« Ceci n’est pas une pipe », avait écrit le peintre belge René Magritte sur l’une des toiles qui l’ont rendu célèbre et sur laquelle on voyait une pipe : il soulignait que la représentation n’est pas l’objet. De même, une photo du penseur de Rodin nous permet d’identifier immédiatement la sculpture, représentation de la réflexion humaine ; mais la photo, en deux dimensions (2D), n’est pas la sculpture, en trois dimensions (3D). Notre esprit reconstitue instantanément un objet tridimensionnel à partir d’une représentation bidimensionnelle, pour peu que cette représentation fasse appel à une projection de l’espace sur le plan qui nous soit familière.
Explorations cubistes
Depuis le XIVe siècle,la perspective est devenue la projection privilégiée du monde tridimensionnel vers celui de l’image plate. D’autres « projections » (sans associer à ce terme de définition mathématique précise) ont aussi été explorées. Par exemple, les cubistes, autour de Georges Braque et Pablo Picasso, ont peint de façon à ce que l’on voie en même temps plusieurs faces d’un même objet et à conserver ainsi plus d’informations.
- MANFRED MOHR a projeté ici sur la toile un hypercube de dimension 6. Il obtient ainsi en quelque sorte une juxtaposition de plusieurs « instantanés ».
D’autres artistes ont exploré des voies différentes. Ainsi, le Français Max Charvolen, dans ses « Vertiges d’une chaise », recouvre une chaise d’une toile peinte avec six couleurs (deux par dimension, passant de l’une à l’autre en un point arbitraire), ce qui donne nais- sance à un polyèdre. Il découpe ensuite la toile en suivant certaines arêtes, puis l’arrache et la « met à plat » sur un sol, un mur, une surface d’exposition. Les possibilités de déploiement de la toile sont très nombreuses. À l’aide d’une simulation informatique, l’artiste en propose des centaines, choisies aléa- toirement.
Ici, la « projection » n’est pas unique : elle est multiple, quasi infinie et, pour- tant, notre cerveau, après quelques ins- tants de réflexion reconstitue la chaise ainsi « projetée ». En devenant matrice et empreinte 3D, la toile inverse son rapport et devient elle-même modèle. Ce n’est plus un espace 3D qui se trouve représenté sur un support 2D, mais le support 2D lui-même qui se trouve moulé sur la structure 3D.
Technique du patron
Au cours des deux cents dernières années, les mathématiciens se sont affranchis des contraintes d’une géométrie à 3 dimensions pour explorer les propriétés d’espaces de dimensions supérieures. Cette exploration reste toutefois de nature spéculative, car la représentation d’espaces de dimension supérieure à 3 est très délicate. Henri Poincaré écrit déjà en 1903 : « Quelqu’un qui y consacrerait son existence pourrait peut-être arriver à se représenter la quatrième dimension. » [1] Comment ? Grâce à l’espace représentatif, qui sous sa tri- ple forme, visuelle, tactile et motrice, est différent de l’espace géométrique : il n’en est « qu’une image déformée par une sorte de perspective ».
Quand on passe à 4 dimensions, on ren- contre l’hypercube, qui est au cube ce que le cube est au carré ou le carré au segment de droite. Il existe de même des hypercubes ayant 5, 6, 7... dimensions. Voire une infinité.
La représentation de ces objets géométriques a attiré l’attention des peintres tels que Salvador Dalí ou Manfred Mohr, né à Pforzheim en Allemagne et installé à New York depuis 1981. L’artiste catalan a projeté l’hyperespace de dimen- sion 4 sur l’espace de dimension 3, puis il a utilisé la perspective pour en donner un rendu dans un tableau célèbre : Corpus Hypercubus, où il met en scène la mort du Christ sur un patron d’hypercube (qui est aussi une croix copte) (tableau ci-dessus).
Comment fait-on pour passer de 4 à 3 dimensions ? Salvador Dalí faisait appel à la « technique du patron ». Pour comprendre son principe, il faut se rappeler que l’on peut construire un cube 3D en découpant 6 carrés juxtaposés en forme de croix dans une feuille de carton, et en repliant ces 6 faces du cube suivant certaines arêtes.
- SALVADOR DALÍ, pour réaliser cette toile baptisée Corpus Hypercubus, a projeté l’hyperespace de dimension 4 sur l’es- pace de dimension 3 avant d’utiliser la perspective.
- © SALVADOR DALI, GALA-SALVADOR DALI FONDATION, ADAGP, PARIS 2007
« Fracturer » la symétrie
Les 6 carrés constituent une certaine « projection » 2D du cube 3D. Pour construire le patron de l’hypercube 4D, on a besoin de 8 cubes 3D. Les bords de cet hypercube de dimension 4 sont donc des cubes de dimension 3. Bien entendu, il est presque impossible de représenter le recollement de ces cubes qui forment l’hypercube. Toutefois, de nombreux mathématiciens et informa- ticiens programment des applications en Java pour donner une vue dynami- que de ce recollement [2]. Ils utilisent alors le temps comme dimension supplémentaire.
La technique choisie par Manfred Mohr est radicalement différente : il sélectionne un nombre limité d’arê- tes et de faces de l’hypercube (également appelé tesseract ou octachoron) qu’il projette directement sur une toile. Le choix est ici esthétique – il n’est pas unique. Mohr a écrit que depuis 1973, il cherche à « fracturer » la symétrie du cube et du tesseract, et à utiliser la structure du cube comme un « système » ou un « alphabet » [3]. Poursuivant ses recherches visant à perturber la symétrie, le peintre explore les dimensions supérieures avec des hypercubes jusqu’à 11 dimensions.
Intallations audiovisuelles
Comment peut-on manipuler autant de dimensions ? Mohr s’aide de deux propriétés de nos sens pour perce- voir le monde : le temps et la couleur. Le temps peut être utilisé pour représenter une dimension supplémentaire, si, s’affranchissant d’un support statique, on utilise des images animées dans des installations audiovisuelles, ou si l’on veut rester dans le cadre de la peinture, en juxtaposant plusieurs « instantanés ». La couleur peut également s’interpréter comme une dimension supplémentaire.
Certains objets mathématiques particu- liers comme les groupes de Lie nécessitent parfois plus de dimensions encore pour comprendre leur structure. En trois dimensions, des sphères, des cylindres ou des cônes sont des exemples de groupes de Lie. Le groupe exceptionnel E8, découvert en 1887, possède quant à lui 248 dimensions complexes, soit 496 dimensions réelles. Il s’agit du groupe des symétries d’un objet de 57 dimensions. On a obtenu récemment une représentation condensée bidimensionnelle de ce groupe en projetant sur le plan un espace à 8 dimensions parsemé de points. Chaque point reflète alors une dimension supplémentaire complexe [4]. C’est au travers de telles expériences artistiques et mathématiques que la perspective ne cesse de se renouveler et de progresser.