée à léchec. Ce qui nenlève rien à sa valeur de signe. Gabe Zichermann, lun des principaux avocats de la gamification, réalise sans le savoir la prédiction dAdorno dans La Dialectique de la raison. Ce dernier percevait dans les industries culturelles une tendance continue à la destruction de la valeur dusage – le plaisir intrinsèque que lon peut retirer de lœuvre ou de lactivité – au profit de la seule valeur déchangenote. La gamification pousse délibérément le processus à son terme dernier. Dans un monde marchandisé, plus rien ne possède de valeur en soi, affirme ainsi Zichermannnote. La motivation intrinsèque est destinée à disparaître devant la motivation extrinsèque et gamifiée. Le fun devient alors la « nouvelle métrique », léquivalent universel et sans saveur par lequel tout se mesure et tout séchange.
La gamification est plus quune erreur locale ou quune aberration béhavioriste. Elle sinscrit dans une tendance à linformatisation avancée, à lengendrement inflationniste des symboles, des inscriptions, des inscripteurs. Celle-ci se produit, quil y ait gamification ou non. Le vieil igloo blanc nest plus quelque part à la frontière du Laos. Il est là, un peu partout. Il présente une bonne bouille sympathique. Il affiche une bienveillance qui fait froid dans le dos. Il déploie un totalitarisme de poche, un totalitarisme sans totalité, éclaté dans les myriades marchandes. Mais cette inquiétude est un indice : linformatisation na pas encore su capter les investissements de désir. Elle na pas encore trouvé son sujet, quelle recherche désespérément du côté des jeux vidéo (engagement total, marchandise-expérience, gamification).
Dans un classique de lhistoire des sciences, Alain Desrosières a décrit la « politique des grands nombres », la mise en place des appareils statistiques qui a accompagné lhistoire moderne de lÉtat, linvention des systèmes dassurance sociale, la prise en charge de la santé des populationsnote. Nous nous tenons sans doute aujourdhui au seuil dun nouveau régime de pouvoir : ce que lon pourrait appeler la « politique des petits nombres », ces indicateurs, ces points de bonus, ces niveaux dexpérience ou de compétence, disséminés dans des objets ubiquitaires. Ces petits nombres réalisent la conversion de lindividu et de la masse, ils se traduisent et ils sagrègent sans jamais perdre de vue le plus infime détail. À qui ressemblera le sujet heureux et épanoui, sans arrière-pensée, de cette nouvelle souveraineté ? Ce qui est sûr, cest que les jeux vidéo, les vrais, nous apprennent à manipuler, à mettre à distance nos engagements de désir avec ces petits nombres – ce dont aucune autre forme culturelle nest capable. Les jeux vidéo entretiennent une relation intime avec la matière technologique de notre quotidien. Ils nous tendent le miroir brisé de la subjectivité contemporaine.
ÉPILOGUE
La manette palpite entre mes mains et me signale que quelque chose ne va plus. Le visage de Rose apparaît sur le codec. Indécis et vacillant, au fur et à mesure que la communication se détériore. Jenrage derrière mon écran. Ce nest pas du tout ce que je voulais. Elle dit : « Nous avons toujours tenu le compte de nos vies. Avec des mots, des images, des symboles… avec des tablettes et des livres. »
Rose est dans le jeu la petite amie du personnage que jactionne, Jack, que lon a prénommé pompeusement pour la mission « Raiden ». Mais Rose est un leurre. Elle nexiste pas plus que le jeu lui-même. Elle nest que lexpression des préférences personnelles de Jack, de toute linformation contenue dans son cortex et à laquelle sa combinaison et ses nanomachines donnent accès comme à livre ouvert. Rose est une créature de rêve, façonnée par les nombres. Raiden la aimée, aveuglé par sa propre identité numérique. Voilà ce que raconte, à ce moment-là, Metal Gear Solid 2.
Et moi, le joueur, je lai suivi sans lombre dun doute, en terrain connu, avec tout le grand jeu : méchants pervers, pyrotechnie, un monde à sauver, le président des États-Unis, des têtes nucléaires qui menacent dexploser. Rien que de lordinaire. Jai fait ce quil fallait faire, sinon je nen serais jamais arrivé là. Jai évité les pièges, jai désarmé les bombes, je me suis faufilé dans le dos des gardes, jai vaincu les ennemis les plus résistants.
Mais, en chemin, le jouet sest cassé, le jeu sest ouvert. Maintenant, il grésille et il dit la vérité. Jack/Raiden se retrouve dévêtu, sans armure. Nu et fragile comme au premier jour. Je dois le faire courir entre les caisses en prenant bien soin déviter des espèces de ninjas. Sans quoi, il meurt. Le codec souvre : « Raiden, éteins la console tout de suite ! La mission est un échec. Coupe le courant maintenant ! » Puis la voix de Rose : « Ne tinquiète pas, ce nest quun jeu comme dhabitude. Tu tabîmes les yeux à jouer trop près de la télé. »
Cest une vieille ficelle que le cinéma a usée jusquà la corde : en fait, tout ceci nétait quun jeu, tout ce que tu as vécu nétait quune simulation. Mais cette révélation prend ici, parce quil sagit dun jeu, un tout autre sens. Elle produit une identification brisée, inimaginable ailleurs : je suis le joueur qui joue à une simulation, exactement comme mon personnage qui découvre peu à peu le pot aux roses, qui comprend quil est impuissant vis-à-vis des pouvoirs du jeu. Et moi, alors ? « Nous ne contrôlons pas le contenu, nous créons le contexte », dit Rose qui parle maintenant à la place du programme.
« Il ny a rien qui ne puisse aujourdhui échapper à la quantification », dit le Colonel. À quoi sert la simulation dans le jeu ? Daprès lhistoire, à produire des données sur le comportement individuel du joueur. À répertorier dans le détail le plus fin ses décisions, ses valeurs, ses gestes réflexes. « Nous allons collecter les données nécessaires puis nous considérerons que lexercice est fini », affirme, dans sa dernière réplique, le Colonel. Le tout pour inventer une forme de contrôle des masses qui puisse opérer dans le détail. Lavatar, qui réalisait à la perfection le fantasme de la maîtrise et de la toute-puissance, se révèle être un pantin désarticulé, un amas de nombres tout juste bon à nourrir la prochaine simulation. Metal Gear Solid 2 se spécialise dans la rupture du pacte ludique, dans lomniprésence de linterface, dans une esthétique de la perte du contrôle qui nhésite pas à provoquer le joueur. Il engendre quelques moments dune grande beauté et dun grand trouble, quand se fissure lillusion du jeu, quand lidentité davatar est littéralement mise à nue. Quest-ce quune identité qui se ramène à de petits nombres ? Il faut éteindre la console, maintenant.
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